J'ai été désigné pour parler d'Ansy Dérose par devant un public qui j'estime, apprécie l'oeuvre de l'artiste et qui aimerait mieux le connaître. J'ai accepté sans même réellement trop y réfléchir parce que Ansy je l'ai beaucoup aimé. Cependant je dois avouer que je n'ai jamais eu la chance de le rencontrer. Mais j'ai appris à le connaître à travers ses oeuvres et les journaux. Je me suis proposé de vous en faire le portrait. Cependant, comprendre Ansy nécessite surtout des prérequis que seule la maîtrise de solides connaissances de la Renaissance italienne permet d'envisager. Pourquoi remonter aussi loin dans le temps et l'espace pour parler d'un contemporain, me diriez-vous ?
Les critiques littéraires ont parfois reproché à certains de nos grands poètes et écrivains tels Etzer Vilaire ou Demesvar Delorme d'être des évadés. Entendez par-là des créateurs qui n'ont pas puisé dans la dynamique sociale nationale la sève qui a nourri leurs oeuvres. Si ces messieurs ont cru que pour atteindre l'universel il faille renoncer à être soi-même, force est de reconnaître que leur gloire, en dépit de leur fuite, est seulement nationale. Mais croyez-moi, personne n'est en droit d'adresser de pareilles critiques à Ansy.
Cependant la démonstration sera faite qu'Ansy, à maints égards, a un pied dans la Renaissance italienne. Les artistes de cette période, comme ceux d'une époque antérieure, croyaient tant dans l'infaillibilité des sens que leurs oeuvres n'avaient qu'une fonction : reproduire la nature telle qu'elle s'offrait aux moyens de perception des humains. Mais la révolution quantique, durant la première moitié de 20e siècle, a balayé ce postulat. Ce que nous percevons de par nos seuls sens n'est pas nécessairement ce qui est. Ni dans l'infiniment grand ni dans l'infiniment petit. La lumière ne voyage pas toujours en ligne droite. Et Braque, Mondriani, Picasso ont suggéré de nouvelles voies qui ont sorti l'art du carcan dans lequel l'avait enfermé les classicisme et néo-classicisme et lui ont permis d'être en congruence avec l'évolution scientifique et technologique de l'époque.
Ansy a-t-il nagé à contre- courant de l'histoire ? Et surtout, qu'est ce qui donne à son oeuvre cette profondeur que l'on ne reconnaît qu'aux productions des plus illustres créateurs ?
Un Sphinx nommé Dérose
Présenter un homme de la stature d'Ansy Dérose n'est pas chose aisée. A mon avis, pour le faire, disséquer les différentes facettes du personnage serait nécessaire. Aussi puis-je me permettre pour la présente communication de faire une coupe transversale de ce que je crois avoir été sa vie de créateur. Ansy Dérose est venu au monde à Port-au-Prince le 3 juin 1934 et a terrassé son cancer puis a franchi le seuil, comme l'a si bien dit Carlo Désinor, le 17 janvier 1998. Sa fiche anthropométrique m'échappe, cependant les traits de son visage le rapprochent du type noir océanien. Les échancrés qu'il affectionnait laissaient entrevoir un torse sculptural de bronze. Son solennel sourire de vainqueur trônerait bien au premier plan dans une affiche publicitaire pour dentifrice de haut gamme. Il me semble permis de dire que sa vie publique puisse être présenté comme un triptyque. Mais sur le plan de la créativité, la musique occupe l'espace central. Chez Ansy, il y a d'abord l'artisan, ensuite le compositeur et, pour finir, le plasticien.
Au début des années 60 Ansy s'acharnait à devenir un artisan, un technicien dont l'habileté sera reconnue jusqu'en Allemagne. Moins de deux décades après l'épopée nazie. Mais à son retour d'Allemagne en 64, déjà influencé par les aquarelles de Dewitt Peters et profitant de la solide réputation de la peinture haïtienne établie depuis près de vingt ans dans les grandes capitales occidentales, il peint et expose ses toiles sur 3 continents, dont l'Afrique.
