Réflexion d’une journaliste haïtienne.
Nous sommes arrivés au point où nous arborons avec ostentation des termes philosophiques et sociologiques pour tourner en dérision quelques formes d’institutions religieuses dites populaires ou incultes et les personnes croyantes qui, en grande partie, estimons-nous, sont les causes du laisser-aller du peuple haïtien. Soit. Mais comment reprocher à ces gens qui vivent, pour la plupart, au bas de l’échelle sociale de s’inventer un Dieu et toute sa lignée pour s’assurer un mieux-être psychologique, si tel est le cas, dans les conditions pareilles que nous vivons ? À notre tour, comment pouvons-nous croire en quelque chose qui n’existe pas, comme une certaine classe moyenne en Haïti ? Quand est-ce que nous aurons à nous retourner la balle ? Evidemment, il y a des limites à cette tentative que nous propose le schéma de ces lignes dans un contexte pareil.
Mais puisqu’il est aussi de plus en plus difficile sociologiquement de parler de la notion de classe moyenne dans les sociétés humaines d’aujourd’hui, comment faisons-nous pour dresser une telle utopie en Haïti ?
« On m’a demandé d’aller l’école, j’y étais. On m’a demandé de faire des études supérieures, je les ai faites. Ou plutôt je les fais. » La formulation de ces phrases est peut-être de moi mais l’idée directrice concerne quasiment, pour ne pas dire totalement, toute une certaine classe moyenne en Haïti. À l’école nous avons appris que la classe moyenne est un concept des Trente Glorieuses en France qui représentait une sorte de transition ou une étape entre la classe aisée ou supérieure et la classe pauvre appelée la classe ouvrière ou la masse. L’émergence entre ces classes a donné naissance à une partie de la population qui n’est ni pauvre ni riche. Quand on tient compte, par exemple, de la réalité contemporaine de la ville et les espaces du vivre ensemble qui interrogent graduellement l’apparition des phénomènes sociaux permettant de saisir les raisons qui poussent les individus à se scinder dans les lieux individuels ou d’appartenance au même groupe social que les siens, cette notion de classe moyenne devient floue. Voilà pourquoi le concept de groupe est important dans cette même idée de classe moyenne.
Le concept de groupe fait appel à la solidarité et à ce qu’on pourrait nommer la théorie de l’identité sociale qui intervient au niveau de trois processus fondamentaux, d’après Henri Tajfel, un théoricien de l’identité sociale : la catégorisation sociale ; l’auto-évaluation à travers l’identité sociale ; la comparaison sociale inter-groupe. Devenue dominante dans l’approche des relations intergroupes, la théorie de l’identité sociale est utilisée comme cadre de référence pour comprendre et expliquer les phénomènes collectifs tels que les soulèvements, les émeutes ou la solidarité sociale. Nous autres en Haïti avec nos classes moyennes (si elles existent), nous élevons des remparts physiques et sociaux contre toutes formes de proximité et d’accointance, car ce que nous avons gagné ne tient qu’à un fil et peut s’écrouler du jour au lendemain. Elles (les classes moyennes) sont dans une dynamique de mobilité individuelle et n’entrevoient pas un pôle d’interaction intergroupe car les individus sont déterminés par leurs relations interpersonnelles et leurs caractéristiques personnelles[1].
Pour une universitaire et professionnelle salariée dont le père, assez connu dans sa ville, a eu une longue carrière dans l’enseignement et la mère qui avait bossé dans des ONGs, ayant partagé sa vie parfois entre le commerce et des activités d’archiviste, me paraît-il, il fallait clamer haut et fort : je suis dans de la classe moyenne. Comme l’a chanté Orelsan : « J’viens d’la classe moyenne, moyennement classe où tout le monde cherche une place (…)[2] En tout cas, je connais bien des gens qui disent et qui savent à quel point je me sens vexée quand ils me parlent en des termes : « une fille de province de la classe moyenne. » Peut-être que mes parents ne seront pas si déçus de m’entendre dire ça pour la simple et bonne raison je ne suis pas capable de suivre le troupeau sans m’interroger et interroger cette société. Parce qu’au moins je peux questionner ce qu’on m’a appris à l’école. Ce mode de fonctionnement discursif ne devrait-il être pas l’une des fonctions élémentaires de l’école ou de la formation supérieure ?
