Venu de Carrefour pour participer à une rencontre à Port-au-Prince, un membre d’une organisation populaire, pour couper court au bavardage et aller vite à l’essentiel, a eu ce mot terrible : « j’ai dû traverser un cimetière pour arriver jusqu’à vous ».
Il y a ceux qui croient que les personnes issues des milieux populaires ne pensent pas, ont besoin de « maîtres » qui leur donnent des idées. Ceux qui croient que leur misère est telle qu’ils n’ont aucune conscience et ne marchent qu’à l’argent. On reviendra sur ces préjugés qui ne font pas honneur à leurs porteurs et prouvent que la fortune et l’intelligence ne font pas toujours bon commerce.
Pour l’instant, contentons-nous de nous demander si une société peut faire la paix avec la mort. Pas celle, naturelle, qui nous attend au bout de notre âge. Mais celle que l’on donne. Au nom d’un pouvoir politique dont la survie repose sur la corruption, la violence, l’arbitraire. Celle que des jeunes gens tournés en bêtes, armés par plus riches qu’eux dans des jeux de pouvoir macabres, donnent à leurs voisins, à leurs frères, au passant.
Tout n’est pas rapporté par la presse. Et ce qui est rapporté est souvent placé en arrière-plan d’autres informations ou événéments jugés majeurs. Sans offense aux députés accusateurs qui ont fait preuve de courage, le spectacle de l’impudence de la bande à Bodeau mérite-t-il plus notre attention que tel jeune militant assassiné à Carrefour ou ailleurs ? À côté de la misère, la dimension la plus cruelle et inhumaine de notre réalité quotidienne, ce sont des gens que l’on tue, ces gens qui fuient leurs quartiers, ces gens qui n’osent plus sortir. Ces morts dont on parle peu, parfois si peu que rien.
Les classes moyennes et la bourgeoisie haïtiennes, dans leur peur du radicalisme, dans leur conservatisme qui les pousse à refuser que leurs habitudes soient contrariées, dans leur incapacité de se solidariser avec le peuple, font une paix honteuse avec les assassins. L’événement quotidien, l’horreur quotidienne, ce sont ces cadavres. Passe encore qu’elle trouve moyen de tergiverser après le scandale Petrocaribe, comment une société peut-elle dormir tranquille, faire comme si de rien n’était, alors que le crime de sang est devenu la norme, alors qu’un pouvoir utilise le banditisme comme arme politique ?
Et de quel lieu d’éthique ou de morale, qui que ce soit dans ce pays, moi le premier, peut-il prétendre prendre la parole s’il ne crie pas : assez !
Dans la presse étrangère, on ne parle pas beaucoup d’Haïti. Et surtout on ne parle pas beaucoup de ces morts. Ici, on radote beaucoup sur « la division de l’opposition ». Et certainement pas assez de la vraie division fondée sur des réflexes et des péjugés de classe. Si la société haïtienne dans son ensemble dénonçait avec force cet usage politique du banditisme, n’abandonnait pas à l’anonymat et l’oubli les victimes appartenant aux classes populaires, on en parlerait plus ailleurs.
Cet avenir différent, fait d’équité et de justice sociale, dont on parle enfin aujourd’hui, pour l’atteindre, il faut déjà que les morts soient mis à égalité, que les groupes sociaux qui ne le subissent pas au quotidien ne banalisent pas cette double violence, criminelle et répressive, qui s’est installée dans les milieux populaires. Ce n’est pas seulement pour l’argent volé mais aussi pour le sang des pauvres qu’il faut aujourd’hui demander des comptes, d’une seule voix.
https://lenouvelliste.com/article/206263/un-silence-de-classe
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)