Au début des années 70, il dépose ses pinceaux en dépit d'un talent certain et reconnu par tous, il passe la guitare en bandoulière et part à l'assaut des titres. Avant son séjour au pays de Beethoven il avait étudié la musique. Cependant, il aurait été absurde pour un perfectionniste de la trempe d'Ansy de s'y retrouver et de ne pas se soumettre à l'enseignement des successeurs directs des monstres sacrés qui ont formé Richard Wagner, Liszt, etc. Il profitera également de son séjour en Amérique pour puiser à la source du maître G. Moore de l'American Consevatory of Chicago.
Sa discographie et ses chansons inédites, plus de 250, portent la trace de cette témérité spartiate. Entre 1972 et 1997, Ansy a édité pas moins de 7 opus. Mais en filigrane, il exerça toute sa vie divers métiers manuels, enseigna le dessin de précision et la mécanique ajustage.
Sfumato contre allegro
Avant d'aller plus loin, venons-en à la renaissance qui, je dis, a marqué notre homme. Quiconque a étudié Leonard de Vinci, le plus mystérieux artiste de la Renaissance, doit nécessairement aimer Ansy Dérose. Si la célébrité de Ansy n'est en rien comparable à celui du maître florentin, c'est tout simplement en raison du fait que les civilisations occidentales ont l'heureuse propension à s'adonner au culte du génie et de l'héroïsme. Alors que dans notre pays, par exemple, nous cultivons avec ténacité l'égoïsme et tuons dans l'oeuf tout ce qui est susceptible de faire la différence, même les traits de génie. Pour que nous puissions être tous pareils, pareils comme les asticots d'une même pourriture. Le mot n'est pas trop fort. Croyez-moi. Naturellement, de Vinci appartient plus à l'histoire de la peinture qu'à celle de la chanson. La célèbre boutade du théoricien du sfumato ou de la perspective aérienne en est bien la preuve : « La peinture est un art supérieur, une activité intellectuelle que ne peuvent égaler la poésie et la musique». Et Ansy n'appartient pas uniquement à l'histoire de la chanson. Même si le Dr Carlo Désinor voit en lui l'étalon de la chanson haïtienne et l'un de ses plus prolifiques compositeurs.
Mais, Jacques Roche, poète et critique, qui s'intéressait de près à l'ensemble de ses créations, a dit que le corps d'Ansy était l'antre d'une sensibilité qui s'exprimait sur plusieurs modes. Je n'ai pas étudié l'oeuvre de de Vinci avec la même minutie que Dan Brown, l'auteur du Da Vinci Code, mais je la connais suffisamment pour déceler à travers Ansy Dérose une sorte d'homologue tropical du célébrissime florentin. Cinq siècles séparent Ansy Dérose de Leonard de Vinci. Mais, tous deux ont pris naissance dans des familles modestes, étaient considérés comme des surdoués, ont connu la gloire et sont morts sexagénaires. De Vinci et Dérose ont chacun réalisé son autoportrait .
Par ailleurs, l'un a fait d'une marquise une icône et l'autre d'une reine une déesse. L'icône veille sur le Louvre et l'esprit de la déesse continue de sanctifier le Carnegie. Mais, l'icône et la reine entrèrent dans l'histoire la même année. Ce fut en l'an de grâce 1503 au moment où un autre Italien livrait le peuple arawack à l'appétit cruel des conquistadores. La comparaison ne s'arrête pas là. Comme encore de Vinci, Dérose était architecte, peintre, sculpteur, mécanicien, poète, musicien et inventeur. Si les rares toiles de de Vinci ainsi que ses carnets de notes font la fierté des musées et collections privées qui en sont dépositaires, les prix décrochés par Dérose sur la scène musicale internationale font la fierté de toute une race d'hommes.
En novembre 1970, le journal officiel de Mexico titra en première page à la clôture du premier festival mondial de la chanson : « Avec Ansy Dérose de Haïti se rompt la chaîne des triomphateurs européens». De Vinci a, dit-on, inventé des machines astucieuses qui fascinent l'imagination comme son fameux ornithoptère dont une proche version a été "expérimentée" dans le film de science-fiction « Watherworld » de Kevin Costner et dans le fantasmagorique « roi scorpion ». Alors qu'Ansy a conçu et fabriqué, entre autres, dans un registre plus pragmatique et moins spectaculaire une machine à vibrer des parpaings (blocs) et une affûteuse.
