Samba Zao : En fait, Carrefour-Feuilles a été un lieu de rencontre des pionniers de la musique racine. Cela s'est étendu au Bas-peu-de-Chose avec les frères Grégory Sanon (Azouke) et Harry Sanon (Ayizan).
L.N : On constate qu'il y a un changement de noms au niveau des pionniers de la musique racine. Peut-on dire qu'au niveau de l'identité des pionniers une petite révolution s'est effectuée ?
S.Z : Parce qu'on imitait les chanteurs français comme Charles Aznavour et qu'on portait une attention à la musique noire américaine de l'époque, nous avons pensé que toute démarche d'authenticité culturelle ne peut se faire sans nous donner d'autres noms. Nous sommes en 1983. On a aussi créolisé le mot brésilien Samba. C'est devenu Sanba. A cette époque je voyais souvent descendre du morne L'Hôpital une femme qui sort de Savane Pistache et qui passait par le sentier habillée en calicot bleu. Elle avait de grandes tresses. J'avais 12 ans. On entendait parler de Bob Marley dans la clandestinité. On appréciait le musicien du reggae dans une chambre fermée, avec un joint.
L.N : Quelles avaient été vos impressions sur la musique de Bob Marley ?
S.Z : A cette époque, on m'appelait Lesly Pop. Je tentais de sortir du jazz et de la musique de discothèque. Bob Marley apportait un message.
L.N : Quelles étaient les caractéristiques de la musique pop durant cette période ?
S.Z : Il y avait la danse pop avec son style vestimentaire. On écoutait Claude François. On portait des cheveux afro. Vivianne Gautier m'a invité dans les années 77 chez elle. Magalie Dorlette m'a aussi appris à danser le pop. Je mélangeais le pop. En ce temps, Lavinia Williams avait sa troupe, Catherine Dunham un péristyle.
L.N : De l'expérience du mélange du pop et du folklore, il en est sorti quoi ?
S.Z : Je laisse complètement la musique américaine et je me plonge dans le vaudou. Beaucoup d'amis croyaient à la musique occidentale. Jimmy Hendricks était, à la guitare, l'idole. De Carlos Santana à Manu Dibango, on a essayé de trouver le « groove » haïtien.
L.N : Le groove haïtien, c'est quoi ?
S.Z : 1977 est une date importante. Le groove haïtien est la prise de conscience qu'on peut trouver une rythmique aux instruments occidentaux. Nous avons pris conscience des effets négatifs de l'imitation. Je suis allé à Ouanaminthe en 1978
L.N : Parlez-nous de l'aventure à Ouanaminthe.
S.Z : Mon ami Jean-Marie Claude, alias Ti Krab, avait acheté une voiture que pilotait Théodore Beaubrun Junior. Je devais aller à Ouanaminthe avec eux. Mais la voiture m'a laissé. J'ai dû prendre un camion. Je suis descendu au Cap et j'ai pris un autre véhicule pour Ouanaminthe. J'ai été arrêté aux casernes au Cap, puis libéré.
L.N : Dites-nous les idées que vous aviez durant cette époque ?
S.Z : Je peux affirmer que, durant cette période, Lòlò s'intéresait à la Bible. Le vaudou musical de Théodore Beaubrun Junior était encore occidentalisé avec les Carlos Santana et Jimmy Hendricks.
L.N : En ce moment, comment étiez-vous sur le plan des recherches musicales ?S.Z : Je veux parler avant tout de mon expérience sociale. Au Morne L'Hôpital, il y avait un hougan nommé Necker qui habitait à « Nan Pinèz ». Je prenais mon temps à le regarder agir. Je me souviens qu'il s'habillait en Zaka, avait un coco makak et battait souvent sa femme. Sur le plan musical, j'ai appris à jouer de la guitare classique au Club 16 avec Harry Thisfield. Avant, je chantais. Harry m'a dit un jour que ma voix résonne comme trois tambours. J'ai commencé à écrire de la musique locale avec « Madanm », une musique dans laquelle la guitare a des airs de tambour. En 1979, je lisais des livres sur les « lakou ». Je me transformais. J'ai rencontré à l'époque Lòlò qui faisait des études bibliques. Il était étonné de voir mon environnement avec des roches brûlées, mon djakout. Il a fait un « freakout ». Il m'a demandé : avez-vous un problème avec Jésus Christ ? Je m'habillais en paysan, je marchais avec des sons de clochette sur moi. On me considérait comme un baka. Il y avait un cimetière dans la zone. Cela ajoutait à la peur que je créais. Le macoutisme régnait avec ses sociétés secrètes. Montilas, un macoute, dirigeait une de ces sociétés. J'entendais la nuit des groupes qui sifflaient. Je sifflais aussi.
