Ville de misère, ville d'eau, ville d'offrandes, ville d'archaïsmes infrastructurels, Saut-d'Eau est un espace de toutes les contradictions. Les croyances cohabitent. Les sacrifices de boeufs se font près de prières charismatiques. Des homosexuels s'exhibent sans se soucier des soeurs en robe bleue qui rient sous leur voile. Entre Erzulie Fréda et Immaculée Conception, nous avons rencontré une tante de Ginoue Mondésir,manbo de Bainet, qui demande la libération de Valdo Jean. « Il a été monté par un mauvais esprit, un diable non baptisé. Vierge Miracle est une femme de pardon », confesse-t-elle. De quoi soulever tout un débat au niveau du mouvement féministe et autour des procédures de justice....
Après plus de trente ans de visite à Ville-Bonheur, des pèlerins qui avaient vingt ans en 1976 et qui reviennent pour le souvenir patriotique et le ressourcement spirituel constatent avec chagrin que les choses n'ont pas changé. Ils arrivent pour la plupart de plusieurs Etats nord-américains pour, disent-ils, « remercier la Vierge qui a beaucoup fait pour eux sur le plan matériel». Ils font des dons en fleurs et en argent à l'église. Montés sur des chevaux, ils vont au Saut pour « se purifier des malheurs de l'existence».
Au lieu d'une amélioration des conditions physiques de la ville, un délabrement se présente aux yeux de tous. Des maisons qui, autrefois, habitaient la joie et les plaisirs de certaines familles aisées de Port-au-Prince ont aujourd'hui leurs portes closes. Cette ruine se constate un peu partout. Ces familles étaient en majeure partie constituées de membres politiques influents proches de François Duvalier.
Le dictateur et sa « révolution politique » utilisait Ville-Bonheur pour des oeuvres de bienfaisance religieuse au moment où la culture du macoutisme avec sa musique ( etranje pa mele nan zafè Divalie...), ses croyances au vodou, ses relations sociales, ses pratiques de charité publique faisait de la Vierge Miracles une image presque vivante d'adoration collective. Certains potentats du régime racontaient à qui voulaient les croire « toute la grâce des retombées de leur vénération à la Vierge».
VILLE DE MISERE
Ville-Bonheur, c'est aussi le reflet le plus authentique de la grande misère qui s'abat sur le pays et de la totale désarticulation de l'économie paysanne. « Cela a commencé, , depuis la honteuse histoire de la destruction de nos cochons créoles », argumente une manbo de Bainet assise sur les marches de l'église. Elle fait remarquer qu'il y « avait toujours des pauvres, mais ce n'était pas si effrayant». Elle montre du doigt la « cour de miracles » avec ses estropiés, ses manchots, ses béquilles, ses kwi de charité, ses visages ravagés par la faim chronique et l'absolu dénuement, ses sandales alourdies de boue...La manbo de Bainet, vêtue de vert et de blanc, soutient la thèse de l'établissement d'une « Ecole du Vaudou » pour rééquilibrer notre société tant sur le plan physique que dans le domaine spirituel. Elle reproche, sans trop d'emportement fanatique, à l'église catholique de ne pas organiser des cantines pour les pauvres. « Au moins pour la fête du 16 juillet, les pauvres pourraient se réunir en ordre dans un hall et on distribuerait de la nourriture, des vêtements et autres nécessités », soutient-elle.Les pauvres sont assis sur les marches de l'église peinte en bleu et blanc. Ils sont agglutinés entre eux. Zoune Mona vient de Thomonde. « Nous ne trouvons rien », dit-elle en montrant son kwi vide. De ses cinq enfants, il lui reste quatre. L'un est mort d'une « maladie envoyée ». Les autres ne vont pas à l'école et ne trouvent rien à manger. Clerminus Célénus est originaire de La Chapelle. Il n'a pas la mémoire de son âge. Ses bras ont été broyés par la machinerie d'un moulin agricole. Il espère, hélas, recevoir quelque chose. Venu à pieds de Savanette jusqu'à Ville Bonheur, Frédéric Bénèch se plaint du fait que personne ne s'occupe « de notre misérable situation. Chacun règle ses propres affaires». C'est le procès de l'individualisme contemporain haïtien.
VILLE SPECTACLE
Ville-Bonheur perd au fil des ans de son caractère religieux et humble. « Elle devient un lieu de grand spectacle de la réussite sociale », relate un universitaire qui souligne qu'il y a tant de grosses cylindrées qui circulent dans les rues étroites que les autorités communales ont décidé de faire payer 500 gourdes à chaque chauffeur. Où va cet argent ? se demande le simple visiteur obligé de passer la nuit sur une galerie ou sur un pan de mur.
