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jeudi 19 janvier 2012

Haiti : L’État à l’heure des bilans

Le 12 janvier à l’Université du Québec à Montréal (Uqàm), les chercheurs André Corten, Daniel Holly, Jean-Marie Bourjolly, Vanessa Molina revisitent l’État haïtien : faible, inexistant, fantoche, à défaut… le tour de la question est fait. Le public a réagi vivement. Cette rencontre-débat est une initiative de Mémoire d’encrier à l’occasion du lancement montréalais de L’État faible. Haïti et la République dominicaine d’André Corten.
Par René Delvaux [1]
Soumis à AlterPresse le 16 janvier 2012
Dans le cadre des activités entourant la commémoration du deuxième anniversaire du séisme en Haïti, la thématique de l’État haïtien a alimenté, le 12 janvier dernier à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), une conférence-débat à laquelle ont participé quatre spécialistes canadiens. Organisé par les éditions Mémoire d’encrier en partenariat avec l’Institut d’études internationales de Montréal (IEIM) et le Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL), l’événement a attiré plusieurs membres de la diaspora haïtienne ainsi que des chercheurs et étudiants canadiens. Jean-Pierre Beaud, doyen de la Faculté de science politique et de droit de l’UQAM, a ouvert l’événement, dont il assumait la présidence, en notant l’importance des clivages dans la société haïtienne et en soulignant la contribution des différents intervenants à la réflexion sur Haïti.
Rassemblés pour l’occasion, les intervenants ont chacun livré leur lecture de la situation haïtienne. Étaient invités André Corten et Daniel Holly, professeurs titulaires au Département de science politique de l’UQAM et auteurs de plusieurs ouvrages sur Haïti et l’Amérique latine, Jean-Marie Bourjolly, professeur titulaire à l’École de management et de technologie de l’UQAM, membre du Groupe de Réflexion et d’Action pour une Haiti Nouvelle (GRAHN) et ancien membre de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH), ainsi que Vanessa Molina, chercheure et coordonnatrice du GRIPAL.
Optimisme ou pessimisme pour Haïti ? Espoir ou désolation ? C’est à partir de cette ambivalence relayée par les médias canadiens que s’est dressé, jeudi dernier à l’UQAM, un double constat : celui d’un État haïtien faible, inexistant ou par défaut ainsi que celui d’une société nationale fracturée et dysfonctionnelle.

L’État faible
André Corten, présent aussi pour marquer le lancement de son dernier livre L’État faible. Haïti et la République dominicaine (Montréal, Mémoire d’encrier, novembre 2011), ne se montre pas catégorique quant à ce questionnement. Il souligne que, depuis 60 ans, le PIB per capita a diminué en Haïti. Il identifie une fracture radicale dans la société haïtienne, caractérisée par un mépris des élites pour les masses, élites qui entretiennent aussi un imaginaire de la chute inexorable de leur pays, faisant du pessimisme une réalité sociale.
Malgré cette idée d’un pays condamné, ses recherches témoignent de l’existence d’un pouvoir populaire capable de refuser cette croyance, pouvoir apparent dans la croissance du pentecôtisme et chez les 40% d’Haïtiens ralliés au courant évangélique qui manifestent une volonté de renverser l’imaginaire de la chute inexorable.
Corten témoigne aussi de l’existence de projets dans la classe politique haïtienne. Pour le chercheur, la transformation de ces projets en volonté d’État demeure une question ouverte dont la réponse dépend de la présence même d’un État en Haïti. Il y constate plutôt l’absence, exacerbée par le séisme, d’un espace public apte à déterminer le mode d’existence du peuple haïtien.
L’érosion de cet espace serait en fait depuis longtemps marquée par une distinction entre l’État et le politique, par « l’absence de quelque chose qui fait loi ». Observateur d’Haïti depuis plus de quarante ans, André Corten rappelle qu’au fil de son histoire, le pays a manifesté cette absence au sein d’un clientélisme centrifuge, système de gestion privée du politique dont l’échec s’est soldé par le renversement de Duvalier en 1986. Le « politique sans État » et l’effritement de l’espace public ont pris un tournant radical sous Aristide. Il a suscité, de la part de la communauté internationale, la crainte d’une déliquescence d’Haïti. Cette crainte l’a engagée à intervenir dans l’imposition de règles formelles. Il s’agissait de faire respecter des procédures fondamentales aux plans de la police, de la justice et du système constitutionnel.
Selon Corten, l’échec de cette tentative de redressement aurait conduit, plus récemment, à la présence croissante de la MINUSTAH et des ONG ainsi qu’à leur remplacement graduel des appareils haïtiens.

