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vendredi 4 octobre 2013

Avec Bibliothèques sans frontières, Haïti est à la page

LE MONDE CULTURE ET IDEES
03.10.2013 à 16h47 •
Par Hubert Prolongeau
Ici, on dit "12 janvier", comme plus au nord on dit "11 septembre". Une date. Pire, une déchirure. Ce jour-là, le 12 janvier 2010, à 16 h 53, pendant trente-cinq secondes, la terre a tremblé. Et Port-au-Prince s'est écroulé.
Aujourd'hui encore, des maisons sont à terre, des bâtiments publics affaissés. Le palais national, fierté du centre-ville, a été rasé, et des baraques de bric et de broc sont toujours debout autour du Champ-de-Mars, la plus grande place de la capitale haïtienne. Est-ce à cause du séisme que l'ONG Bibliothèques sans frontières (BSF) s'est installée ici ? Oui et non.
"UN PONT ENTRE L'URGENCE ET LA RECONSTRUCTION" Oui, parce qu'il était l'occasion parfaite, si l'on ose écrire, de mettre en route la mission de cette association. Non, parce qu'à l'heure où beaucoup d'ONG plient bagages sans que la reconstruction du pays soit réellement commencée, l'équipe en place espère bien que le travail entamé sera pérenne. "La bibliothèque est un pont entre l'urgence et la reconstruction", résume Jérémy Lachal, directeur de Bibliothèques sans frontières.
La philosophie de BSF est à la fois simple et belle : elle postule que les hommes, en temps de catastrophe, ont autant besoin de culture pour se reconstruire que de nourriture et de vêtements. Mais pour mettre ce principe en pratique, ses responsables se sont vite rendu compte que le seul envoi d'ouvrages n'avait pas beaucoup de sens.
"Nous avons compris qu'il fallait s'appuyer sur des structures, sur les librairies, les maisons d'édition, les bibliothèques qui existaient encore, et agir sur toute la chaîne du livre", précise Héléna Hugot, ancienne chef de mission. Trois ans après le séisme dévastateur, cette volonté a rencontré un écho véritable. Ce qui ne va pas sans paradoxe dans ce pays illettré à 70 %, où la criminalité est en forte hausse, et dont le meurtrier "président à vie" Jean-Claude Duvalier, chassé en 1985, est revenu en janvier 2011 "aider [sa] terre natale".
SOIF DE CULTURE Car ce pays minuscule, soumis des années durant à des dictatures d'une extrême cruauté, accablé par les catastrophes, pauvre parmi les pauvres, a une soif de culture rare : cafés philo, ateliers d'écriture, théâtre, poètes jaillissent partout, attirant des foules nombreuses et passionnées, discutant sans fin sur l'identité caribéenne dans une oralité flamboyante.
"Les écrivains se sont regroupés après le séisme comme ils ne l'auraient peut-être pas fait sans lui. Il y a beaucoup de clubs de culture chez les jeunes, et il vient de se créer une revue importante, Demambre, affirme l'écrivain Lyonel Trouillot, qui vit sur place. Ici, le social commence par la culture."
La culture, elle, commence souvent par un "biblio tap-tap". Les "tap-tap", ce sont ces taxis multicolores qui sont les seuls moyens de déplacement des Haïtiens, coincés des heures durant dans les "blocus", les terribles embouteillages locaux. Un biblio tap-tap, c'est un tap-tap rempli de livres.
En ce jour gris où les nuages laissent apercevoir par bribes la montagne embrumée, le nôtre fonce vers Gressier, un peu au-delà de Port-au-Prince. Une musique tonitruante signale son arrivée. Les animateurs installent des tapis par terre : les enfants, tous vêtus du même uniforme jaune vif, s'y précipitent, canalisés avec peine par leurs instituteurs. L'animatrice de BSF, Suze Marie Helene Dorange, 26 ans, leur fait d'abord exécuter une danse qui suscite rires et clins d'oeil, puis sort un livre. Lequel ? Instant d'attente, moment de vibration, rumeur de contentement : ce sera l'histoire d'un petit âne appelé Benisoit, qui va justement au marché... en tap-tap. Les enfants suivent ses aventures avec attention, applaudissent à la fin. Puis l'animatrice distribue un livre à chacun, leur montrant comment en prendre soin.
DANS LES CAMPS DE RÉFUGIÉS Il y a cinq ans, Suze était institutrice. "Je préfère travailler ici. Le contact avec les enfants est différent, plus court mais plus intense. Moi aussi, je m'enrichis en lisant leurs livres." Dans certains quartiers, beaucoup d'enfants non scolarisés se joignent aux élèves. Parfois il faut les repousser. "Mais je veux qu'ils reviennent, continue Suze. Chacun peut trouver quelque chose dans la lecture. Chez eux, il n'y a jamais de livres. Et personne ne leur raconte d'histoires."