Si l'on excepte le maigre effort d'adoquinage devant l'église, aucune rue de la ville n'est bétonnée. Quand il pleut, la boue colle aux pneus et aux souliers des innombrables pèlerins. La circulation est très difficile. Cela, malgré des mesures prises depuis des années en vue d'empêcher aux véhicules de transport public de pénétrer dans la ville. Une station a été aménagée à cet effet à l'entrée de Ville-Bonheur. « Les voitures servent aussi à passer la nuit aux pieds de la Vierge, rétorque une femme qui réside à New York. Heureusement qu'il n'y a pas de kidnapping à Ville-Bonheur ! »Cette situation de sécurité est confirmée par un agent de la PNH au Commissariat de Saut d'Eau qui veut garder l'anonymat. « Ici, si on perd quelqu'un, ne vous paniquez pas. C'est à cause de la densité de la foule. Des cas de banditisme sont très rares à saut d'Eau. »
A Ville-Bonheur, les structures d'accueil pour le tourisme local sont très précaires. Ceux qui viennent depuis le 1er juillet s'arrangent avec des propriétaires des maisonnettes et louent des pièces pour un mois. A l'approche du 16 juillet, les pièces les plus étroites en terre battue sont louées pour une nuit jusqu'à hauteur de trois cent dollars haïtiens. Il y a deux hôtels construits dans la ville. « Le tourisme local n'est pas encore adapté à ces nouvelles structures », argumente un vieux de la ville qui pense que « l'Etat et le secteur privé devraient mieux coordonner leurs initiatives en mettant sur pied des structures d'accueil plus intégrées à ce lieu religieux et culturel, tout en donnant des conseils judicieux aux compatriotes de la diaspora qui veulent investir dans le domaine».
VILLE D'EAU
Le Père Phito Gilles, Curé de la Paroisse, diocésain, reconnaît qu'il n'y a pas trop de particularité cette année par rapport aux autres. Il souligne que « l'Etat n'a pas donné un bon coup de main à la ville elle-même». Ayant 5 ans à la direction de la paroisse, le Père Gilles reconnaît, par contre, l'effort déployé par le gouvernement en faisant construire un long escalier qui mène au Saut. Il a 177 marches. Et est bordé de fer forgé.
Certains visiteurs croient que des bordures en pierres noires s'adapteraient mieux au paysage. Dans les cours d'eau de Ville-Bonheur, il n'y a que de grosses pierres noires... La rivière Latèm donne l'impression que, depuis un âge géologique ancien, ces pierres noires ont, par une éruption volcanique ou par un déluge de la préhistoire, cohabité avec l'eau.Le Père Gilles qui a étudié la théologie et la philosophie ne pense pas à « l'existence d'un mystère au Saut». On parle de bain de chance, cependant c'est un paysage naturel écologiquement équilibré, avance le prêtre. On comprend la prudence d'une église qui, officiellement, ne veut pas tomber dans l'animisme.Mais, quelle force naturelle ! Quel spectacle végétal ! Quelle énergie aquatique ! On ressent « le mystère » quand, sous cette eau qui vous tombe sur les épaules, on entend d'étranges voix, comme celles d'une Mère ancienne qui reçoit son fils prodigue en le caressant. Et en le corrigeant. C'est une androgynie aquatique qui ne dit pas son secret séculaire.Le pèlerin de Ville-Bonheur ne rate jamais ce bain. Il monte la montagne avec bougies, feuilles, allumettes dans un kwi. Il va faire toutes les demandes à « la puissance naturelle ». Des femmes jettent leurs vieux sous-vêtements dans l'eau. Je me suis servi d'une de ces choses abandonnées au gré de l'eau pour laver mes baskets boueux. En sortant de ce lieu, on a l'impression de renaître d'une matrice géologique gigantesque. Toutes les classes sociales veulent avoir leur part de paradis en ce lieu. La chute ne tarit pas d'extase et de générosité.
