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jeudi 2 juillet 2020


Par Frédéric Thomas, docteur en Sciences politiques, chargé d'étude au CETRI-Centre tricontinental — 2 juillet 2020
Un nouveau massacre a été commis en Haïti le 19 juin. Il intervient deux ans après l’insurrection populaire du mois de juillet 2018, qui a initié un climat de corruption et d'insécurité sans susciter de réaction en Europe ou aux Etats-Unis.
Tribune. Le 19 juin, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le tableau que dressa la représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies en Haïti, Helen Meagher La Lime, contrastait avec les analyses des organisations haïtiennes. L’auto-satisfecit qu’elle s’accordait allait de pair avec le soutien apporté aux manœuvres du gouvernement haïtien pour réformer la Constitution et fixer le calendrier électoral. L’absence de référence à la corruption, les paroles aussi creuses que vaines autour de «la bonne gouvernance» et de «la lutte contre l’impunité» opéraient comme un déni de la situation, à l’origine de l’insurrection populaire deux ans plus tôt.
Le 6 juillet 2018, à l’annonce d’une forte augmentation du prix des carburants, exigée par le Fonds monétaire international (FMI), les rues de la capitale, Port-au-Prince, s’embrasaient. Quelques semaines plus tard, un tweet du cinéaste haïtien Gilbert Mirambeau JR, demandant où étaient les milliards de l’accord Petrocaribe, devînt viral. Le mouvement des Petrochallengers était né. Les deux explosions – contre la vie chère et contre la corruption ; contre la vie volée en somme – convergèrent en une mobilisation d’une ampleur inédite, qui secoua le pays deux ans durant. Mais le président haïtien, Jovenel Moïse, directement mis en cause dans les affaires de corruption, ne céda pas. Son pouvoir ne tenant plus qu’à l’oligarchie nationale et au soutien, embarrassé ou engagé, de l’international, il eut recours à une guerre d’usure, et à la guerre tout court.
Terreur, complicité, déni Le 13 novembre 2018, des groupes armés, liés aux autorités publiques, perpètrent un massacre à La Saline, un quartier populaire de Port-au-Prince, tuant 59 personnes. Les rapports de l’ONU et des organisations locales de défense des droits de l’homme pointèrent du doigt la responsabilité du pouvoir. Mais, l’instruction est à l’arrêt, et la violence s’est amplifiée et banalisée. Qui plus est, le principal organisateur, l’ancien policier Jimmy Cherizier, alias «Barbecue», est au centre d’un nouveau massacre.
Entre le 23 et le 27 mai, à Pont rouge, un quartier voisin de La Saline, le G9, l’alliance formée par des gangs armés, a tué 34 personnes. Encore s’agit-il d’une approximation, en raison de la difficulté d’accès à cette zone et de la nouvelle tactique des gangs de brûler ou de faire disparaître les corps. La responsabilité de l’Etat est à nouveau mise en cause. Les gangs se seraient déplacés à bord des blindés de la police. La recrudescence de la violence vise à contrôler des territoires et des votes en vue des prochaines élections. Combien de massacres faudra-t-il pour lever le masque d’indifférence et de cynisme, pour reconnaître dans les décapitations et les corps brûlés le miroir de la diplomatie internationale ? Pour que la presse en parle, pour que l’opinion publique s’en émeuve, pour que les politiques changent ? L’international est l’un des maillons les plus forts de l’impunité en Haïti. Et on ne se débarrassera pas de cette responsabilité avec un nouveau lot de Casques bleus et d’aide humanitaire. La violence actuelle est nourrie et instrumentalisée par un gouvernement, qui, sans l’appui de la «communauté» internationale, serait déjà tombé sous la pression de la rue.
La stabilité de la gouvernance macroéconomique
Certes, les Etats-Unis portent une lourde responsabilité. Mais l’Union européenne et l’ensemble des institutions internationales s’en sont fait les complices, en s’alignant sur la position de Washington. Que les «nègres» se massacrent entre eux, soit. Pourvu que les boat-people n’envahissent pas les côtes américaines, que la stabilité – celle de la gouvernance macroéconomique s’entend – règne, et qu’un Etat (aussi fantoche soit-il) contrôle la populace.
La probabilité de prochains massacres est grande. Jovenel Moïse a fait la démonstration de son obstination à s’accrocher au pouvoir. Son impopularité, déjà abyssale, augmente au fur et à mesure de la dégradation de la situation. Et celle-ci va encore s’aggraver. A défaut de convaincre, il cherche à vaincre. Les Haïtiens auront-ils la force de reprendre les rues et de récidiver le soulèvement de 2018-2019 pour faire dérailler le pouvoir ? L’international poursuivra-t-il sa politique absurde de la «stabilité» ?
Moins d’un mois après le massacre de Pont rouge, Helen La Lime Meagher évoquait «les gains durement acquis en matière de sécurité et de développement au cours des quinze dernières années». Cette dénégation de l’augmentation de la pauvreté (plus de 59% de la population), de l’insécurité, de la corruption et de la vie chère sonnait comme une gifle aux Haïtiennes et Haïtiens. Sans un nouveau soulèvement en Haïti, rien ne changera. Mais si l’onde de choc de celui-ci n’est pas répercutée et amplifiée par la pression des acteurs aux Etats-Unis et en Europe contre leurs gouvernements, le déni et la complicité risquent de se perpétuer. Avec les conséquences qu’il serait hypocrite d’oublier. Nous resterait alors en bouche le goût amer de la fin du Procès de Kafka : «C’était comme si la honte devait lui survivre.» Et le devoir de changer cette honte en révolte.
Frédéric Thomas docteur en Sciences politiques, chargé d'étude au CETRI-Centre tricontinental