LE MONDE
10.01.2013 à 13h28Par Nathalie Brafman - Port-au-Prince Envoyée spéciale
Le rituel est toujours le même. Lorsqu'il fait visiter son campus universitaire tout neuf, le recteur de l'université privée de Quisqueya à Port-au-Prince commence toujours par le mausolée érigé à l'ombre des chênes, en mémoire des victimes du séisme du 12 janvier 2010 : quinze étudiants, un professeur et deux cadres.
"Le 20 décembre 2009, nous venions d'inaugurer de nouveaux bâtiments ; trois semaines plus tard, l'université était entièrement détruite", raconte Jacky Lumarque. Mais pas question de se lamenter sur la mort. "A partir de janvier 2012, nous avons décidé de célébrer la vie et de regarder devant nous." Telle est la société haïtienne, digne et résiliente.
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L'éducation et l'enseignement supérieur ont été très durement touchés par le"goudougoudou", l'onomatopée haïtienne synonyme du tremblement de terre. Des dizaines de milliers d'élèves, d'étudiants, d'enseignants, de professeurs ou de membres du personnel administratif ont péri. Sans compter les milliers de blessés aujourd'hui handicapés.
La plupart des bâtiments n'ont pas résisté. "On a monté une grande tente sur le parking. Et nous avons repris les cours grâce au numérique, les étudiants l'avaient surnommé la "tente digitale"", se souvient Jacky Lumarque.
Trois ans plus tard, l'heure est toujours à la reconstruction du système éducatif et universitaire. Ou plutôt à la construction ? Car depuis vingt ans, l'Etat n'a cessé de se désengager laissant le secteur privé prospérer, religieux le plus souvent. En quinze ans, depuis le milieu des années 1990, la part du budget de l'Etat consacré à l'éducation a diminué de moitié, tombant à moins de 10 % en 2009 avant deremonter légèrement. Impossible de connaître le budget de l'enseignement supérieur, il n'existe pas de ministère attitré.
"La seule direction de l'enseignement supérieur et de la recherche ayant existé comptait en tout et pour tout dix personnes, huissier compris !", ironise Didier Le Bret, l'ex-ambassadeur de France en Haïti.
DÉSERTION DE L'ETAT
Pourtant, depuis le tremblement de terre, jamais il n'a été autant question d'enseignement supérieur. Véritable institution dans le pays, Jacky Lumarque, mathématicien de formation, a été chargé par l'Etat, au lendemain du séisme, decoordonner un groupe de travail sur l'éducation et la formation. Pour reconstruirel'enseignement supérieur, il ne faudrait pas moins de 560 millions de dollars (426 millions d'euros) d'investissement sur la période 2011-2015, constate-t-il, avec une dépendance aux financements externes de 67 % en moyenne. Mais pour le recteur, ce énième rapport est "condamné à mort à cause de la faible capacité de l'Etat".
Le séisme n'a fait que révéler au grand jour la faiblesse de ce secteur : une formation très insuffisante et une pénurie de professeurs dont plus de huit sur dix ne dépassent pas le niveau master. Ils sont payés 600 euros et travaillent parfois dans trois ou quatre établissements différents. "Certains courent le cachet pourarrondir leur fin de mois", résume Michel Dispersyn, directeur du bureau Caraïbes de l'Agence universitaire de la francophonie (AUF) - une heure supplémentaire est payée 19 euros.
Conséquence de cette désertion de l'Etat, Haïti détient deux records du monde peu enviables. Une offre scolaire privée qui dépasse de très loin l'offre publique et une fuite des cerveaux. A chaque coin de rue, pullulent kindergarten, écoles primaires, collèges, lycées et établissements supérieurs. On dénombre ainsi plus de 15 000 écoles primaires - pour deux millions d'élèves - dont 92 % relèvent du secteur privé. Les cours ont lieu indifféremment dans des églises, dans des maisons particulières ou sous des tonnelles... Le plus souvent, sans électricité et sans eau courante... La situation n'est guère plus enviable dans les collèges et les lycées.
Les Haïtiens qui ne manquent pas d'humour ont donné un nom à ces établissements, les écoles "loteries", pour signifier jusqu'où peut aller le hasard en période de grande précarité. "N'importe qui peut, dans un petit local, avoir pignon sur rue et se déclarer école, car il n'existe aucune accréditation ou standard",dénonce Michaëlle Jean, envoyée spéciale de l'Unesco en Haïti et ancienne gouverneure du Canada.
ENTRE 60 000 ET 100 000 ÉTUDIANTS
Dans le supérieur, c'est un réseau hétérogène de 200 établissements, autoproclamés "universités" - 80 % se trouvent localisés à Port-au-Prince et 80 % sont privés. Seulement un quart aurait reçu de l'Etat une autorisation de fonctionnement ! Quant au nombre d'étudiants, impossible de le savoirprécisément. Une chose paraît certaine, il est très modeste, entre 60 000 et 100 000 pour un pays de 10 millions d'habitants.
Les familles aisées d'Haïti préfèrent envoyer leurs enfants en République dominicaine, aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe. Pour les autres, deux solutions : l'université d'Etat d'Haïti (UEH), le plus grand établissement public d'enseignement supérieur du pays, mais le nombre de places est limité. Ou le privé. A Quisqueya, par exemple, les frais d'inscription s'élèvent à 1 225 euros par an. La diaspora haïtienne, forte de ses deux millions d'expatriés, finance les études d'un grand nombre de jeunes Haïtiens.
