Publié le 23 février 2010 à 00h00 | Mis à jour à 00h00
Deux heures du matin, au stade de soccer Silvio Cator de Port-au-Prince. Mérinus Jean, sa femme et leurs trois filles se retournent simultanément sur leurs minces matelas.
Quelque part, un voisin vient d'allumer une radio à plein volume. Quelqu'un urine bruyamment dans un seau. Un bruit qui rappelle celui d'une voiture qui s'étouffe perce la nuit - il faut un certain temps pour comprendre qu'il s'agit d'un enfant secoué par une vilaine quinte de toux.
«Ooooouuu baby I love your way», crache la radio. Elle grésille affreusement.
Voilà plus de cinq semaines que près de 4000 personnes s'entassent dans le stade de la ville. Mérinus Jean et sa famille y ont vécu un mois dans un abri de fortune. Puis, il y a six jours, le miracle: une amie a réussi à leur faire parvenir une tente de camping de huit places.
Samedi dernier, leur fils a passé la nuit chez sa grand-mère, hors du camp. M. Jean a invité La Presse à prendre sa place, question de mieux comprendre la vie des déplacés d'Haïti.
Nous sommes arrivés vers 19h dans un stade plongé dans le noir mais secoué par la ferveur religieuse. Rassemblées autour d'un camion rempli de haut-parleurs, des centaines de personnes battaient des mains, dansaient sur le gazon synthétique et chantaient en levant les bras au ciel.
En toile de fond, les collines illuminées de Port-au-Prince et quelques étoiles dans la nuit chaude. Magique.
Sur les pourtours du stade, quelques stands éclairés à la chandelle vendent des bonbons, des biscuits, de l'eau, du pain. À 20h30, la musique cesse. Seul un groupe d'une trentaine de jeunes reste. Au milieu d'eux, un adolescent fait du rap a cappella.
«Nous sommes un peuple noir, mais nous accueillons aussi les Blancs. Nous voulons officiellement vous souhaiter la bienvenue», déclame-t-il.
Des sourires, des questions, de rares demandes d'aide: jamais, pendant les 12 heures passées dans le camp, on ne nous a pas témoigné la moindre hostilité.
Entre chaleur et moustiques
Les gens regagnent leurs abris; ceux qui n'en ont pas s'installent directement sur le sol.
Par un labyrinthe de petits chemins qui circulent entre les refuges, nous retrouvons la famille Jean, assise par terre devant leur tente.
Il y a la mère, Calice Rosela. Les trois filles, Rachelle (25 ans), Smetana (14 ans) et Kelwine's Ornica (10 ans). Et le neveu de 29 ans, Patrick Moussignac.
Le père, Mérinus, était directeur d'un lycée dans l'île de La Gonâve quand le tremblement de terre a détruit à la fois sa maison et son école. Cet homme instruit, qui a notamment voyagé en France, a échoué ici. Une foi chrétienne inébranlable lui permet de tenir le coup.
«J'ai confiance en Dieu, il ne nous laissera pas dans une situation si embarrassante, si difficile», dit-il.
La famille parle peu. On écoute les informations sur une radio-lampe de poche que Mérinus a obtenue lors d'une distribution de l'armée américaine. Puis c'est déjà le temps des préparatifs pour la nuit.
«On se couche tôt, il n'y a rien à faire», dit M. Jean. Le pipi d'avant dodo se fait dans un seau qu'on ira vider demain hors du stade. Pour les besoins plus sérieux, ça se complique. Les toilettes, explique le maître de maison, sont sales et en nombre insuffisant.
La solution qu'a trouvée la famille est de se cacher dans le stationnement du stade, d'y faire les besoins dans un sac, puis de balancer le tout dans la petite rivière qui coule derrière.
Sin Mérinus Jean étouffe un rire gêné, il est clair que la situation ne l'amuse pas une seconde.
C'est aussi dans le stationnement du stade que la famille se lave à la débarbouillette, sous le regard des autres. Aucune douche n'a encore été installée.
Chaque soir, le dilemme entre la chaleur étouffante de la tente et les moustiques de l'extérieur se pose. Ce soir, tout le monde se faufile sous la tente, entre des draps fraîchement lavés.
La chaleur, les chiens qui aboient, les pleurs des bébés, les chicanes de voisins, les bâches des abris environnants qui battent sur la tente: ici, le sommeil se gagne difficilement et est sans cesse interrompu. Et oubliez la grasse matinée: à 5h, on circule entre les abris pour annoncer le service religieux. Celui-ci débute dans le noir, dans un coin du stade, au son des cantiques.
De retour du service, la famille se félicite pour cette excellente nuit: il n'a pas plu une seule goutte.
«Quand il pleut, c'est la misère. La misère!» dit Mme Jean, qui décrit les milliers de gens mouillés, transis, qui attendent debout en priant pendant que les enfants pleurent.
Le petit-déjeuner? «On ne doit pas agir n'importe comment», tonne M. Jean, qui préfère conserver son argent. Il refuse obstinément qu'on le lui offre.
Les jours sont souvent ennuyeux. La famille va parfois se promener en ville pour constater l'ampleur des dégâts. «Les enfants de demain nous questionneront sur la nature du séisme. Mes enfants devront avoir le bagage intellectuel pour leur répondre», dit Mérinus Jean.
Mais aujourd'hui, on reste au camp. La plus jeune, Kelwine's Ornica, a déjà commencé à jouer avec le bébé du voisin. Sinon, il y aura les tâches ménagères, la conversation, la radio, la prière de l'après-midi. Et la longue attente que quelque chose, quelque part, bouge enfin pour qu'ils puissent reprendre une vie normale.