En novembre 1970, le journal officiel de Mexico titra en première page à la clôture du premier festival mondial de la chanson : « Avec Ansy Dérose de Haïti se rompt la chaîne des triomphateurs européens». De Vinci a, dit-on, inventé des machines astucieuses qui fascinent l'imagination comme son fameux ornithoptère dont une proche version a été "expérimentée" dans le film de science-fiction « Watherworld » de Kevin Costner et dans le fantasmagorique « roi scorpion ». Alors qu'Ansy a conçu et fabriqué, entre autres, dans un registre plus pragmatique et moins spectaculaire une machine à vibrer des parpaings (blocs) et une affûteuse.
De même que notre Haiti d'aujourd'hui, la République de Florence était à l'aube 16e siècle homophobe. Léonard fut accusé d'attouchements sexuels sur un jeune adolescent de 15 ans. Mais le tribunal prononça un non-lieu en sa faveur pour insuffisance de preuves. "Les rumeurs qui circulaient à Port-au-Prince vers le début des années 90 laissaient croire que l'artiste Dérose traînait des relents d'homosexualité. Dérose est mort d'un cancer du colon. Ce qui n'est pas de toute façon la preuve par quatre de son homosexualité. Un Hommage n'est pas un exercice de diffamation". Mais, nous ne voulons rien occulter, mêmes les rumeurs fantaisistes. Alors là s'arrête la comparaison. Pour moi, Ansy Dérose devrait être à Haïti ce que Leonard De Vinci est à l'Italie.
Ansy : entre notes de musiques, couleurs et maux
Pour brosser un portrait réaliste d'Ansy, il faut faire comme Jacques Roche : lire et méditer sur la richesse de son oeuvre. Et c'est ce que je m'étais proposé de faire. Quatre ou cinq thèmes structurent son oeuvre poétique. Ses chansons d'amour sont de loin les plus nombreuses. Ce qui n'étonne personne, car l'artiste a écrit : quand je serai mort / on parlera pourtant /d'un auteur abstrait /qui se nommait : A. Désespoir Des Roses / et l'on dira : Ah ! qu'il était formidable / dans sa façon d'aimer / d'aimer tout d'amour / et d'en mourir tout seul.». En réalité, ses romances sont un prétexte qui lui a permis de rendre hommage aux femmes. Et à travers elles, la femme. Quatre ans après son séjour allemand, Ansy Dérose pratiquait surtout la peinture. Il exposait ses toiles en Europe, en Afrique et en Amérique du Sud. Mai 68 l'a surpris entre deux expositions de peintures. Ansy avait 34 ans et s'interrogeait intensément sur le sens de l'existence. Constructeur de génie, les débats philosophiques de Sartre vont renforcer sa conviction sur la nécessité pour l'être humain de s'autoconstruire. Ansy chante alors : « mon existence est un poème /jamais écrit / jamais connu/ je travaille pour moi/ mais je me donne aux autres ».En fait, il a vécu en existentialiste et l'a crié sur tous les toits. Ansy était croyant et se plaisait à le dire en chantant. Dans nombre de ses compositions, il rend hommage au Dieu créateur de l'univers." Si "la chanson qui semble apporter une justification divine à nos sens est une composition que les Haïtiens, dans les moments de grande confusion, scandent comme un leitmotiv ou comme une formule magique capable d'exorciser leurs démons.
Mais s'il y a une chose qu' Ansy a durablement aimée c'est sans doute sa chère patrie. Et ce n'est pas seulement sa chanson qui nous porte à le dire. Ansy a manifesté très tôt suffisamment de talent qui auraient pu le porter à faire une carrière des plus brillantes dans n'importe quel grand pays du monde. Mais, chaque fois qu'il s'est retrouvé en terre étrangère, c'est pour participer à un concours ou pour faire des études, ou encore défendre la dignité de sa race et de son pays. FDA w'anraje résume cet engagement nationaliste. On se souvient encore de cette fameuse affaire des 4H .
