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dimanche 21 avril 2013

BELLES DE NUIT....CHAPITRE XV


CHAPITRE XV
La virée de ce lundi fut une virée ordinaire et habituelle. Rien de palpitant ni d'extraordinaire qui eut valu  le coup d'être rangé pour la postérité.
Elle avait permis à Gaspard de survivre une journée de plus. La récolte fut dans ce sens assez maigre. Mais dans cette optique aussi, elle fut habituelle.
Les choses bougeaient sans réellement avancer ni progresser pour Gaspard qui accumulait des données et des indices. Vu sous cet angle, la rencontre avec le photographe fut plus que positive. Même si les photos pour l'instant n'avaient révélé aucun détail particulier. Au moins il disposait du reportage photographique des funérailles. Narcisse, comme son ami du club de dominos,  lui avait conseillé de voir un Bokor ou un pasteur pour déchiffrer l'énigme du chat et de la couleuvre verte.
 En plus, comme une suggestion tout à fait nouvelle, il lui avait sérieusement recommandé de rentrer en contact avec la fille de "l'oncle",  psychiatre très  connue du milieu intellectuel.
Il se retrouvait ainsi dans sa tête, à manipuler un volume très considérable d'informations. Comme des pièces d'un puzzle de 1.000.000 unités posées sur une table d'une superficie inférieure à celle du tableau final. Les espaces et les fiches logeant cote à cote, dans une indifférence qui ralentit la construction de l'œuvre définitive.
Il faut des yeux pilotés par une réflexion logique, rivés à la fois sur les espaces et l'ensemble des fiches pour établir un rapprochement.  Puis une relation. Après une main vérifie la véracité et surtout l'utilité de cette réflexion logique. Puis une  main qui placera la bonne pièce dans le bon espace. Ainsi de suite. Le puzzle prendra forme pour finalement dévoiler  son secret et sa beauté.
Gaspard ne pouvait cependant pas compter sur la logique globale et universellement acceptée.
Quelle réflexion logique,  ou quelle logique tout court,  pourrait expliquer la présence d'une voiture perchée sur le faite d'un arbre en plein milieu d'un cimetière urbain?
Quelle logique peut démontrer le déterminisme qui fait qu'il y ait eu deux morts et deux survivants  dans ce tragique accident de voitures?
Quel raisonnement voudrait retrouver un message fort dans le fait de croiser un chat noir ayant chassé une couleuvre verte ?
C'était là, évidemment, le substrat même de l'enquête qu'il menait depuis plus de 777 jours.
Tout se trouvait noté et consigné dans son dossier rangé par sous dossiers, feuilles et chapitres. Tout ou presque.                                                                                                                                       
L'élément vraiment nouveau, ne figurant pas dans le dossier était à présent cette psychiatre, fille de l'ethnologue.
Ceci méritera un temps de réflexion particulière pour esquisser une stratégie pour approcher et rencontrer ce nouveau personnage-clé.
Pour le reste, tout se trouvait bien gardé dans ses dossiers.
Il suivit les familles et les proches des  défunts pendant plus de 777 jours. Il a été conduit sur presque tous les champs et terrains exploitables ou supposés l'être.
Pour gérer l'angoisse insoutenable qu'avait généré la dégradation du comportement des deux occupants de la voiture retrouvée sur l'arbre, les conseils les plus invraisemblables, les consignes les plus déraisonnées avaient été suivies à la lettre. Ce, malgré le scepticisme affiché par les parents.
Toutes les forces, toutes les puissances avaient été consultées. Pasteurs, prêtres, houngans, mambos, shamans, magnétiseurs, francs-maçons, psychologues, psychiatres, jumeaux avaient donné leurs avis d'experts.
Le psychiatre consulté n'était pas la fille de l'oncle. Pourquoi n'avait-elle pas été consultée, si elle aurait été sans doute la psychiatre la plus à même de comprendre la situation,  en juger par sa faculté de communiquer avec l'au-delà?