Ou peut-être que mes parents, je pense surtout à mon père, seront mécontents parce qu’ils se sont usés pour donner à leurs trois enfants une bonne éducation. Dans tous les cas, je ne m’excuse pas de ne pas avoir un sentiment d’appartenance à aucune classe sociale en Haïti. Ce n’est pas un déni. Je ne peux vraiment pas m’identifier à « une petite élite dont je n’ai cure, ni pour cette entité platonique adulée qu’on surnomme la Masse. Je ne crois pas à ces deux abstractions, chères au démagogue… »[3], comme l’a écrit Jorge Borges pour parler lui, de l’écriture.
Confinée à Marseille depuis plus d’un mois maintenant, mes inquiétudes me ramènent toujours à Haïti et me poussent à me replonger dans le fameux « pays lock » qu’à connu en septembre 2019, le pays. Situation qui a paralysé toutes les sphères et couches sociales du pays pendant trois (3) mois.
Il ne s’agissait pas d’un virus qui allait impacter à ce point le fonctionnement social, on le sait. Mais aujourd’hui, avec les deux cas recensés en Haïti, on s’interroge en se demandant doit-on s’attendre au pire puisque la plus fondamentale des mesures de prévention qu’il nous fallait était d’empêcher qu’on en arrive à ce point. Remarquons qu’ en France, les autorités peuvent soustraire l’ensemble de la population à leurs tâches sociales pour un bon temps ( Disons jusqu’en mai).
Sans rester dans les détails, chez nous en Haïti où la situation est très complexe, les stratégies standard de prévention des autres pays seront-elles valables ? La question me semble plus pertinente que toute tentative de réponse dans ce texte ou ma préoccupation essentielle aborde la problématique des classes moyennes.
Plusieurs définitions par catégories socioprofessionnelles ou intervalles de revenus existent par ce concept de classe moyenne. L’une des façons fondamentales pour approcher la réalité de cette classe, c’est le salaire. Ce n’est pas l’unique puisqu’il existe d’autres variables qu’il faudrait penser à prendre en compte. Mais nous, qui cherchons à user cette notion, sommes de préférence ce qu’on appelle une certaine « élite intellectuelle ».
Et voilà l’une des raisons primordiales qui me poussent à me soustraire de toute illusion de la classe moyenne. Evidemment vous me diriez peut-être que ce n’est pas un corps homogène et qu’il existe des classes moyennes. Soit. Cependant, en fonction de quoi estimez-vous que vous en fassiez partie ? Je me demande pourquoi on se précipite sur les concepts en faisant fi des bornes qui les définissent. Je laisse le soin à ceux et celles qui travaillent sur la langue et les rapports des humains en société cette tâche tout en sachant le risque que la classe moyenne encourt tous les jours pour ne pas se voir basculer dans la pauvreté alors qu’ils se fabriquent une vie incroyable…peut-être sur les réseaux sociaux.
Ce que je souhaitais exprimer ne tient qu’à un fil : mon ras-le-bol.
Ras le bol de devoir côtoyer en Haïti des classes moyennes toujours sur le qui-vive.
Ras le bol de devoir côtoyer une classe moyenne qui simule. Ras le bol de la situation actuelle causant la désolation de tout un peuple.
En Haïti nous avons une certaine classe moyenne qui se satisfait de trop peu et paradoxalement qui fait tout pour ressembler à des bourgeois ou des petits bourgeois, dans tout le sens du terme. L’expression petite bourgeoise me fascine pour mille raisons que je m’étalerai pas ici. Mais là, ma préoccupation me pousse à poser la question pendante : quand est-ce qu’on est petit.e bourgeois.e ?
A l’école on nous a appris que les individus de la classe moyenne qui font des études supérieures peuvent devenir l’élite intellectuelle. Et cette dernière en remettant en question des pratiques de sa société et en devenant un.e employé.e capable de faire des économies sur son gain après avoir comblé les besoins fondamentaux est appelé.e petit.e bourgeois.e. Sans tomber dans les courants et paradigmes, c’est l’une des explications simples que l’on peut tenter d’apporter.
Tout de même, quand on s’y réfère à l’histoire de l’Humanité présentée dans un texte d’Alan Woods[4], Marx et Engels expliquaient dans le Manifeste du Parti communiste le développement social comme facteur central à travers la lutte des classes. Avec l’arrivée du capitalisme, la société a été polarisée en deux grandes classes antagonistes : la bourgeoisie et la classe ouvrière (le salariat).
