Ils voulurent tous les trois passer le premier. Puisqu'il était tout simplement question d'y passer. Les suppliques n'avaient plus aucun effet. Les adulations aucune signification. Les baise-pieds et baisemains rebondissaient contre la froide inhumanité des bourreaux non cagoulés.
Le plan macabre avait été accepté à l'unanimité. Les trois seraient descendus froidement d'une balle entre les deux yeux. Les trois ne porteraient pas de cagoules. La première exécution se ferait sous le regard des deux autres qui étaient obligés à suivre les yeux grand ouverts la mise en scène. Sous peine de se voir amputer un doigt ou une main. Un orteil ou une jambe. Puis le cadavre, dont la concavité du cou reposait épousant parfaitement la convexité d'un tronc d'arbre, serait décapité d'un coup sec. Un seul coup de machette. Enfin le corps et la tête seraient jetés dans le fourneau charbon.
Tout était fin prêt. Il ne manquait que le jeune homme au téléphone portable dernier cri. Le téléphone en mesure de filmer avec un rendu dépassant le réel, les images qui seraient divulguée sur internet.
Les bourreaux fiers et non cagoulés avaient laissé le soin à Joxibrin, Exalus et lisyus d'établir la liste et l'ordre de passage.
La meilleure position pourrait bien être la première. A ce stade on ne croit pas trop au miracle. On le sait toujours. Même des dés pipés, quand ils sont jetés, ils sont jetés.
Plusieurs choses semblaient pourtant sûres. Etre le deuxième de la liste s'avérait moins bien que d'y être le premier mais sans aucun doute moins terrible que de figurer en troisième position.
Il ne s'agissait point d'un podium de fin d'épreuves de coupe du monde ou de jeux olympiques. Il était question de la fin de l'aventure de Lisyius, Joxibrin et Oxalus. Trois citoyens partis de Troucoucou, une section communale rayée de l'esprit des dirigeants et des chefs. Des gens de peu oubliés des gens de bien. Des victimes de l'amnésie endémique de tous les gouvernements.
Communauté verte et fertile, véritable grenier de toute une région, Troucoucou avait survécu au prix de déprédations de toute sorte, au mépris le plus lugubre du bon sens, pour se convertir en un joyau d'une zone incompatible avec toute forme de vie, inspirant la fuite, et exhalant la mauvaise augure.
Les animaux les plus coriaces agonisaient. Ils promenaient d'un pas lourd et pesant entre les ronces et les bayahondes le résidu osseux de leurs carcasses affamées. Les cactus transpiraient d'épaisses gouttes de poussières grises transportées par les vents de nuit entres les épines desséchées.
Joxibrin, Exalus et Lisyius résistaient au temps. Ils avaient appris à apprivoiser les besoins les plus vitaux et les rendre plus facultatifs que nécessaires. Ils résistaient aux vents comme aux promesses non tenues. Ils fuyaient les rêves comme ils étaient décidés à fuir la faim.
La fin venait surtout de l'ouest. Elle avait tapissé de son manteau épais et lugubre une grande partie de la région. Des rumeurs se mêlaient à des cris d'espoir venant de l'est ou s'étendaient disait-on, de l'espoir comme une grande nappe verte foncée et scintillante à perte de vue. Mais l'Ouest c'était chez nous. L'Est chez les autres. Ils se savaient souvent considérés comme les autres des autres. Donc l'Est était aussi à eux. Mais il fallait souvent se méfier des rumeurs. Surtout de ces rumeurs édulcorées de réussite rouge cramoisi et de victoire couleur soleil. Des rumeurs mélangeant savamment dans le creuset des imaginations type mirages espérances et orgies divines et miraculeuses. Surtout de ces rumeurs venant de l'Est.
Avec l'agonie impitoyable des jours mauvais, Troucoucou ne représenta qu'un couloir que l'on ne parcourt que dans les deux sens du regard. Jamais dans le sens oblique des aiguilles d'une montre. Aucun pèlerin ne comptait y trouver ni réconfort à l'esprit vagabond ; ni soulagement pour des pieds fatigués et poussiéreux et blasés. On l'aborde souvent pour se diriger vers l'inconnu surtout quand on s'attend au pire.
Les trois amis avaient pavés les sentiers à force de marcher et de chercher ce qu'ils n'ont jamais trouvé. Ils poussèrent très loin leur attachement à cette terre. Ils ont cru au miracle de la vie. Ils ont voué une foi inébranlable à cette nouvelle trinité natif-natale qui a vu le jour le premier janvier 1804. La liberté de l'esprit. L'égalité avec soi-même et la fraternité avec ceux qui nous ressemblent en évitant de nous plagier. Ils étaient allés trop loin. Ils ont même essayé de gouverner la rosée. Mais en effet, la ligne d'horizon de l'Est était encore plus éloignée.
Joxibin s'efforçait de se faire une idée au-delà de ses rêves et ses illusions. Il disait transportait sur lui l'odeur de cette terre. Quand Dieu eut l'idée de le créer, se plaisait-il à dire, il prit de la terre de Troucoucou et le mélangea pour façonner son physique. Le tout puissant lui souffla un esprit du même type que celui de Dessalines ou de Toussaint. Voilà pourquoi il vouait un respect plus que religieux à ce coin aujourd'hui effacé du monde et de l'imagination des autres.