Peut-être elle est beaucoup moins accessible pour les terriens. Un tel sujet aurait déchaîné en elle une débordante passion et un grand  intérêt.
Gaspard nécessitait des réponses à ces questions pour construire sa stratégie d'approche.
Pour le reste, il se plongera dans ses papiers pour retrouver le Pasteur et le Bokor. Les deux religieux qui intervinrent dans cette histoire.
Ces deux interventions avaient déclenché une excitation pré-orgasmique chez Gaspard qui avait vu son enquête faire un bon vertigineux en avant.

Tout avait commencé après une visite dans le quartier des deux jeunes tués lors de l'accident. Ce ne fut pas la première ni la seule. Mais après celle-là, il n'avait plus jugé bon de revenir dans cette zone.
Cette promenade lui avait permis d'arpenter les entrailles d'un  bidonville accoudé aux murs cachés des villas de luxe. La bonté humaine avait permis cette entente entre les extrêmes dans une alliance mixant  insouciance et résilience.
Une situation honteuse pour certains. Mais bien habituel et typique pour d'autres.
Des informations d'une extrême importance, lui avait couté en fait que le prix de deux boissons gazeuses.
Un chauffeur-garde du corps en mission spéciale, après deux grogs, avait livré  les contours  supposés  secrets de  sa mission et de  son travail. Ce monsieur qui était aussi membre de la milice créée par le régime au pouvoir, était loin d'imaginer que cet inconnu qui déglutissait l'une après l'autre deux bouteilles de boisson gazeuse, était sans doute le seul citoyen qui allait faire de cette histoire une affaire personnelle.
Lui, il s'entretenait comme d'habitude avec son ami de fortune. Son épicier. Son banquier. Son porte monnaie. Sa garantie pour les petites dépenses du quotidien. Le garant de sa survie et de sa sécurité alimentaire.
Un épicier dans ce genre de quartier est un personnage très important. Au même titre que le directeur-fondateur de la petite école mixte ou le prédicateur de la petite église évangélique.
Il est souvent pris pour une sorte de confesseur d'âmes perdues dans la monotonie des comportements stéréotypés. Parfois il est le confident des ménages en déperdition et en panne d'inspiration.
Il sait entendre. Il sait comprendre. Il sait évaluer. Gaspard imagina vite qu'il en savait beaucoup plus que de raison. Le plus important maintenant c'était de gagner sa confiance sans qu'il ne se souciât ni de son identité ni de sa profession.
Il lui fallait une information précise sur la mission du chauffeur-garde du corps. L'emplacement de l'église chrétienne protestante que fréquentait l'un des jeunes de la voiture et de sa famille.
Il se dit aussi qu'il ne devrait pas y avoir de lendemain. Comment justifier cependant  une autre fois sa présence dans ce quartier et encore moins dans l'épicerie sans habiter les parages?
Donc la solution imaginée et trouvée fut celle de prolonger son séjour et espérer que le chauffeur irait plus loin dans ses confessions. Une fois que les deux grogs auraient fait leurs effets de délier les langues et désinhiber les contraintes.
Pendant le passage du chauffeur à l'épicerie, celui-ci avait déclaré au propriétaire qu'il n'allait pas disposer d'assez de temps pour rentrer chez lui et manger quelque chose avant de partir travailler. L'épicier lui avait proposé selon ses propres mots, un sandwich et un hamburger créoles.
Le chauffeur avait hésité et réfléchi une minute avant de se décider pour un hamburger créole.
Gaspard ne connaissait pas encore ces dénominations dans la restauration locale. Il observa attentivement les gestes et les enchaînements dans la préparation du hamburger créole.
