Il ne pouvait plus se retenir.
Il fallait se vider la vessie. Le plus vite possible. Il s'était retenu la respiration. Il expulsait de l'air en soufflant par la bouche. Comme le font les femmes enceintes au moment d'accoucher.
Il bougeait avec de moins en moins d'entrain. Chaque minuscule mouvement semblait écarter, ouvrir et desserrer les sphincters vers l'évidence d'une miction soudaine et non contrôlée.
Il rentra dans l'immense immeuble en sautillant sur la pointe des pieds. Il poussa énergiquement les deux battants du grand portail qui ne lui opposa aucune résistance. Ses yeux s'écarquillèrent dans un geste de satisfaction entremêlé d'une lueur vive d'espoir.
L'immeuble abritait en fait une interminable succession de petites toilettes.
Tout en se dirigeant vers celui qui était droit devant lui, il constata qu'il était le seul à avoir envie de se débarrasser de son trop plein de déchets.
Ses pas décidés cognaient le parquet qui rechignait dans un bruit langoureux et tenace tandis que le grincement du va et vient sur les axes rouillés des battants de la porte d'entrée marquait la mesure de cette musique que Gaspard ne semblait plus écouter.
Chaque pas vers les toilettes le rapprochait vers la délivrance ultime.
A ce moment de sa vie, rien n'était plus important que de pouvoir pisser.
Il n'y arriverait jamais se disait-il, tant le besoin se faisait pressant.
Il avait carrément mal au bas ventre.
Les mouvements de contraction musculaire sur les sphincters avaient perdu toute leur efficacité.
Pourtant l'alignement des portes des cabines adossées contre le pan du mur de la grande salle était à portée de quelques pas.
Quatre, au grand maximum.
Il chercha et retrouva un dernier souffle pour ce bout de trajet.
Il poussa d'une main la porte et commença à défaire la fermeture éclair de sa braguette.
Le couvercle du sanitaire blanc nacré était rabaissé.
Peu importe.
Au besoin il pisserait sur ce couvercle. Il y avait urgence. Pour sortir le membre de son pantalon, il fallait se relâcher. Il le sentait à peine. Plus de considération ni sur sa taille, ni le tonus, ni les fonctions plaisantes qui lui sont généralement dévolues.
Là, il s’agissait d’un tuyau, d’un organe douloureux qui attendait le moment et l’endroit propices pour expulser en un seul jet la douleur et cette désagréable sensation qui ne pouvait cesser d’exister qu’après avoir pissé.
Il y parvint.
Il ferma les yeux pour déguster cet instant bienvenu et si plaisant de la vidange de sa vessie.
La sensation de soulagement lui parcourut immédiatement et assez vite le corps. Pourtant, il n'entendit pas le bruit du jet de liquide s'écraser dans l'eau du fond de la cuvette.
Il ouvrit les yeux pour constater la présence d'une sorte de magma nauséabond occupant plus de la moitié de la cuvette.
Ce contenu bougeait sous l'impulsion de quelque chose qui semblait vouloir jaillir des entrailles de la terre.
Du fond de la cuvette sortait un ronronnement qui se transforma assez vite en grondements, en mugissements.
Il voudrait partir en courant mais il pissait encore. La cuvette s'emplit. Puis dans un bruit d'explosion, elle se vida en plaquant contre les murs de grosses boules de cheveux en pelotes, des crachats en jets, des matières fécales en cônes interminables.
Là, il fallait vraiment partir.
Quitter les lieux.
Il poussa dans l'autre sens la porte qui céda non sans peine avec un bruit d'explosion de boulet de canon.
Il porta les deux mains contre les oreilles en fuyant. Mais le bruit résonnait encore comme un écho.
Toutes les portes se mirent à s'ouvrir et à se fermer l’une après l’autre, observant toujours le même délai.
Il aurait pris du temps pour scruter et apprécier cette chorégraphie montée en valse ordonnée de centaines de portes. Mais le bruit devenait de plus en plus assourdissant. Les images inimaginables. Des sanitaires et des lavabos en pleine rébellion crachant dans un ras le bol effarant tout ce qui leur avait été déversé pendant des années.
Les pelotes de cheveux crépus explosaient dans tous les sens tandis qu’une bouillie immonde de merde, de pisse et d'eau se désintégrait en des myriades de minuscules bulles pour éclabousser les murs qui ne tardèrent point à perdre leur blancheur et leur aspect trop propre.
Toujours avec ce bruit: boom!
Le même bruit.
Ce boum qui domine l’ensemble de tous les autres bruits.
Arrivé à hauteur de la porte de sortie, Gaspard sentit des secousses atteignant les murs et le plancher qui céda sous ses pieds.
Il eut vite le temps, dans un élan naturel de survie, de saisir les marques de la porte de sortie. Le tremblement se fit de plus en plus violent. Mais rien ne cédait. Gaspard s'y arrima et s’y accrocha de toutes ses forces pour arrêter le mouvement qui allait finir par vaincre ce qui lui restait comme énergie.
Entre un boom et un autre boom, un coq chanta et délivra un strident cocorico. Puis un autre cocorico. Les chants résultèrent assez forts pour dissiper et couvrir les bruits des portes…
Le souffle haletant, Gaspard ouvrit les yeux et se retrouva accroché à la structure métallique de son lit.
- Ouf! Quel soulagement!
