Jacques Edouard Alexis |
Né aux Gonaïves le 21 septembre 1947, d'un père Gonaïvien qui vient de Trois-Ponts, à l'entrée de la ville et d'une mère née près de Terre-Neuve, à Dambi, le petit Alexis est l'aîné d'une famille de huit enfants. De 1952 à 1959, ses études primaires se déroulent chez les Frères de l'Instruction Chrétienne puis au Lycée Fabre Geffrard des Gonaïves jusqu'à la classe de seconde. Il entre à Port-au-Prince pour faire sa classe de rhétorique au Lycée Anténor Firmin et sa philosophie au Lycée Toussaint Louverture.
Son enfance n'est pas rose, mais quand même joyeuse au milieu des siens. Il y a peu à la maison, mais tout le monde partage. Cela épargne du sentiment de privation. Sa mère est toujours présente et son père gagne le pain de la famille en travaillant.
Nous sommes en août 1967, ses études classiques terminées, la famille entreprend des démarches pour l'envoyer en Espagne à l'Université de Séville où il a un demi-frère. Son rêve est de devenir médecin quand son père est victime d'un grave accident dans les mines de la Sedren où il travaille.
Dans la famille, on pense qu'Alexis père n'y survivra pas. « J'ai dû renoncer aux études en Espagne ; la petite économie de la famille n'allait pas pouvoir tenir le coup », explique Jacques Edouard dans son bureau du Centre National de Recherche et de Formation (Cenaref) où il reçoit l'équipe du Nouvelliste.
Ce départ raté pour l'Europe est le premier coup dur de sa vie de jeune homme. Mais ses peines ne font que débuter.
Pour devenir docteur, il s'inscrit à la faculté de Médecine. Premier de classe, Jacques Edouard prépare avec sérieux le concours d'admission à cette prestigieuse faculté. La médecine est au plus haut sur l'échelle sociale. Pour la première fois dans l'histoire du pays, un médecin, François Duvalier, est président de la République. Président à vie de surcroît.
Mais entrer en fac n'est pas une affaire de qualification au pays de Papa Doc. Alexis connaît le premier échec scolaire de sa vie. « J'étais toujours lauréat au primaire et au secondaire. A la proclamation des résultats, je suis le premier recalé de la liste. C'est ma première expérience personnelle d'injustice politique car, après les résultats, on a continué à prendre des étudiants qui étaient en dessous de mon nom dans la liste publiée. »
« On est au temps de François Duvalier, et il y a des injustices politiques et des injustices sociales quotidiennement ; on vivait avec. Mais, pour moi, le comble fut de découvrir que cela se passait aussi à l'école. Il fallait avoir un parrain pour entrer en faculté comme ailleurs. Mon père avait refusé d'envoyer une demande de support à Zachary Delva, puissant chef macoute, qui était son condisciple chez les Frères. »
Quand il se remémore sa débâcle à la faculté de Médecine, Alexis se demande encore si la seule question qu'on lui avait posée qui ne fut pas en rapport avec l'examen n'a pas été l'élément déterminant dans sa chute. "Etes-vous parent de Jacques Stephen Alexis ?", « Je répondis oui, il est le grand cousin de mon père ». A l'époque, le grand écrivain, quoique mort, est considéré comme la quintessence de l'opposant au régime de Duvalier.
Alexis, découragé, veut partir, fuir Haïti. Mais il n'a aucun diplôme pour mériter une bourse et pas les contacts adéquats pour sauter cette barrière. Il commence à dispenser des cours dans le secondaire tout en étant auditeur à la faculté de Droit et des Sciences économiques. Il doit surtout travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Son père toujours souffrant n'y parvient plus.
Les jours passent. Un ami de la famille l'incite à aller s'inscrire pour le concours de la faculté d'Agronomie. Sans motivation, en dépit des incitations de Valdec Démétrius, il y va. Les agronomes à l'époque étaient logés, nourris, blanchis et instruits sur le campus de la faculté à Damien. C'est la seule perspective qui sourit au jeune Alexis. Vivre à Port-au-Prince lui serait moins pénible.
Les examens sont un jeu d'enfant pour ce professeur de mathématiques, de physique et de chimie. On recrute 20 étudiants. C'est la première promotion du doyen Louis Blanchet, le premier qui décida que la faculté d'Agronomie devait recruter sérieusement et sans parrainage ses futurs étudiants. Alexis se classe 15e au concours.
Il apprit de cette affaire qu'il y a toujours moyen de lutter contre l'inacceptable et qu'il faut savoir faire face aux injustices et aux persécutions.