L’épicier en fredonnant une chanson vernaculaire, sortit d'un sac, un pain de mie. Bi-lobé sur une face et plat sur l'autre. Il en fit deux moitiés asymétriques en le découpant à l'aide d'un couteau bien aiguisé dans un  plan horizontal et parallèle à  la face plate. Il étala à l'aide du même couteau une portion généreuse de margarine jaune orange. Puis de façon rythmée, il sortit d'un carton un avocat mûri avec soin dégageant une odeur de paille sèche. Il le fendit  en quatre tranches pour quatre quarts. D'un seul mouvement des mains il éplucha deux des quatre tranches qu'il plaça sur une des deux moitiés de pains. Deux pincées de sel. Une pincée de poivre sur les morceaux d'avocats. Les deux  moitiés sont mises l'une sur l'autre en prenant soin de ne pas renverser le contenu. Le tout est partiellement enveloppé dans un morceau de papier d'emballage et est servi au chauffeur qui en salivait déjà d'envie.
Donc Gaspard pris connaissance d'une nomination nouvelle pour du designer cette manière de déguster du pain de mie et de l'avocat.
Il se demanda cependant quelle combinaison pouvait correspondre au sandwich créole.
Vu qu'il s'était lancé dans un processus de rapprochement intéressé de l'épicier pour dénicher des informations dont il avait tant besoin, il se dit pourquoi ne pas essayer ce sandwich créole?
Il utilisa des thèmes dithyrambiques pour décrire la dextérité de l'épicier et féliciter ouvertement l'aspect combien alléchant du produit fini.
Il confessa son impossibilité de maitriser cette indicible et irrésistible envie de goûter au sandwich créole.
Il reçut comme réponse percutante un monsieur va se régaler les papilles!
L'épicier se mit rapidement à l'ouvrage. Il sortit cette fois-ci deux galettes de manioc plates, de vingt centimètres de diamètres. Elles étaient fermes et croustillantes. Il prit juste à côté du pot de margarine, deux  autres  pots. Un grand  qui portait l'étiquette partiellement détruite d'un pot de mayonnaise de Dijon et un petit dont on pouvait lire GERBER sur une étiquette un peu vieillie. Il l'ouvrit avec un peu de difficulté le pot le plus grand. Une forte odeur d'arachide envahir tout l'espace antérieur de l'épicerie.
Il se servit du même couteau pour sortir une portion d'une pâte marron clair dégoulinant un surplus oléagineux sur les bords.
Il étendit cette substance de façon uniforme sur l'une des faces des deux galettes.
Sur une étagère placée plus loin, il récupéra un sac en plastique plongé dans un récipient rempli d'eau claire et fraîche jusqu'aux bords. S'aidant de deux doigts, il y extirpa quelques branches de cresson aux  tiges fermes et aux feuilles vertes et luisantes.
Il les secoua un peu pour les purger de l'excès d'eau avant de les placer entre les deux galettes tartinées de beurre d'arachides.
Il empauma le couvercle du petit pot qu'il ouvrit en lui imprimant un mouvement d'une amplitude d'un quart de tour. Puis aspergea le cresson à l'aide d'une cuillère a café un liquide d'aspect plutôt sale répandant une odeur à citron vert, ail et civettes.
Il posa les deux galettes l'une sur l'autre. Les deux  faces  enduites l'une contre l'autre, séparées du manteau de cresson.
Un bout de papier d'emballage et enfin Gaspard put mordre à pleines dents dans son sandwich créole. Pendant la préparation, ses trippes étaient rentrées dans une danse folle et les glandes salivaires en surproduction.
Il ferma les yeux, la tête portée en arrière par une colonne cervicale en hyper extension. Sans modifier son attitude, il continua les éloges vers l'épicier et sa recette. Celui-ci ouvrit grand les yeux quand il entendit dire qu'il n'avait jamais mangé quelque chose de si savoureux de sa vie.
Gaspard décida de foncer et d'enfoncer le clou en faisant allusion au chauffeur garde du corps.
-  Je crois qu'il a raté quelque chose ton ami qui a préféré le hamburger au sandwich créole.
- Ah! Tu veux parler du commandant? Je ne sais pas ce qui lui a pris. Généralement il est un fan inconditionnel et non négociable de ce que tu manges actuellement.