Il le comprit assez vite
- Ce ne fut qu'un rêve.
Gaspard se réveilla donc ce matin-là pas comme d'habitude. Il se retrouva en décubitus dorsal strict le regard embrumé, rivé vers la toiture en tôle de sa chambre. L'esprit comme sortant d'une nuit d'ivresse provoquée par l'ingestion d'alcool de mauvaise qualité, il avait beaucoup de mal à se ressaisir.
Pendant un bref instant il était comme perdu. Il ne pouvait pas discerner s'il était encore dans un rêve ou si l'environnement qu'il appréhendait était bien sa portion réelle d'univers.
La peur de ce déferlement de déchets, la crainte de la honte de se pisser dessus, l'épouvante de ces portes s'ouvrant et se refermant dans un bruit assourdissant avaient fait le voyage avec lui.
Il crut entendre ce "boom" répétitif de ces pelotes de cheveux raides qui explosaient en des millions de brins noirâtres pour se plaquer contre le mur.
Oui.
Le bruit l'avait accompagné dans sa petite chambre, dans sa cour. Le temps qui s'écoulait entre deux bruits s'était considérablement allongé.
Gaspard décida de se lever pour s'assurer de l'existence de ce bruit inhabituel dans le vacarme de la vie quotidienne de sa ville, de son quartier et de sa cour.
Ceux sont bien des détonations d'armes de gros calibre. Il essaya sans y parvenir, de localiser la cible ou la position du canonnier.
Il aurait pu être question d'un exercice de tir. Généralement les gens sont informés pour éviter la panique.
- Oh merde alors!
S'exclama-t-il, en se prenant la tête des deux mains.
- Oh putain de con! Les mutins passent à l'exécution de leurs menaces contre le palais national, une fois expiré l'ultimatum…
Comment fallait-il imaginer la suite ?
Voilà la grande question à laquelle il fallait répondre.
Après quelques minutes, nécessaire pour récupérer l’intégralité de son esprit et réfléchir correctement, il fit un constat évident. La ville avait elle aussi rêvé. De bruits inhabituels et de merde.
La ville se réveilla difficilement dans l'attente. Dans l'expectative. Aucune consigne nationale ou officielle n'avait été donnée.
En quelque sorte, la ville avait prolongé sa nuit, son sommeil dans une matinée qui s'annonçait à la fois grasse et lourde.
Comme signe de réveil, seuls les coqs s'étaient descendus de leurs perchoirs et se mirent à picorer au rythme des cocoricos.
Le pilonnage du palais présidentiel ou d'autres bâtiments officiels continuait à en juger par les bruits des tirs de mortiers ou de canon.
L'environnement matinal et sonore de Gaspard subit de profondes modifications surtout en matière de sonorités.
A cette heure-ci généralement la valse de prestataires de services divers anime déjà l'ambiance de sa cour.
Des acheteurs d'électro-domestiques en panne et jugés irréparables passaient les premiers. Puis, des acheteurs de toute sorte d’objets, du sommier au fer à repasser, sans oublier des morceaux de postes de télévision ou de ventilateurs, des aiguiseurs de couteaux, des vendeurs de fruits de saison et de légumes, des vendeurs de papiers hygiéniques s'entrecroisent souvent dans l'indifférence absolue des habitants de la cour qui considéraient ses services inutiles et non prioritaires.
Pourtant si le défilé s'est maintenu pendant des vies c'est que ces activités malgré leurs caractères peu utiles en apparence, rendent service et permettent à des gens de survivre et de subvenir aux besoins de leurs familles.
Pourtant, cette nouvelle révolution avec sa dose d'inconnu et sa portion de doute avait inculqué une prudence raisonnée qui poussait les gens à une attitude attentiste vis à vis des événements qui pouvaient basculer dans un sens ou dans l'autre.
Ce matin-là, le cordonnier avait lui aussi fait usage de la prudence. Gaspard ne saurait dire s'il avait oui ou non fait sa prière du matin. Il n'avait pas été bercé par cette chanson qui parle de Sion.
Les tirs continuèrent tandis que les minutes des premières heures du matin s'égrenaient peu à peu.
Il voudrait être mieux informé. Un état précis de la situation lui aurait permis de prévoir et organiser sa journée.
Il ne voulait pas le faire. Mais il n'avait pas le choix. Il sortit un petit poste de radio à transistor et parcourut le cadran en quête d'information. Qu'elles eussent été crédibles ou pas, en ce moment importait peu.
Ce qui l'intéressait c'était surtout la tendance du mouvement dictée par le comportement de la population.
L'opposition agissait de façon plutôt clandestine. La force politique ayant sympathisé avec le courant opposé, se trouvait surtout à l'extérieur, dans des pseudos mouvements entretenus pas les exilés dont le nombre n'arrêtait pas de grossir.
Et très justement, l’effet le plus direct de cette nouvelle tentative de se défaire du régime en place sera le départ en nombre non négligeable d’opposants en sourdine ou de citoyens que la sentence populaire aura étiqueté comme tels.
Pour cette raison, il y avait de fortes chances que l'action des mutins n'eût été suivie d'aucun support dans le pays.
Depuis quelques années l’issue de ces mouvements était souvent déterminée par la volonté des nations puissantes qui jouent le rôle d’arbitres pour mieux protéger leurs propres intérêts.
Auteur: Jonas JOLIVERT
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)