A bout de vie, Il tenta cependant de partir plusieurs fois. Il fit et refit le parcourt dans les deux sens. Dans le sens du vent en quête de pluie. Dans le sens des pluies guidé par les fines particules de poussière gris noire. Dans le sens de l'histoire de la ville et dans le sens de sa raison à lui. Il se décida un jour à partir vers le sud. Megacosmopolie l'avait plus effrayé qu'impressionné. Cette grande ville grouillant et grouillonnant, fièrement gardée par ses ceinturons de misère haut perchés, n'offrait pas non plus ni de sécurité ni des couleurs d'avenir. C'était loin du couloir à double sens ou il a eu la chance quand même de vivre. L'Est devrait être encore meilleur.
Exalus sortait souvent su petit carré de papier plié et replié avec dextérité. Il y répétait son discours de circonstances. Mais l'occasion ne vint jamais. Sur cette feuille de papier quadrillée à grands carreaux ; il y écrivit l'essentiel de son programme de gouvernement pour Troucoucou. Comme député de son unique circonscription. Et qui sait, Sénateur du département attenant. Avec la démocratisation de l'activité politique de ces dernières années, tout le monde pouvait être un jour confronté à sa chance ou affronté par sa veine. Il suffisait d'être haïtien pour rêver à un poste électif. Peu importe lequel de chef section à président de la République. Ni cursus, ni curriculum vitae ni pensum. Tout homme est un homme. Tout homme est un chef potentiel. Les discriminations à caractère d'intellectualité, compétence, ou formation avaient complètement disparu. Il savait lire. Il savait écrire aussi. A peine. Mais cela suffisait amplement pour sa section communale. Et surtout pour siéger au parlement du bicentenaire.
L'exode qui avait rendu exsangue sa commune de toutes les têtes capables de penser, était vécu comme une manne du ciel. En peu de temps, il pouvait régir et sur la pluie et sur le beau temps comme le seul individu lettré des parages. Ses adversaires potentiels et potentiellement gagnants étaient tous partis vers le Nord. Une place libre lui faisait une succulente filalangue et la route vers les tribunes de la chambre basse lui tendait les bras.
Le temps passa et l'exode se poursuivi. Elle fit l'effet d'une énorme malédiction sur Troucoucou qui perdit non seulement sa population mais aussi de l'importance politique. Il n'était plus question d'en faire une circonscription. Le rêve du député s'envola donc avec les derniers habitants de la ville. Mais comme les femmes divorcées qui gardent les noms des ex maris, Exalus conserva le titre de ses illusions, l'éternel stigmate de sa vocation ratée, son signe extérieur de la richesse dont il passa à côté. Il aimait à s'entendre appeler Député Exalus.
Lysius au contraire était un échantillon fidèle et représentatif de type sans histoire. Détenteur d'un passé aussi sombre qu'un futur incertain, il était surprenant par le nombre et le type de boulot qu'il avait exercé avant de se consacré définitivement à l'agriculture.
Comme bœuf à la chaîne il avait sillonné toute la région de l'artibonite. Comme mawoulé, il connut plusieurs régions du sud. D'ailleurs, au décours d'un voyage de plusieurs jours derrière en convoi de bœufs jusqu'aux abattoirs de Megacosmopolie, il séjourna chez un ami à cité soleil. Il changea de métier pour celui de militant politique. Il aimait bien les pots au feu et l'alcool distribués gratuitement lors des manifestations organisées par l'opposition ; mais il déchanta vite quand il comprit que son rôle surtout était de lui de réaliser les sales besognes d'une cause dont il ne comprenait pas trop les contours.
Il resta longtemps à cité soleil ou il travailla comme gérant d'un groupe de passager-leurres à la station des bus qui assuraient le trajet Megapolie-Pétion-Ville par la route de Delmas. Le boulot consistait à donner l'impression aux usagers que les minicars n'étaient jamais vides. Les passagers ne veulent jamais attendre qu'un bus vide se remplisse avec eux dedans. Surtout aborder le véhicule le premier et poireauter jusqu'à l'arrivée du douzième ou quatorzième passager.
Lysius pilotait ainsi un groupe de sept jeunes hommes qui, avec l'accord monnayé du conducteur occupaient des sièges du véhicule donnant faisant croire au vrai passager que le véhicule en question était sur le point de partir. Puis les usagers arrivent et y prennent place. Et un mouvement subtil s'organise pour évacuer le mini bus qui se désemplit des passager-leurres tandis que les vrais passagers y prennent place.
Un jour après une grosse embrouille impliquant un de ses anciens camarades militants politiques qui ne choisit point la reconversion, il décida accompagner celui-ci au maquis. Les bruits faisaient état d'assassinat de politiciens de l'opposition, d'incendie de locaux de partis politiques entre autres délits mineurs comme intimidation par coups et blessures, dissuasion par des prises d'otages. Il suivit son copain jusqu'à Troucoucou et se crée une nouvelle vocation de cultivateur.
L'idée de marcher vers l'Est ne l'effrayait donc pas.
( A SUIVRE)
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