L’État par défaut
Daniel Holly rejette précisément la faute du désespoir haïtien sur la communauté internationale. Le professeur, dont le dernier livre, De l’État en Haïti, est paru en 2011 à Paris chez l’Harmattan, considère que l’existence d’un État en Haïti est conditionnelle à son habilité à organiser la société.
Il constate que le pouvoir politique haïtien n’a, depuis les années 1950, jamais été capable de faire fonctionner l’appareil étatique. Une telle « catastrophe de la construction et de la reproduction sociale », dit-il, aurait mené à l’institution d’un État par défaut caractérisé par l’absence d’un souci de promotion du bien commun.
Sans État, la société haïtienne est prise en charge par la communauté internationale et fonctionne grâce à la construction d’un ordre étatique par des actions, projets et interventions de cette dernière, dans les domaines non exhaustifs de l’éducation, de la santé publique, de l’environnement ou du développement agricole. Les différents acteurs internationaux auraient ainsi, selon l’auteur, assumé la direction du destin d’Haïti, la structuration de son ordre politique et la réforme de son système de justice.
Pour Holly, le séisme de 2010 révèle l’effondrement du politique et expose l’absence d’un gouvernement. Il croit que le désastre donne l’occasion à la communauté internationale de poser les bases d’une nouvelle structuration de l’État par défaut marquée par l’ouverture d’Haïti au marché mondial et la mise en place de dispositions visant à attirer un maximum d’investissements étrangers en territoire haïtien.

Cette reconfiguration de l’État garantirait l’association du secteur privé à la définition des politiques publiques et l’alignement de ces politiques sur l’aide internationale. Daniel Holly précise bien que cet État par défaut n’est pas proprement haïtien : il le conçoit plutôt comme un État transnational, dont l’utilisation de l’aide publique gouvernementale, relayée par les ONG depuis 2010, place Haïti en situation de quasi-tutelle.

L’État dysfonctionnel
La recherche de l’État en Haïti, pour Jean-Marie Bourjolly, ne peut être entreprise en dehors d’une dialectique avec la société civile.
Selon lui, la nation haïtienne est constituée à partir de rapports et de non-rapports dynamiques entre les autorités étatiques, les membres de la communauté internationale et les institutions de la société civile. Puisque ces acteurs interagissent au sein d’un système cohérent et évolutif, il serait impossible d’intervenir sur l’un d’eux exclusivement. Le professeur souligne qu’historiquement la destruction des institutions d’éducation et de santé de la société civile en Haïti a mené à l’affaiblissement simultané de l’État. Bourjolly croit que les coups portés ont été tels que, sans société civile organisée, Haïti n’a aujourd’hui pas de partis politiques.
Son gouvernement national « est constitué de quelques fonctionnaires qui pensent à leur carrière et interprètent les directives de Washington » renchérit-il. La communauté internationale et l’État ont ainsi la capacité de nuire et de bloquer le développement endogène de la société haïtienne. Selon Bourjolly, le séisme aurait dévoilé une société nationale dysfonctionnelle dont la réhabilitation doit passer par la création et le renforcement d’institutions propres à la société civile.

Des solutions ?
Suivant les orientations du GRIPAL,Vanessa Molina appelle à l’écoute des voix politiques de cette masse des Haïtiens méprisés par les élites. Selon elle, le débat sur l’État en Haïti ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les perceptions populaires de l’État et sur les rapports qu’entretiennent les masses avec l’ordre étatique. André Corten conçoit ces rapports comme tronqués, les demandes de la masse n’étant pas adressées à l’État.
Pour lui, le constat alimente l’idée du caractère fantomatique de l’État haïtien ; ce constat expliquerait le rôle de stagnation sociale joué par l’État par défaut évoqué par Daniel Holly ainsi que l’absence de société civile traitée par Jean-Marie Bourjolly.
En recontextualisant la situation, l’intervention de Molina a également permis à une partie du public de la conférence-débat de revendiquer des solutions.
Pour Corten, l’orientation du nationalisme va certainement contre la solution parce qu’elle mise dans des rapports de confusion et risque d’être déviée, par exemple, contre les Dominicains.
Parce que le mode d’existence du peuple haïtien se manifeste tant bien que mal sans État, il faut adresser avant tout la question de la fracture radicale qui subsiste au cœur de la société haïtienne, fracture que le masque du nationalisme ne pourrait faire autrement qu’obscurcir.
André Corten considère que les crises, misères et promesses non-tenues pourraient conduire à des révoltes populaires. Qu’il y ait ou non une révolte, la solution passerait alors par une écoute de l’expression de la volonté populaire.
Daniel Holly reconnaît lui aussi l’existence d’une fracture fondamentale dans la société haïtienne, visible dans le créole par l’idiosyncrasie moun sa yo permettant de désigner « ces gens-là » et de se considérer hors du peuple. Holly souhaite qu’Haïti assure la prise en main de son propre destin par la définition d’un projet national qui ne serait pas nécessairement conforme au projet international.
Bourjolly rappelle finalement que la communauté haïtienne doit formuler des objectifs dans ses propres intérêts ; elle doit développer, à partir des institutions de la société civile, un idéal éthique, un culte du bien commun et la diffusion d’une pensée qui contribuerait au renforcement de l’entité publique. Cette démarche requiert la promotion de l’éducation et le décloisonnement du pays. Il s’agit, pour Bourjolly, d’un marathon de plus d’une décennie qu’il est grand temps de mettre en marche.
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