L’expansion du capitalisme, comme le prédisait Marx, a mené à «la concentration du capital. »[5]
Pendant des décennies, les économistes et les sociologues bourgeois, qui affirmaient que la société devenait toujours plus égalitaire, que tout un chacun devenait membre de la classe moyenne ont rejeté l’idée d’un capitalisme qui se scinde, d’une part à une immense accumulation de richesses au sommet de la société et d’autre part à une accumulation de pauvreté, de misère et d’exploitation à sa base.[6]
Toutes ces illusions sont désormais balayées, écrit Alan Woods. « L’argument, tellement apprécié des sociologues bourgeois, selon lequel la classe ouvrière a cessé d’exister, a été complètement démoli. Dans la dernière période, d’importantes couches des travailleurs qui se considéraient comme appartenant à la classe moyenne ont été prolétarisées. Des enseignant.e.s, des fonctionnaires, des employé.e.s de banque, etc., ont été précipités dans les rangs de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier, où ils constituent quelques-unes de ses sections les plus militantes. »[7]
Lorsque je pense au fameux roman d’Oscar Wilde « Le portrait de Dorian Gray », je me dis effectivement qu’il faut que je continue surtout à faire la plupart des choses qu’on me reproche. Comme lire des romans. La classe moyenne comme disait Lord Henry dans ce roman, n’a rien de moderne. Il faut voir dans cette modernité non seulement la notion du temps dans la lutte des classes – la classe moyenne n’est pas une réthorique récente -,mais aussi, pour approfondir, les sens technique et pratique de la modernité. C’est à dire dans le sens de non classe. Idéal désormais sans idéal, la classe moyenne avance, techniquement et pratiquement, vers sa propre destruction.
Voyez par vous-même, il y a très peu de cadre de référence de la sociologie et même du droit dans ce texte.
Mais puisqu’on parle de droit, qu’en est-il pour le peuple haïtien qui fonctionne avec des lois qui tombent en désuétude ?
Comment aborder les violences faites sur les droits fondamentaux des personnes les plus vulnérables tenant compte de la violence systémique et de la violence institutionnelle flagrante dans la société ? Quels sont par exemple, les lois en vigueur ou proposition de lois sur le coût des normes et de mixité dans les programmes immobiliers neufs ?
Sans mettre la charrue avent les bœufs dans le contexte haïtien,, rappelons que dès le début de ce texte, nous avons fait mention des remparts physiques et sociaux que les classes moyennes dressent contre toutes formes de proximité et d’accointance, car ce qu’elles ont gagné ne tient qu’à un fil et peut s’écrouler du jour au lendemain.
Ce que nous feignons d’ignorer, c’est le pouvoir latent d’une certaine forme de discrimination qui ronge notre société. Cette classe moyenne s’étouffe sous le poids des discours et des idées biscornues qui ne servent qu’à rapetisser l’impasse dans laquelle elle se trouve. Et un jour si nous ne renversons pas l’ordre des choses, nous n’aurons plus de constitution ni de lois valables pour protéger même la liberté de penser, oui la liberté de penser, et de s’exprimer dans ce pays.
Je ne suis pas de votre classe moyenne. Et ceci pour deux raisons fondamentales : je ne suis pas dans la prétention ni dans une fausse modestie. Tout comme je ne suis pas dans les limites non plus. Parler de limites en ces termes est nettement différent du sens de la mesure. Il faut considérer ici la réalité qui n’arrête pas de violer des rêves. Partout, les inégalités se côtoient, « des richesses obscènes côtoient la misère, la souffrance humaine est omniprésente. » Comme le souligne le texte d’Alan Woods, « L’aspect le plus frappant de la situation actuelle est le chaos et l’agitation qui ont saisi la planète entière. Il y a instabilité à tous les niveaux : économique, social, politique, diplomatique et militaire. Le monde semble être devenu fou. »[8]
J’affirme que je n’appartiens à aucune classe en Haïti, c’est pour moi une façon de lutter contre le laxisme d’État et c’est une façon aussi de lutter contre les illusions d’une certaine classe moyenne existante. J’accuse la classe moyenne d’Haïti, hommes et femmes qui se laissent embobiner par une élite économique sans sentiment d’appartenance renforcé, consolidé, affermi et « développé »pour ce pays. Enfin, j’accuse les soit- disant classes moyennes de créer des conditions miroitières de réussite dans un pays en proie aux crises politiques et sociales.
Eunice T Eliazar
eunice18271@gmail.com
[1] Schéma récapitulatif des grandes théories de l’identité sociale, Henri Tajfel
[2] Musique : Orelsan et Stromae, La pluie
[3] J.L.Borges, Le Livre de sable (1978)
[4] Publié pour la première fois en anglais en juin 2013, ce texte a été publié par la suite sous forme de livre en vente : Les idées de Karl Marx.
[5] https://www.marxiste.org/theorie/philosophie/928-les-idees-de-karl-marx
[6] ibid
[7] ibid
[8] ibid
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)