Publié le 26 avril 2016
Diplomates et politiques américains ne se lassent de multiplier les déclarations incendiaires au sujet d’Haïti. Et leur façon de vouloir perpétuer à tout prix le règne calamiteux de l’ex-président Michel Martelly, par dauphin interposé, manque de discrétion. La lourde artillerie diplomatique Les dernières déclarations du secrétaire d’État américain John Kerry, de l’ambassadeur américain en Haïti, Peter Mulrean, et la lettre des trois sénateurs républicains à l’encontre d’une indispensable vérification des résultats controversés des dernières élections présidentielles et législatives en Haïti, devraient provoquer une franche et unanime désapprobation dans l’opinion nationale et internationale.
Elles soulignent l’hypocrisie de Washington, qui inflige un camouflet à la chancelante démocratie haïtienne en écartant d’un revers de main les revendications de l’opposition politique de manière inexplicable. Sauf, bien sûr, à invoquer des motivations politiques et économiques, qui ne servent l’intérêt du peuple haïtien ni ses aspirations légitimes à une démocratie stable et consolidée.
En les écoutant, on doit se dire qu’ils ne manquent pas d’humour ces tuteurs américains, ou alors ils ont la mémoire bien sélective. Car n’était-ce pas avec leur répréhensible approbation que le président Michel Martelly a tardé quatre ans de son quinquennat avant d’être contraint d’organiser des «sélections» auxquelles il a voulu faire porter le nom d’élections ?
Aujourd’hui, au nom de quoi ces mêmes potentats américains s’arrogent-ils le droit de s’ingérer dans le débat public haïtien, et d’exiger des autorités de transition le respect pour l’ancien président Martelly de principes dont le mandat a été la négation même?
La légende électorale
Leur dernier sophisme consiste à faire croire que les élections sont l’hirondelle qui fera le printemps démocratique haïtien. Nous savons que ce n’est évidemment pas le cas. Si la réalité démocratique se mesurait à l’aune d’élections bâclées et truquées, Haïti arborerait fièrement aujourd’hui l’étiquette d’une des nations les plus démocratiques de la planète tout entière.
Haïti s’inscrit en faux contre cette légende démocratique, pure invention hollywoodienne, qui voudrait que la démocratie prodigue ses bienfaits dès l’instant où les scrutins renouvellent périodiquement les assemblées législatives et le pouvoir exécutif.
Si d’aventure leur venait l’idée de s’instruire sur la question et sur les ingrédients essentiels à la construction d’un État haïtien fonctionnel, ces « amis d’Haïti » pourraient consulter les ouvrages de plusieurs éminents chercheurs, publiés au cours des dernières années, qui ont bien documenté les limites de la démocratie électorale. Comme le fait remarquer Amartya Sen dans La démocratie des autres, « il est capital de se rendre clairement compte que la démocratie a des exigences qui transcendent l’urne électorale ».
En effet, pour Sen :« Les élections sont seulement un moyen [...] de rendre efficaces les discussions publiques, quand la possibilité de voter se combine à la possibilité de parler et d’écouter sans crainte. La force et la portée des élections dépendent de manière critique de la possibilité de l’existence d’un débat public ouvert [...].
Dans la perspective plus large du débat public, la démocratie doit accorder une place capitale à la garantie de la libre discussion, et à une interaction née de la délibération, à la fois dans la pensée et dans la pratique politiques, et cela, pas seulement grâce aux élections ou pour les élections.»
Autrement dit, bien plus que la ritualisation des élections, il importe de s’assurer qu’elles soient « justes et équitables ». Et, bien plus que les élections mêmes, ce qui importe davantage, a montré le politologue Fareed Zakaria dans son livre L’avenir de la liberté : la démocratie illibérale aux États-Unis et dans le monde, c’est « l’État de droit, la séparation des pouvoirs et la protection des libertés fondamentales de parole, de réunion, de religion et de propriété ».
Les principes républicains
Il est temps pour les élites dirigeantes haïtiennes de s’entendre à réaffirmer les principes fondateurs de notre République.
Et, en l’occurrence, rappeler que la direction politique du pays ne tire pas sa légitimité des États-Unis ou de quelque autre puissance étrangère, mais uniquement de la volonté populaire, exprimée souverainement à travers des élections acceptables. Cette légitimité, ils la tiennent par ailleurs surtout du fait de leur attachement aux lois et principes au fondement de la République.