C'était durant l'année 1985, quand le département de la santé américain disséminait dangereusement des informations erronées sur les origines du Sida. Ayant pris part à la grande marche sur Washington pour dénoncer cette information stupide et raciste, plus de 200 000 Haïtiens et Africains-Américains entonnèrent après lui ce refrain ravageur " FDA w'anraje /si nou gen sida /se w'ou k' ban ou sida". La tragédie du sida ,Ansy Dérose l'avait dénoncée 20 ans avant Edward Thompson, l'auteur du " The river ".
L'autre thème qu'il affectionnait, c'était le travail. Il croyait fermement dans la pertinence de cette maxime :" Le travail élève l'homme à la dignité de son être ". Ses chansons sur ce thème sont riches en motivations et en ferveur citoyenne.
L'autre face du miroir
Mais comment parler d'Ansy Dérose sans rien dire de sa compagne de toujours, la ravissante Yole Ledan, originaire des Cayes, duettiste à la voix suave mais puissante? On dit souvent que derrière chaque grand homme se profile toujours une grande dame. Ce fut vrai avec Eléonore Roosevelt, et ce fut vrai également avec Yole Dérose. Sois belle et chante. Chante avec moi, lui a susurré son génie de mari. Elle ne s'est pas faite prié deux fois. Elle l'a suivi, secondé pendant près de 30 ans jusqu'à sa mort. Quand le temps d'un disque ou d'un spectacle la pétillante Yole se donne pour une transfiguration furtive de Fleur d'Or , martyre de la liberté, Anacaona, la douce et belle reine, nous semble renaître ainsi que le joyau de Dieu quand il n'était qu'un enfant. Et aujourd'hui après la disparition du maître, à sa manière, mais enveloppée de son armure de dignité, Yole poursuit l'oeuvre de son feu mari. Depuis tantôt dix ans, les plus beaux spectacles de Port-au-prince portent sa griffe.
Le Sphinx par-delà la scène
Quand en décembre 1997 à la Henfrasa , Ansy et Yole ont mis le feu à leurs premiers costumes de scène, à l'instar de Jimmy Hendrix qui l'avait fait aussi en plein concert avec sa guitare fétiche, ils avaient cessé d'être des bêtes de scène, mais demeuraient attachés à leur unique vocation qui est le don total de soi à l'art et à la civilisation. Que ce soit à Porto Rico, au Mexique, au Carnegie Hall à New York ou à Montréal, Ansy Dérose a prouvé longtemps avant Wyclef Jean qu'un Haïtien pouvait de par la seule puissance de sa science pulvériser les tabous. Eclectique, il savait réunir pour l'enregistrement de ses disques des maîtres étrangers et haïtiens. Il avait un profond respect de l'oeuvre d'art et du public. Mécanicien ajusteur et architecte, il réglait tout comme une montre suisse. Ses solides connaissances des grands maîtres du classicisme et du romantisme lui ont donné les moyens de façonner des oeuvres qui peuvent prétendre à l'universalité.
Sa chanson culte "Anacaona "est un somptueux mélange de lyrisme et de patriotisme que lui ont inspiré sans doute un amour profond de sa femme et la fierté d'appartenir à un peuple qui brava jadis avec honneur l'intrépidité des armées impériales d'Europe. Anacaona est de la catégorie des oeuvres immortelles. C'est, à mon humble avis, la plus belle chanson haïtienne de tous les temps. La reine du Xaragua, elle-même samba de son état et auteure de Aya Bombé, aurait été émue jusqu'aux larmes de l'entendre de la bouche de ses interprètes naturels. Est-ce la même raison qui a amené les Frères de l'Instruction Chrétienne à l'insérer dans un florilège de textes poétiques à l'usage de leurs élèves? Et c'est peut-être le plus sûr hommage qui ait été jusqu'ici rendu à Ansy Dérose dans son pays.
En tout état de cause, un peuple qui rêve d'émancipation doit s'approprier ses créateurs, ses artistes, ses génies et leurs oeuvres. Aucun "isme" ne saurait lui priver de ce droit. Car c'est autour des mapous tutélaires que se forme la masse critique d'une élite intellectuelle et politique visionnaire.
Frantz Alix Lubin©
Frantz Alix Lubin©
frantzix@yahoo.fr 448 9255
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=48935&PubDate=2007-10-17
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