Alexis enchaîne les bons résultats. « J'ai toujours été lauréat. En fin de deuxième année, le doyen Blanchet m'indiqua que j'allais devenir un auxiliaire d'enseignement, un assistant professeur. »
Ces années à la fac sont de belles années. Après 4 ans d'études, les agronomes devaient servir pendant 2 ans dans un service public décidé par l'État. Le jeune agronome le fit et intégra ensuite le groupe qui, mis sur pied par Blanchet, préparait la relève professorale. « On jouait pour l'avenir, cela me plut », raconte Alexis.
« En 1973, ingénieur-agronome diplômé, j'avais le choix entre deux bourses, l'une pour la France, l'autre pour le Canada. J'ai opté pour Frédérica, ma femme, qui s'en allait au Canada. Je pars en qualité de boursier de l'Agence canadienne de développement international (ACDI) dans le cadre du programme d'appui institutionnel de la Faculté, à l'Université Laval de Québec, où j'obtins avec mention en 1979 une maîtrise en science et technologie des aliments. J'aurais pu rester pour le doctorat. Blanchet nous suivait et espérait que je revienne enseigner en Haïti. Le Dr Georges Cadet allait prendre sa retraite et Blanchet m'a dit d'être là avant le 1er janvier 1979 pour venir le remplacer. C'est ainsi que je revins en Haïti le 31 décembre 1978 pour enseigner à la rentrée de janvier à la faculté d'Agronomie. J'y ai fait une carrière très intéressante. »
Le doyen Louis Blanchet, après quelque temps, le proposa pour être vice-doyen aux affaires académiques. Le ministre de tutelle à l'époque refusa. Alexis est trop jeune. Blanchet en fit toutefois son directeur des études avec le même salaire et les mêmes privilèges. De 1979 à 1987, Alexis occupa successivement les postes de Directeur du Département des sciences de base et technologie, de Directeur des études, de Vice-Doyen aux affaires académiques et de Doyen de la Faculté d'Agronomie et de Médecine vétérinaire.
En poste, proche des étudiants de par sa fonction, Alexis vit le drame du 28 novembre 1980, le jour de l'arrestation par le régime Duvalier de plusieurs militants pour la démocratie, comme un événement majeur de sa vie de responsable. Les étudiants de Damien réagissent, et il faut apaiser le courroux des barons du régime qui estiment qu'ils ne sont pas bien tenus. Blanchet - encore lui - duvaliériste de la première heure, et dont la fille est signataire d'une pétition contre les arrestations, lui sauve la mise.
La partie académique de la carrière d'Alexis est un cadeau du ciel grâce à ce doyen, qui n'a jamais été professeur de faculté, mais qui veut aller vers l'excellence. Il favorise la vie étudiante ; la fac a des professeurs à plein temps ; il s'y développe des programmes de recherche scientifique. La formation des professeurs à l'étranger est un souci constant. « On préparait leur départ et leur accueil au retour », se souvient Alexis.
La qualité de l'enseignement dispensé à Damien est au top niveau. Des étudiants étrangers, Canadiens et Français en particulier, y séjournent et reçoivent équivalence dans leur pays. Damien se paie le luxe de publier une revue scientifique. Alexis en devient le doyen après un beau parcours et reste en poste jusqu'en 1987.
1987, c'est l'année de tous les dangers. La crise débute le jour où Roger Gaillard, recteur de l'Université d'Etat d'Haïti, veut faire participer des étudiants au Conseil de l'Université. Alexis, le plus jeune des doyens de fac, s'y oppose et objecte que cela ne se passe nulle part ailleurs ainsi. Les étudiants sont derrière la porte, l'entendent. Gaillard qui avait préparé son coup leur demande d'entrer dans la salle de séance. Alexis, le doyen progressiste et avant-gardiste, devient du jour au lendemain le mouton noir du monde estudiantin.
Mais, c'est à la faculté d'Agronomie que ça va se gâter. L'argent coule sur la fac, il y a des projets de recherche qui se multiplient. « Un professeur imite ma signature, prend un contrat et finit par me déclarer la guerre. En 1987, je quitte Damien. »
Alexis, dans son droit sur les deux fronts, s'écroule, emporté par la contestation des étudiants et l'ambition de ses pairs. Ce n'est pas la dernière fois que cela lui arrivera...
« Je pars pour le Canada pour des vacances. Un jour, à mon retour, l'IICA m'appelle et me propose de venir m'installer en ses locaux. On m'offre un bureau avec secrétaire. C'est là qu'avec Azael, Lionel Richard, Paul St Hilaire que commence l'aventure de l'Université Quisqueya.