Quant aux relations entre les pays, elles sont basées sur le principe westphalien de la non-ingérence, sauf en cas de raison humanitaire qui, dans ce cas, devrait être déclarée par les Nations unies.
Haïti devrait obtenir des États-Unis que leurs dirigeants et émissaires respectent ces principes et s’abstiennent de tout comportement subversif susceptible de déstabiliser le pays.
Il est temps que l’immixtion américaine croissante dans les affaires du pays cesse d’être admissible à nos yeux et aux yeux de ceux qui nous dirigent !
« C’est au gouvernement [haïtien] de décider », dit l’ambassadeur américain Peter Mulrean, en ce qui a trait à la Commission de vérification électorale largement réclamée.
On serait moins sceptique si, en 2010, son pays n’avait pas usé de son poids démesuré dans la balance des affaires haïtiennes pour imposer Michel Martelly à la présidence du pays au terme d’une élection entachée de fraudes avérées.
Échaudé, quoi de plus normal, peut-on se demander avec l’éditorialiste du journal québécois Le Devoir, Guy Taillefer, qu’aujourd’hui le peuple « refuse de se résigner à la mascarade électorale qui vise à porter non moins frauduleusement au pouvoir son successeur désigné, Jovenel Moïse ».
Du déjà vu ?
La politique étrangère erratique des États-Unis en Haïti a sérieusement fragilisé les acquis démocratiques de ces trente dernières années.
En 2004, l’administration du président George W. Bush a préféré financer la rébellion contre le président Jean-Bertrand Aristide, et dissuader l’opposition de négocier un accord politique à portée de main, qui aurait pu éviter au pays le chaos politique et le bain de sang consécutif dans la foulée du départ précipité en exil d’Aristide.
« Lorsque le secrétaire général par intérim de l’OEA, Luigi Einaudi (lui-même un ancien haut fonctionnaire du département d’État dans l’administration Reagan), a tenté de faciliter des négociations entre les dirigeants de l’opposition et le gouvernement d’Aristide à la résidence de l’ambassadeur des États-Unis, Washington a tué l’idée », rapportait en 2007 dans un article William M. LeoGrande de Washington University, citant lui-même un long article d’investigation du New York Times sur la question.
Cette politique contradictoire fait en sorte que les efforts pour promouvoir la paix politique deviennent « immensément plus difficiles », déplorait alors l’ancien ambassadeur américain à Port-au-Prince, Brian Dean Curran, cité dans l’article du New York Times (Walt Bogdanich et Jenny Nordberg, « Mixed U.S. Signals Helped Tilt Haiti Toward Chaos », January 29, 2006).
En 2010, c’était au tour du président René Préval d’apprendre à ses dépens l’amère leçon de cette dictature internationale dont les représentants, décomplexés, opèrent désormais de plus en plus à visière levée.
J’en ai rencontré un à l’Université de Montréal en 2013 alors que, invité à un séminaire sur les opérations de maintien de la paix de l’ONU, il en a profité pour parler du dénouement spectaculaire de la plus récente crise électorale en Haïti.
Je me souviens encore de ses explications, l’air amusé, à un auditoire incrédule : « Moi et un autre ambassadeur à Port-au-Prince, il nous a suffi de cibler quelques proches de l’entourage du président Préval et de révoquer leur visa, pour que le président cède et se plie à nos exigences ».
Et de se réjouir : « certains protagonistes haïtiens impliqués dans la crise nous ont même suppliés, au bord des larmes, de ne pas toucher au visa de leurs épouse et enfants ».
Suivez-vous bien mon regard ?
Malheureusement, on en voit aujourd’hui de sinistres présages. Les dernières élections ont en effet ouvert la voie à un trafic d’influence similaire des puissances étrangères et montré à quel point il est nécessaire aujourd’hui qu’un nouveau projet politique national authentique émerge, qui visera, entre autres objectifs urgents, à rétablir le pays dans sa dignité.
La crise actuelle a aussi montré à quel point il est urgent pour les forces progressistes de coopérer, tant maintenant qu’après l’échéance électorale. Si nos politiciens et tous ceux qui se doivent de prendre une part active à la vie publique n’ont pas tiré la leçon d’hier, c’est le pays tout entier qui risque d’en pâtir.
Car nous nous retrouverions à coup sûr en proie à une crise encore plus profonde qui ne peut que mener à la catastrophe. Une catastrophe qui serait en partie engendrée par la « communauté internationale ».
Auteur : Par Roromme Chantal chantalro@hotmail.com
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