Il faut éviter le pire…Et dire qu’il y a pire !)
Le long de la Grand-rue, de la rue Pavée à la rue des Remparts, c'est la traversée du désert. Immeubles vacants, magasins asphyxiés, pharmaciens aux abois, le commerce informel sous le coup de tous les mépris, parfumeries sans clients, librairie encombrée...Caméra et reportage de Le Nouvelliste font voir le boulevard Jean-Jacques Dessalines comme il est. En attendant le grand sursaut national.
Etablie au coin de la rue Pavée et de la Grand-rue à Port-au-Prince en 1946, la pharmacie qui porte le nom de sa famille est logée dans un ancien immeuble en apparence inadapté aux temps contemporains, un peu sombre à l'intérieur, avec des étagères décorés de bocaux d'apothicaire. C'est là que Daniel Chevallier continue la tradition familiale. Mais il rencontre des difficultés dans son environnement. Cette situation particulière n'avait pas été vécue par les pionniers de la pharmacie, Lebon Chevallier et Jean Chevallier, son grand-père et son père.
Il désigne, en premier lieu, l'occupation de la galerie et des trottoirs du boulevard Jean-Jacques Dessalines. Un simple coup d'oeil révèle que la pharmacie est encerclée à ses deux entrées. « Les clients ne rentrent plus, précise-t-il. Non seulement il y a une baisse, mais aussi un changement de la clientèle qui est actuellement constituée, souligne Daniel Chevallier, des employés de l'Etat et des fonctionnaires du bas de la ville».
Il constate un changement radical du niveau social de la fréquentation de la pharmacie. Entre deux clients qui achètent des antibiotiques et des remèdes pour acidité d'estomac, M. Daniel Chevallier reconnaît que « la loi ne prévoit rien contre ceux qui occupent les galeries. On peut penser à une relocalisation, mais c'est un cercle vicieux. Face à la majorité qui revendique dans l'excès, l'autorité de l'Etat n'existe plus. »
La solution, selon le pharmacien, est la fermeture ou la cohabitation. Cela fait longtemps que le pharmacien gère, dans la grande prudence, une « difficile cohabitation » avec ses voisins immédiats. « Depuis quelques années, j'ai appris à éviter la hargne des uns et des autres », dit-il. Son personnel comptait autrefois 7 employés. Il est constitué aujourd'hui de trois personnes qui s'adaptent tant bien que mal à la situation.
Daniel Chevallier fait remonter le temps de l'occupation anarchique des galeries de la Grand-rue à la fin des années
La pharmacie Chevallier se trouve à un point stratégique, au bas de la ville. Toutefois, à ce carrefour d'intenses circulations automobiles et très fréquenté par un grand nombre de piétons, le constat de l'étalage de « l'informel » est accablant.
En face, à l'entrée de la pharmacie Castera, c'est le domaine privilégié des chaises en plastique. Ce commerce s'étend sur une bonne partie de la chaussée. Malgré nos assurances professionnelles, le vendeur de chaises n'a pas voulu répondre à nos questions, nous renvoyant à un hypothétique propriétaire qui aurait des informations sur le « demele » du coin.
En dépit des précautions prises par des responsables de la Téléco depuis des années en faisant élever des murs pour protéger la galerie de l'immeuble, des étalagistes s'installent entre chaudières enfumées de « manje kuit » et autres vendeurs de divers produits.
Et la circulation piétonne s'y fait dans une grande difficulté. Ce building, nous informe-t-on, portait le nom de Scottia Hôtel. Il serait construit par un membre de la famille Mews, en 1978. Le premier étage était autrefois fonctionnel avec une succursale de la Socabank. Les autres étages sont restés vides depuis les années de sa construction. Si une enseigne barre une bonne partie de la devanture du building, c'est un peu pour rappeler qu'un magasin de lits connu de la place avait, pour un temps, occupé un espace de ce building vacant.
On n'a pas beaucoup de données des transactions éventuelles autour de ce building de 7 étages. On pense que, pour l'Etat, ces espaces vides pourraient être utiles dans des initiatives de décongestionnement du bas de la ville. Mais toute politique de relocalisation a ses coûts. Aussi bien en énergie électrique qu'en aménagement des espaces. L'Etat actuel dispose-t-il de grands moyens ?
Sur toute la Grand-rue, il y a des immeubles à plusieurs étages inoccupés. La ville a comme une peur des hauteurs. Elle est trapue. Et salie partout.
DES PARFUMERIES SANS CLIENT
La succursale de la Scottiabank s'est adaptée à l'environnement en aménageant son entrée principale un peu à l'intérieur de l'immeuble et l'espace est surveillé par des agents de sécurité. Au devant de la Scottia Bank, c'est le royaume des chaussures. Elles sont exposées à même la chaussée. Casquettes, produits cosmétiques, « manje kwit », appareils électroniques, caisses en bois, marchandes de feuilles, on trouve tout devant la Librairie Auguste barrée d'étalages de divers produits.
Comme d'autres librairies qui ont laissé le bas de la ville, les raisons qui expliqueraient son déplacement. « Mais elle a vécu des temps plus terribles, souligne un habitué de ses rayons. La clientèle a baissé. Le local est spacieux. Les propriétaires résistent comme beaucoup d'autres. » Mais pour combien de temps ?