L'équipe de départ fait appel à d'autres cadres de l'extérieur Antoine, Jean Moisset, Laennec Hurbon, Gérard Bissainthe (qui s'est séparé de nous depuis), furent du 1er groupe. Le projet Quisqueya prend trois ans pour voir le jour. En 1990, on lance deux facultés. »
L'universitaire perce définitivement. Ce « Commandeur dans l'Ordre des Palmes Académiques », décoration du gouvernement Français, se précise dans son destin d'éducateur émérite. Alexis dirige Quisqueya pendant 5 ans et demi. Le projet peine. Le coup d'État de 1991 dérange tous les plans. Le projet n'a pas d'argent, peu d'étudiants, pas de support. C'est alors qu'Educat, un regroupement d'entrepreneurs privés qui croient en une éducation de qualité, arrive dans le décor avec des fonds frais et une ambition nouvelle.
« A un certain moment, après 14 mois de négociations, j'ai dû faire jouer tout mon leadership pour que la collaboration commence entre des éducateurs et des entrepreneurs. Cela tomba à point. L'université jouait alors sa survie. Aujourd'hui, l'Université Quisqueya est un havre du savoir, une institution au service de la communauté. Il y a la pluralité politique et d'opinions. Aucun des membres fondateurs ne dirige Quisqueya. C'était ça l'idée de départ : nous sommes maîtres de l'idée, pas de l'oeuvre », insiste Jacques Edouard Alexis.
Le doyen fougueux ne sait pas quand la politique a croisé son parcours, mais se rappelle que dès 1986 on lui proposait d'être ministre.
« J'étais jeune doyen et je n'ai pas accepté. J'ai eu à refuser à chaque fois après. J'ai dit oui seulement en 1996 pour devenir ministre de l'Éducation nationale, choisi par René Préval. À la chute de Rosny Smarth, Préval me propose de devenir son Premier ministre. J'ai dit non. Une fois, deux fois, puis j'ai dit oui. Mes problèmes ont commencé quand il a fallu monter l'équipe gouvernementale. Les demandes des partis qui ont concouru à la montée du gouvernement explosaient. »
De ses deux expériences avec Préval, Alexis, qui n'est pas réputé un lavalassien, se révèle un ministre courageux et un Premier ministre correct. Il reste en poste jusqu'au départ de Préval de la présidence.
Après l'expérience politique, il retourne à Quisqueya pour servir. Il n'est pas recteur. « Je le redeviens après le départ de Paul St-Hilaire ».
Préval, à nouveau, l'appelle et, après trois mois, il laisse l'université pour aller diriger sa campagne présidentielle. « On gagne. Je deviens Premier ministre et cela finit le 12 avril 2008. »
Premier ministre, il le sera encore, et le 12 avril 2008, l'aventure s'achève par un vote de censure devant le Sénat de la République pendant que Port-au-Prince affronte des émeutes dites de la faim. Le président abandonne son Premier ministre à son destin. Préval fait le choix de rencontrer avec courtoisie à l'heure du calvaire de son Premier ministre, les importateurs de riz contre qui gronde le peuple. Alexis est mis K.O., lâché par Préval qui a, lui, d'autres visées. Cette chute spectaculaire n'abat pas Alexis qui se remet en ordre de bataille dès septembre de la même année et enfourche à nouveau le cheval de la politique...
« Bien avant mon départ de la primature, j'avais réuni un groupe d'amis pour monter un centre de réflexion sur les politiques publiques. Je m'étais rendu compte qu'il n'y a pas de formation des cadres et des militants des partis politiques en Haïti et qu'il faut y remédier », explique celui qui est avant tout un professeur d'université soucieux de comprendre et d'expliquer les causes et les effets.
« Il nous faut doter l'État d'outils modernes et structurés autour d'une vision globale. Je suis un serviteur de l'État. Cela a marqué ma vie et ma carrière. Il y a des choses à faire que nous n'avions pas les moyens et le temps de faire : voici pourquoi je suis candidat », estime Alexis, Coordonnateur Général du Centre National de Recherche et de Formation (CENAREF), qui croit en la nécessité de préparer la relève à tous les niveaux.
Le candidat propose déjà que l'Etat travaille à renforcer l'existence de quatre partis politiques et de créer un statut de l'opposition avec moyens et privilèges s'il arrive au timon des affaires.
Quand on lui demande quel est son principal défaut, Alexis confesse : « Je fais confiance d'abord ».
C'est ainsi qu'il s'est fait avoir par les madrés de INITE qui ont failli enterrer ses ambitions présidentielles. L'agronome qui s'est séparé de son père en politique, René Préval, avoue avoir rencontré le chef de l'Etat après ce fameux vendredi 6 août au palais national.
« Nous avons discuté de choses et d'autres, et je lui ai confié que Dieu seul et moi décideront dorénavant de mon avenir.»
Frantz Duval
duval@lenouvelliste.com
Frantz Duval
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http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=82980&PubDate=2010-08-27