Michel-Ange Dagrain, elle, a eu la chance d'être repérée au lycée par l'ONG américaine Haïtian Education and Leadership Program (HELP). "Ma mère n'a jamais appris à écrire, ni à lire. Mais elle sait combien il est important d'apprendre. Alors, elle nous a poussées, mes trois soeurs et moi, à étudier." Pas d'électricité à la maison, c'est à la bougie que Michel-Ange Dagrain étudiait.
Sa mère, célibataire, vendait de l'eau et des bonbons à côté d'une école élémentaire. Aujourd'hui, cette pétillante Haïtienne de 23 ans étudie l'informatique à l'Ecole supérieure d'infotronique d'Haïti. HELP prend en charge ses études, la loge et lui donne une allocation mensuelle de 100 dollars.
A l'origine de cette ONG, Conor Bohan, un ancien professeur bénévole dans un établissement catholique situé à la Croix-des-Bouquets, à une dizaine de kilomètres de Port-au-Prince. L'idée lui est venue en 1997. "J'avais rendez-vousavec Isemonde Joseph, une ancienne de mes élèves, à Cité-Soleil [le plus grand bidonville d'Haïti]. Elle voulait que je lui donne 30 dollars pour s'inscrire dans une école de secrétariat. J'ai réfléchi et j'ai finalement refusé, raconte Conor Bohan.Elle était trop brillante pour perdre son temps à taper sur un clavier et répondre au téléphone." La suite relève du conte de fées.
Il lui obtient un financement de 1 000 dollars pour réaliser son rêve : devenirmédecin ! Aujourd'hui, HELP soutient 120 étudiants par an. L'objectif est demultiplier par deux ce chiffre dans cinq ans. Mais il n'est pas facile de lever des fonds, reconnaît Conor Bohan. "Ici, on parle beaucoup de projets concernant l'eau, la santé mais bien peu d'enseignement supérieur", regrette-t-il.
FUITE DES CERVEAUX
Pour enrayer l'exode d'étudiants, le numérique serait une piste. C'est en tout cas l'une des voies explorées par l'AUF. L'agence a lancé un Plan d'enseignement numérique à distance en Haïti (Pendha), afin de permettre à la fois aux étudiants de continuer à se former sur place et aux professeurs de disposer de ressources en ligne pour leur cours.
Ces points Pendha permettent l'accès à Internet et à la base de données des quelque 786 universités du réseau AUF. "Vous imaginez la réaction des étudiants et des enseignants quand je leur ai annoncé qu'ils auraient accès à 75 000 livresde trois bibliothèques numériques des universités partenaires !", s'exclame le Père Yves Voltaire, recteur de l'université du Sud aux Cayes.
En décembre 2012, le douzième point Pendha a été inauguré sur le campus universitaire de la faculté d'agronomie et de médecine vétérinaire de l'université d'Etat d'Haïti, à Damien. Trois ans après la catastrophe, les bâtiments, aux deux tiers détruits, ont été reconstruits. "Les petites maisons en toit de chaume où avaient lieu les cours ont disparu", se félicite Jean Blaise, le recteur.
Dans la salle informatique, équipée d'une trentaine d'ordinateurs avec accès à Internet haut débit, les étudiants apprennent à chercher de l'information grâce à un tuteur. "Moi, j'ai la chance d'avoir un ordinateur chez moi , malheureusement je n'ai pas d'accès Internet. Et aller dans des cybercafés, c'est trop cher. En plus ici, il n'y a pas de coupures de courant", s'enthousiasme Gérald Laguerre Carmelot, jeune étudiant en agronomie de 21 ans.
Au désengagement de l'Etat s'ajoute un deuxième record du monde, le taux de fuite des cerveaux : 84 % des Haïtiens titulaires d'un diplôme universitaire quittent le pays. "En médecine, c'est simple, chaque année 80 % des étudiants formés s'en vont, se désole Jacky Lumarque. Et les 20 % restants représentent seulement 80 médecins par an !" Il semble totalement résigné.
"Avec l'évolution de la situation, on ne peut pas empêcher les gens de bouger. Ils sont formés et les salaires ne suivent pas. S'ils trouvent un boulot, ils n'arrivent pas à mener une vie décente. Nous n'avons pas les moyens de les retenir",reconnaît Charles Levelt Joseph, directeur de l'enseignement scolaire au ministère de l'éducation nationale.
A son niveau, l'AUF tente de proposer des solutions sur place. La création d'un système de formations à distance pour 51 boursiers à la rentrée 2012-2013 est l'une des voies explorées. Wista Pradieu a passé ainsi un master 2 dans le domaine des technologies en éducation sans jamais avoir vu un professeur. Ceux-ci étaient à Mons en Belgique, à Cergy-Pontoise et à Genève.
"Je travaillais avec un Français et deux étudiants africains. Les professeurs déposaient leur cours sur une plate-forme, sorte de classe virtuelle. Et je peux vous assurer que mon tuteur à l'université de Mons était plus présent que la plupart de mes professeurs en Haïti !", s'enthousiasme la jeune fille.
http://www.lemonde.fr/international/article/2013/01/10/haiti-la-replique-educative_1815025_3210.html