Angle rue des Miracles et Grand-Rue. Des immondices jetées là depuis des semaines ne sont pas enlevées par les services de voirie. L'immeuble qui abritait Radio Libète de feu Serge Beaulieu a des espaces vides, abandonnés. Les muraux représentant des héros de l'indépendance et des images de la culture haïtienne sont envahis de poussière. L'homme du micro parti, il n'y pas eu de relève. Un certain nationalisme est en ruine. Un discours aussi.
Le magasin de chaussures Step-Over est fermé. L'enseigne attaquée par la houille évoque des souvenirs d'un magasin fréquenté durant les années 60. On n'y vend plus de chaussures. L'étage supérieur de l'immeuble est occupé par des menuisiers qui s'adonnent à la confection de portes. Presque en face, il y a le building du magasin « Mon Parfum ». Là encore, on nous signale que les étages supérieurs sont vides. Le building appartiendrait à une famille Théard. Un employé de « Mon Parfum » nous informe que « la clientèle a beaucoup baissé. On peut passer toute une semaine sans vendre un flacon. On attend toujours des fêtes d'occasion et les mois de novembre et de décembre».
Du côté de l'immeuble Henri Deschamps, une pile d'immondices jure avec les arcades de cette maison très connue. Le magasin Valerio Canez est envahi par des étalages de divers produits. On reconnaît mal l'entrée. On y entre en évitant la bousculade.
Rue Dr Martelly et Grand-Rue. Le parfum et les tissus dominent la zone. Mais quel environnement pour ces produits ! Il y a un immeuble fermé à côté de Fouad A. Mourra. Une ruine particulière envahie de plantes grimpantes caractérise ce qui a été autrefois un magasin achalandé. A la parfumerie de Nassim Mourra, les clients manquent. Une bonne fragrance à l'intérieur fait la différence d'avec les lourds relents de l'avenue. « Nous attendons des clients qui ne viennent pas », dit un employé.
Rue des Fronts Forts et Grand-Rue. On remarque le stoïque et élégant marché en fer dont la structure architecturale s'impose encore aux citadins, malgré la houille. L'horloge s'est arrêtée à 5 heures. On ne sait depuis quelle année. Le marché a été construit en 1889 sous le gouvernement de Florvil Hyppolyte.
Rue Traversière-Grand-Rue. Les étalages reprennent avec plus d'ampleur. Des bouchons s'y forment. Il n'y a plus de signaux lumineux. Pas d'agents de police pour assurer une circulation facile aux automobilistes.
Rue des Césars-Grand-Rue. Assises près d'une immense pile d'immondices, des marchandes se plaignent. « Nous sommes laissées à la merci du fatras parce que nous n'avons rien. Ni argent, ni famille.» L'eau sale s'étale près de leur « laye ». Elles comptent amasser quelques gourdes avant de rentrer chez elles, par les corridors boueux des bidonvilles.
Rue Courbe. Des immeubles ne dépassant pas deux étages. Boue, immondices et autres insalubrités rendent très inconfortable la circulation piétonne. Il en est de même du côté de la rue Tiremasse.FILS DE CETTE TERRE
La rue des Remparts se signale par le Marché Tête Boeuf, incendié le 3 mai 2005, à midi. A l'intérieur de l'espace, c'est le grand désarroi physique. Il n'y a que restes de murs noircis et de tréteaux en béton cassé. « L'Etat n'a rien fait pour nous, se plaint un vendeur qui n'a le choix que celui de revenir au Marché pour « espérer soutenir la famille, les enfants».
« Parce que nous sommes le commerce informel, nous ne recevons que le mépris», dit avec un air de colère St-Juste Phanès. Il vitupère contre des responsables qui « ne reconnaissent pas notre existence, qui ne prennent pas en considération nos manifestations, qui font fi de nos sit-in et qui méprisent nos conférences de presse».
Jules Sylvestre, ex-vendeur de planches, montre avec désespoir l'endroit incendié de son commerce : « C'est comme si nous ne sommes pas fils de cette terre. »
L'église St-Joseph a failli être brûlée par le sinistre du 3 mai 2005 qui a englouti sous les flammes des sommes énormes et provoqué un chômage monstre.
Le Portail St-Joseph connaît un abandon semblable au Portail Léogâne, au sud de la ville. L'insalubrité, ici comme là, fait craindre le pire pour la capitale qui fête dans la précarité ses 258 années d'existence.
Source Jounal Le Nouvelliste sur http://www.lenouvelliste.com
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Nous avons gobé avec une certaine saveur de déjà vu ce récit apocalyptique digne des meilleurs fictions réussies qui imagineraient la face de la terre le jour d’après la fin du monde promise par les ecclésiastiques ou le jour d’après la grande guerre technologique. Des images aussi éloquentes que le verbe apposent ville de notre conscience et dé-ville de notre réalité.
Ces tableaux que nous croyions incompatible à la condition humaine retracent aujourd’hui fidèlement la condition haïtienne. Ce constat est de loin le plus inquiétant. L’auteur nous invite à éviter le pire ! On a envie de poser cette question : A quoi ressemblera le pire ? Nous avons très peu de ce pire. Nous qui nous sommes embarqués depuis 204 ans à bord d’un train qui sillonnent sa propre voie à reculons, nous éprouverons un certain mal à échapper au pire… A quoi ressemble s’il vous plait le pire ?