L.N : Pourquoi siffliez-vous ?S.Z : On imitait les groupes de nuit. On était sept amis et on marchait dans les rues, l'un derrière l'autre, comme le long d'un sentier, avec nos mouchoirs rouges. Je sifflais pour prouver aux groupes de nuit qu'on n'a pas peur d'eux.
L.N : Le changement s'est opéré à deux niveaux : sur le plan des pratiques sociales et sur celui de la musique.
S.Z : On n'imitait pas seulement les paysans. On voulait s'imposer dans une culture authentiquement haïtienne. Une musique nouvelle.
L.N : Etes-vous initié au vaudou ?
S.Z : Non. J'ai amené Lòlò dans les lakou. A Souvenance en avril 1984, à Soukri Danache. A l'époque, Aboudja était considéré comme un communiste. Je ne suis jamais initié au vaudou. Mais je sais qu'à Souvenance, on pratique le vaudou Dahomey avec Pè Bien-Aimé. A Soukri, c'est le Congo Petro. On fait la fête à Soukri le 15 août. A Badjo, c'est le rythme Nago qui vient du Nigéria. Un initié au vaudou est toujours limité.
L.N : Cet arrière-fond religieux a produit des groupes musicaux. Pouvez-vous nous les citer suivant un ordre chronologique ?
S.Z : Il y avait d'abord le groupe Ca. A Carrefour, chez Denis Emile, j'ai appris la lecture rythmique. Chico Boyer du groupe Ca, Wilfrid Laveau, dit Tido, ces jazzmen découvraient un nouveau style. Ils ont jazzé notre musique.
L.N : Après le groupe Ca ?
S.Z. Après le groupe Ca, Foula est fondé. On est au début des années 80.
L.N : Boukman Eksperyans est né à cette période ?
S.Z : Non. Fanfan Alexis avait envie de créer avec Lòlò un jazz nommé Monifé. Le groupe n'a pas été créé.
L.N : Qu'en est-il de Sanba yo ?
S.Z : Sanba yo est créé en 1985.
L.N : Durant ce long parcours, vous avez rencontré Lòlò ?
S.Z : On était de bons amis. C'est avec Foula que Lòlò s'est réveillé par le jeu des instruments harmoniques jouant comme le tambour et le bambou. Yves Colimon, musicien de Ste Trinité, ne pouvait jouer la basse comme le tambour.
L.N : Parlez-nous du cheminement de Sanba yo.
S.Z : On a joué aux Facultés, à l'Instituts français. A L'Hôtel Oloffson, Sanba yo répétait avec le groupe folklorique d'Emerante Despradines. Je touchais à l'époque 20 dollars chaque samedi.
L.N : Quel est votre premier voyage ?
S.Z : Des amis voulaient que je voyage clandestinement comme boat-people. J'ai répondu non. Le mouvement musical avait de l'espoir. Nous sommes invités en Martinique en 1987. Turgot Théodat était aussi en Martinique comme saxophoniste de Foula jazz. Le deuxième voyage, c'est en Louisiane.
L.N : Quand est né Boukman Experyans ?
S.Z : En 1990. Evens Silibo de Sanba yo est allé former Boukman avec Lòlò. Le démarrage, c'est « Kèm pa sote ».
L.N : Théodore Beaubrun Junior a dit que vous êtes l'un des pionniers du mouvement Racine. Vous n'êtes pas le pionnier ?
S.Z : Il faut qu'on prenne la guitare ensemble et qu'on joue le tambour sur cet instrument harmonique. C'est une question technique. Jean Daniel Beaubrun est un arrangeur excellent. Le rara est entré chez Boukman grâce à lui. A son départ, le style de Boukman est devenu métallique. Beaucoup de personnes peuvent témoigner de l'expérience rara : Azor, Richard Morse, Henry Célestin, Gérald Merceron hélas décédé, Marie Laurence Jocelyn Lassègue, Marvel Dandin, Lilianne Pierre-Paul. Je ne veux pas de polémique. Je suis pour la vérité.
Propos recueillis par Pierre Clitandre