VILLE D'OFFRANDES
Ville-Bonheur, c'est aussi un espace d'offrandes dans la plus pure tradition antique. Nous avons assisté sur la route de Nirva à un sacrifice de boeuf. Selon les sacrificateurs de la bête, c'est une pratique sacrée faite au nom de la Vierge. « Elle veut le partage entre les gens de la communauté. » Le boeuf est tué sous un manguier. Il est découpé en plusieurs morceaux. Chacun part chez lui avec sa part de viande. Un peu de sang est gardé dans un kwi. La corde qui attachait l'animal est plongée dans le liquide rouge près d'une pile de pierres noires destinée à la vente. A notre question au sujet de l'emploi du récipient, un sacrificateur nous répond : « C'est un secret. » On peut penser : la corde servira à attraper une autre bête. Mais c'est plus compliqué.La soirée de l'offrande, juste en face de l'endroit où le boeuf a été tué, il a eu une cérémonie vaudou sur des airs de « carabinier », danse que pratiquait Dessalines. Ogun Feray avait monté des femmes vêtues de rouge.Tous les esprits sont invoqués à cette époque. Sur la route du Saut, nous avons vu une cohorte d'initiés vêtus de rose et de blanc. On nous signale qu'ils vénèrent Erzulie Fréda. A un péristyle de la route de Nirva, une vingtaine de femmes assises vêtues de robes de couleur jaune et blanc chantaient en l'honneur de St Nicolas, esprit solaire. Les Zaka habitent des kouzen qui se plaignent de leur calvaire. Un hougan de Nazon, quartier de Port-au-Prince, tient son service près d'un « vèvè milokan ». Il informe que ce vèvè attire tous les esprits et signale que « la machette plantée en terre est l'outil de Papa Ogun».
« IL FAUT PARDONNER VALDO »
Sur les marches de l'église, nous avons parlé à Bernadette Mondésir. Elle est manbo. Vêtue de blanc et de vert, elle sert Erzulie Fréda. Elle est une tante de Ginoue Mondésir assassinée par Valdo Jean.
Pour la première fois, une femme et une proche de la victime intervient publiquement en faveur de Valdo Jean. « Nous avons dans la famille reçu un terrible coup. Pourtant, je n'accuse pas Valdo. J'ai reçu la révélation en songe que c'est un diable qui s'est servi de lui. Il a été monté par un mauvais esprit. Il faut le pardonner. Vierge Miracle est une femme de pardon »,argumente-t-elle.Questionnée sur la nature de ce mauvais esprit, Bernadette Mondésir, 51 ans, originaire de Bainet, précise que « le mauvais esprit n'est pas un baptisé. Il n'a pas reçu son baptême de feu. Ce diable peut commettre tous les forfaits», argumente la manbo. « Je suis une réclamée d'Erzulie. Je sais ce dont je parle, continue Bernadette Mondésir. Il y a des diables de famille qui possèdent des gens. Valdo ne sait pas vraiment quand il a tué Ginoue. Je demande à la justice de libérer Valdo Jean. Ce n'est pas sa faute. »
Bernadette Mondésir plaide pour une Ecole de vodou dans le pays qui aiderait dans des domaines comme l'éducation, la justice, l'aide sociale et l'exorcisme collectif. Bernadette Mondésir précise que les tensions politiques vécues par le pays sont causées par un mauvais esprit nommé Barak Noir.
Elle croit qu'on peut « baisser la tension de cet esprit avec des galons de sirop, des pèlerinages, des vèvès spéciaux à tracer et des prières contre ce diable qui, selon la manbo, habite depuis longtemps le Palais national. C'est le Guinen qui peut faire ce travail. Il donne de la chance et libère l'homme de ses chaînes mentales et spirituelles». Elle n'est pas venue à Saut-d'Eau depuis dix ans. Elle est la mère de Guerlyne Monsito, le personnage féminin du film haïtien « Pouki se mwen ? ».
VILLE DE FEUDans cette ville où les cultivateurs sont aux abois, qui n'a d'électricité qu'une fois par an, un bureau de la Digicel établit son label rouge devant l'église Vierge-Miracle. La Digicel est à Saut-d'eau depuis le 15 avril 2007. Selon le responsable de la succursale de Ville-Bonheur, Pédro Desir, plus de 2000 clients sont déjà atteints.Rony Fleury Clervius, le sacristain de l'église de la ville, photographe de profession, reconnaît qu'un grand changement est effectué dans le service de la communication entre les citoyens. Ce 15 juillet, les responsables religieux et laïcs ont installé dans la salle du presbytère un téléviseur pour permettre aux visiteurs d'assister à la finale Brésil-Argentine. Chaque spectateur payait 25 gourdes. La salle était remplie.Ville-Bonheur est la ville de la tolérance. Même des homosexuels circulent dans les rues sans être inquiétés.On ne parle pas de Saut-d'Eau sans mentionner le Morne-à-Cabris. Ces derniers jours, on s'active à aplanir la route qui n'est plus ce qu'elle était. « La route doit mener au développement du tourisme local», pense un cadre du gouvernement.« C'est la première fois que je visite Ville-Bonheur. Je suis certaine que la Vierge me donnera le plaisir de cohabiter avec un mari chargé de vigueur », déclare une jeune femme dans un bus.
Pierre Clitandre
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=46291&PubDate=2007-07-18
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)
jeudi 19 juillet 2007
Saut-d'Eau, espace de toutes les contradictions
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