Grand angle.- Jugées responsables de l’épidémie qui a déjà fait plus de 7 000 morts en un an et demi dans le pays, les Nations unies subissent les foudres de la population. Un rejet qui éclabousse les ONG. Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL
Envoyée spéciale à Port-au-Prince
Dans le centre de traitement du choléra de Médecins sans frontières (MSF) à Delmas, un quartier populaire de 300 000 habitants de Port-au-Prince, Ebson est allongé sur un lit. Sous la tente du Plan C, celle des cas de choléra les plus graves, ils ne sont que quatre en ce jour de février. Depuis le début de l’année, seulement sept malades par jour passent le triage du centre, contre 30 en octobre. Le creux le plus significatif de l’épidémie déclarée en octobre 2010.
Mais depuis le mois de novembre, un autre type de pic a été constaté : un afflux d’anciens patients, traités pour le choléra ou des diarrhées, venus réclamer des certificats médicaux. Environ 3 000 demandes ont été faites à MSF. En fond de cour, les plaintes déposées contre les Nations unies, accusées d’être responsables d’une maladie dont aucun cas n’avait été recensé dans le pays depuis près d’un siècle.
Originaire de Nazon, un autre quartier de Port-au-Prince, Ebson va bientôt pouvoir rentrer chez lui. Probablement dans la journée. La durée moyenne d’une hospitalisation est de soixante-douze heures, précise le coordonnateur de terrain, Stephan Grosse Rüschkamp. «Je me suis senti mal dimanche, avec des selles blanches, raconte en créole le cordonnier de 23 ans. J’ai pensé immédiatement au choléra. J’avais les signes que montrent les spots qui passent à la télévision.» Dès le lendemain, sa mère l’a emmené au Centre de traitement du choléra de Delmas. Quatre jours après, il est content d’être sorti d’affaire et n’a pas l’intention, pour l’instant, de réclamer un certificat.
Carmila, l’infirmière haïtienne qui fait office de traductrice, circule d’un lit à l’autre. Un petit garçon de 2 ans accompagné de sa mère lui sourit. Une autre sortie en perspective. «C’est très calme en ce moment, mais on s’inquiète de la recrudescence de l’épidémie», tempère-t-elle. «Nous allons probablement assister à d’autres flambées liées à l’arrivée de la saison des pluies, vers la mi-avril», confirme Stefano Argenziano, le chef de mission MSF.
Au 20 janvier, les statistiques du ministère de la Santé recensaient plus de 525 000 personnes infectées en dix-huit mois et 7 025 morts. Le tiers environ a été suivi par les différentes sections de MSF dans le pays, dont 64 000 à Port-au-Prince, et 60 000 par la Brigade médicale cubaine.
Selon l’Organisation panaméricaine de la santé, près de 200 nouveaux cas se déclarent chaque jour. Et tout le monde parle d’une période d’au moins cinquante ans, nécessaire pour bouter la souche sud-asiatique hors de l’île des Caraïbes. Car, comme le souligne Stefano Argenziano, «les conditions sanitaires et hygiéniques ne se sont pas améliorées».
Deux ans après le séisme du 12 janvier 2010, 500 000 personnes vivent toujours dans des camps. Le visage de Port-au-Prince montre encore les plaies du cataclysme : abris de toiles, bâtiments effondrés, tas de gravats.
L’incroyable source du mal
Depuis plusieurs mois, les anciens patients sont donc nombreux à venir réclamer des certificats auprès des centres où ils ont été soignés. Une preuve médicale de leur contamination, un argument pour une potentielle indemnisation. Car plusieurs rapports corroborent l’incroyable source du mal. En tête, l’étude de l’épidémiologiste Renaud Piarroux de l’université de la Méditerranée, mandaté par le gouvernement français en décembre 2010. Publiée dans The Lancet en juillet 2011, celle-ci démontre que l’origine de l’épidémie provient du rejet massif de matières fécales dans le fleuve de l’Artibonite par des Casques bleus népalais de la Mission de maintien de la paix en Haïti (Minustah), présente depuis 2004.
«Minista ak Kolera se marasa !» («la Minustah et le choléra sont des jumeaux !») clament des panneaux à travers le pays. Quand ce n’est pas «Minista Kadejakè» («Minustah violeur»), allusion aux cas de viol perpétrés par des Casques bleus.
Le mécontentement ne s’exprime pas seulement dans la rue, mais désormais par voie judiciaire : il s’agit de pousser l’ONU, même protégée par l’immunité diplomatique, à admettre la responsabilité de la Minustah. «C’est rare de mettre en évidence la source d’une épidémie et exceptionnel qu’une demande d’indemnisation soit formulée, explique Françoise Bouchet-Saulnier, directrice du département juridique de MSF, qui s’est rendue sur place le mois dernier. Les épidémies sont plutôt considérées comme des catastrophes naturelles.»
En vertu de l’article 54 de l’accord signé en 1998 entre le gouvernement haïtien et les Nations unies, les demandes d’indemnisation importantes doivent être réglées par une commission permanente de réclamations. A ce jour, celle-ci n’a toujours pas été créée. Et c’est sur cette touche que joue la première procédure contre l’ONU qui émane du Bureau des avocats internationaux (BAI), soutenu par l’Institut pour la justice et la démocratie en Haïti (IJDH).
Le 3 octobre 2011, le BAI a adressé une demande d’indemnisation au Secrétariat général des Nations unies de 50 000 dollars (37 743 euros) par malade, 100 000 par décès. Elle affirme représenter plus de 5 000 victimes du choléra, originaires de Mirebalais (d’où est partie la contamination), Saint-Marc, Hinche et Port-au-Prince.