- Il est commandant lui? Il commande qui et quoi? S'en chérit Gaspard pour avancer dans le sujet.
- Tous les gens d'ici l'appellent commandant. Ce dont on est certains c'est qu'il a de l'autorité. Pendant toutes les manifestations de la milice du régime à la mode on le voit toujours porter fièrement son uniforme. Et lui, au lieu de ceindre une machette à la ceinture il exhibe des pistolets ou des revolvers.
- A quand même! Répliqua Gaspard Jouant l'étonnement.
- Mais il est clair que ces derniers temps il a des comportements bizarres. Il boit beaucoup plus qu'avant.
- Ah oui? Et on sait pourquoi?
- Personne ne veut en parler mais il parait que ses troubles se sont apparus depuis qu'il a été appelé par les hautes instances du pouvoir pour lui confier cette mission.
Gaspard bouillonnait de jubilation. L'épicier se laissait conduire comme par le bout du nez, là ou exactement il voulait l'emmener.
- C'est quelqu'un d'important maintenant. Pourtant...
L'épicier comme frappé par une logorrhée aiguë ne lui laissa plus le loisir de placer le moindre mot.
Il enchaîna réflexion après réflexion. Les unes les plus intéressantes que les autres. Gaspard retint que son comportement commença à subir des modifications plus il restait longtemps au contact du jeune et de sa famille.
Gaspard feignit de n'avoir gardé  qu'un souvenir vague et flou de cet événement qui avait bloqué complètement la capitale un dimanche matin.
L'épicier lui fit cadeau d’un exquis récit modifié et corrigé.
Gaspard s'arrangea pour le ramener sans cesse à parler du commandant. Ce qui l'intéressait c'était seulement l'adresse de l'église protestante ou il devait conduire sous peu le jeune et sa famille.
Son insistance eut les effets escomptés.
Comme pour clore le chapitre, l'épicier balança une phrase que le journaliste, sans se faire prier, capta comme un ballon placé par un coup de pied d'expert dans la lucarne.
- Il va devenir encore plus bizarre, maintenant qu'il accompagne le jeune et ses parents à l'église tous les dimanches.
Gaspard joue encore l'air étonné.
- Ah oui? Ils vont faire quoi à l'Eglise?
- Il parait que les parents pour le sauver ont du rentrer dans la religion protestante. Depuis il donne des témoignages un peu partout. Surtout lors des rassemblements spéciaux et importants.
Le témoignage! C'est juste ce qui lui manquait à Gaspard. La version directe des faits. Rapportée et racontée  par un des  acteurs.
Il était sur le point de décrocher un sésame. Son sésame!
Jusqu'à maintenant tout allait bien. Pas question de tout foirer sur une maladresse. Il devait accélérer avant qu'un autre client ne se pointât et brisât l'intimité qui avait facilité cet échange verbal très bénéfique. Il lui restait une dernière question à poser.
- Il les accompagne à quelle Eglise ce dimanche?
- l'Eglise Baptiste de la Croix des Missions. La première.
- La première Eglise Baptiste de la Croix des missions?
- Oui. Elle héberge une semaine de réveil. D'après ce que j'ai pu comprendre il en sera l'orateur principal ce dimanche. Le pasteur lui cédera sa place. Au lieu d'un message traditionnel il racontera son histoire en guise de témoignage.

Gaspard eut du mal à  finir la dernière bouchée de son sandwich créole. Son pèlerinage en ces lieux venait de prendre fin.  Et de quelle manière!
Il s'aida d'une gorgée d'une troisième bouteille de gazeuse qu'il avait commandée pour accompagner son sandwich.
La bouche vide, il prit congé de l'épicier et s'en alla. Il prit congé aussi de ce quartier qu'il avait découvert. Un quartier sans aucune particularité en dehors d'être des quartiers quand même particuliers. Des quartiers ou la vie se vit au ralenti et au rythme du hasard  et de ses circonstances.