Et met en avant un cas exemplaire dans son argumentaire, celui d’un homme décédé le 22 octobre 2010 à l’hôpital Saint-Nicolas à Saint-Marc, laissant une femme et 12 enfants derrière lui. Ouvrier agricole dans les rizières, il avait eu le malheur de s’abreuver dans le canal qui irriguait le champ.
Le BAI a profité de la visite du Conseil de sécurité en Haïti, il y a quelques jours, pour demander à l’ONU d’assumer ses responsabilités au-delà de la «confluence des facteurs» qu’elle invoque. Autrement dit, que l’épidémie est liée à un ensemble de causes : les conditions sanitaires déplorables, les conséquences du séisme, etc. «Un juge ne pourrait jamais accepter la défense appelée "confluence des facteurs", a estimé Brian Concannon, directeur de l’IJDH. Mais les Nations unies sont convaincues qu’un magistrat n’aura jamais la possibilité de les juger pour leur mauvais comportement.»
Une autre procédure a été engagée, cette fois du point de vue pénal, par une université brésilienne de droit, la Faculdade de Direito de Santa Maria (Fadisma).
La plainte a été déposée auprès de la Commission interaméricaine des droits de l’homme et vise la violation par les Nations unies du droit humain à la vie. Elle réclame notamment que «l’ONU fasse des excuses solennellement, publiquement et officiellement au peuple haïtien et dominicain», qu’elle «établisse un contrôle des conditions de santé de son personnel militaire qui vont dans ses missions de la paix» et «constitue un fonds d’au moins 500 millions de dollars pour créer un système public de santé en Haïti».
«La vacuité planifiée de l’Etat»
La Minustah est-elle responsable ? Faut-il des indemnisations individuelles ou collectives ? Le miroitement de dédommagements possibles a en tout cas poussé d’anciens malades aux portes des centres médicaux.
A Mirebalais, l’ONG américaine Partners in Health a été confrontée à plusieurs milliers de quémandeurs. La majorité de ceux qui sont venus chez MSF étaient originaires de Carrefour, un quartier de la capitale haïtienne où s’exprime une forte animosité contre «l’occupation».
Dans d’autres centres, les afflux étaient liés aux retombées de la médiatisation des procédures menées contre les Nations unies. «C’est un mouvement de fond qui ne va pas s’arrêter, qui va aller et venir selon l’évolution des plaintes», estime Françoise Bouchet-Saulnier, de Médecins sans frontières.
L’organisation continue à enregistrer des demandes de certificats, de l’ordre de 500 à 600 ces trois dernières semaines.
Les réticences de l’ONU à reconnaître sa responsabilité, ajoutées à la lenteur de la reconstruction, n’ont fait qu’accroître la frustration et le ressentiment de la population. «C’est une nouvelle illustration du discrédit qui continue d’entourer les Nations unies, avance Pierre Micheletti, ex-président de Médecins du monde (MDM), professeur associé à Sciences-Po Grenoble. Là où ça se complique, c’est que les populations ont tendance à mettre l’ONU et les ONG dans le même sac.»
Déjà considéré comme la «République des ONG», Haïti a vu débarquer des humanitaires en masse après le séisme.
Beaucoup y opèrent encore. «Nous sommes le pays le plus ONgisé du monde, critique le docteur Jean-Hénold Buteau, du jeune parti Akao. On préfère donner de l’argent à des ONG et l’Etat n’a plus de ressources pour les contrôler.»
Ces organisations «répondent à un déficit étatique et apportent des services dans un contexte où l’Etat n’a pas les moyens d’intervenir», justifiait récemment le ministre de la Planification et de la Coopération, Hervey Day, tout en disant à l’AFP vouloir «redéfinir le cadre de fonctionnement de ces institutions et corriger la prolifération».
Pour François Grünewald, directeur du groupe Urgence réhabilitation développement, qui a mené des évaluations régulières en Haïti et qui publiera fin février un épais rapport («Port-au-Prince : leçons d’une crise urbaine»), il faut regarder une dizaine d’années en arrière : «La communauté internationale a tout fait pour délégitimer l’Etat haïtien et instaurer un système pour le contrôler, estime-t-il. Déjà affaibli par la présence de la Minustah, il a pâti de la stratégie des bailleurs de fonds qui ont préféré alimenter les ONG.»
L’hostilité anti-ONG perce dans le quotidien. «Rien qu’en regardant la circulation automobile, raconte le Haïtien Jean Lhérisson. On se rend compte du nombre incroyable de 4x4 avec chauffeur pleins de jeunes cadres des pays du Nord qui viennent amplifier la vacuité voulue et planifiée de l’Etat. Pendant ce temps, des files d’écoliers et de travailleurs attendent patiemment un tap-tap [un bus collectif, ndlr] où ils s’entassent comme des bêtes.»
Un responsable d’une ONG pointe la trop forte présence humanitaire occidentale comme dangereuse, parce qu’elle «ne regarde que son action et pas le contexte, fragile». Sentiment confirmé par Pierre Salignon, directeur général de MDM (1) : «Il suffit de se rendre en Haïti pour être bouleversé par les souffrances accumulées et l’absence de perspectives, mais aussi choqué par l’omniprésence des acteurs humanitaires qui feraient bien d’envisager les effets induits, et parfois néfastes, de leur présence, aussi généreuse soit-elle.»
A cet égard, la requête en reconnaissance de la plaie du choléra équivaut à une réaffirmation de la dignité haïtienne.
(1) «Haïti, réinventer l’avenir», sous la direction de Jean-Daniel Rainhorn, éditions de la Maison des sciences de l’homme-éditions de l’université d’Etat d’Haïti, 351 pp., 21 €.
http://www.liberation.fr/monde/01012391622-haiti-l-onu-dans-la-tourmente-du-cholera
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)