Le biblio tap-tap va aussi dans deux camps de réfugiés, à Delmas et à Croix-des-Bouquets. "Les enfants sont sans repères, et nous leur en redonnons. Dans beaucoup de livres, les héros ont connu des traumatismes, ils explorent le rapport à la mort", explique Emilie Deschamps, actuelle responsable du programme.
"Pour un lecteur, la situation après le séisme était terrifiante. Il nous fallait des livres, à tout prix... Haïti vit par saisons : saison sanglante, saison créatrice. Nous vivons un printemps, et BSF accompagne ce printemps", affirme l'écrivain Dany Laferrière, qui habite aujourd'hui à Montréal.
Comme lui, les auteurs haïtiens sont nombreux à suivre l'aventure avec passion. "Notre pays a plus que jamais besoin de ce type d'initiatives. La pluralité des idées va de pair avec la circulation des livres", renchérit James Noël, poète et fondateur de la revue Intranqu'îllités. Car les bibio tap-tap ne sont que le premier maillon de la chaîne.
BIBLIOTHÈQUE NUMÉRIQUE Pour donner vie à d'autres lieux de savoir, des bibliothécaires ont été formées. A Kenscoff, en banlieue de Port-au-Prince, le centre d'initiative communal affiche fièrement ses 5 000 ouvrages, placés sous le contrôle de Stéphane Jean, qui les a elle-même classés par ordre alphabétique. Avant, il n'y avait rien. 300 adhérents, 40 à 50 personnes par jour, viennent maintenant les consulter. "Enfant, je lisais Martine et Fantômette chez le médecin où travaillait ma mère, raconte-t-elle. Quand il y a eu un appel d'offres à la mairie, j'ai dit oui. Ici, maintenant, c'est ma maison."
Autre exemple : à Port-au-Prince, une bibliothèque numérique offrant soixante ordinateurs et l'accès à 22 bases de données a été ouverte en novembre 2011 dans l'université d'Etat, toujours dévastée - des murs écroulés, des centaines de livres étalés en un magma que ne dévorent plus que les rats, des salles en contreplaqué hâtivement dressés pour abriter les étudiants. Des problèmes avec le fournisseur local, Natcom, ont retardé d'un an l'installation d'Internet.
Le jour où nous y allons, un jeune homme est installé devant un long défilé d'équations mathématiques. "Je n'ai pas d'argent pour acheter les livres. Ici, je trouve ce qu'il me faut." Chez Jean-Bertrand, 20 ans, il n'y a pas de place, pas de livres, pas d'argent. Il vit dans une petite maison, où sa famille a déménagé après le séisme. Ses grands-parents et un de ses quatre frères sont morts. Il n'y a qu'ici qu'il peut venir travailler.
LOGIQUE DE COMPASSION Les écrivains haïtiens restent néanmoins vigilants. "Quand on intervient dans un pays comme Haïti, où la faiblesse des institutions est patente, la tentation peut être grande de vouloir se substituer à l'Etat, et donc de vouloir s'incruster", prévient l'écrivain Louis-Philippe Dalembert. Dans le programme de BSF, une phrase lui pose problème, qui évoque le fait de "s'engager dans un programme d'investissement durable pour l'éducation et l'accès à l'information dans le pays". "Ce n'est pas là le rôle d'une ONG ", estime-t-il.
Lyonel Trouillot, lui aussi, refuse de signer un chèque en blanc. "Pour beaucoup d'ONG, les Haïtiens ne sont qu'un troupeau. La logique de compassion qu'elles véhiculent va contre la logique structurante dont nous aurions besoin. BSF, comme les autres, lutte trop souvent pour sa visibilité, mais offre un accès au livre qui est nécessaire."
Pour se réapproprier l'aventure, chacun, parmi eux, a une idée sur ce qu'il faudrait faire. "Ce serait bien d'impliquer des écrivains en créant des ateliers d'écriture, histoire de démystifier le livre, de montrer que derrière se cache un homme ou une femme", propose James Noël. "BSF pourrait acquérir un certain nombre d'ouvrages d'écrivains haïtiens, publiés à l'étranger et trop chers pour nous, et les mettre à disposition en bibliothèque", estime Louis-Philippe Dalembert.
Ici, la poésie n'est jamais morte : "Le livre, comme le corps de son auteur, est venu au monde pour prendre le large, écrit James Noël. Des bibliothèques mises en circulation ne sauraient que renforcer la haute magie de vivre."

http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2013/10/03/avec-bibliotheques-sans-frontieres-haiti-est-a-la-page_3489504_3222.html

Francophonies en Limousin : Haïti, s'affranchir d'un regard biaisé

Guy Régis Junior(1) - littérature haïtienne(1) - Yanick Lahens(1)
Lire l'article sur Jeuneafrique.com : Festival | Francophonies en Limousin : Haïti, s'affranchir d'un regard biaisé | Jeuneafrique.com - le premier site d'information et d'actualité sur l'Afrique Follow us: @jeune_afrique on Twitter | jeuneafrique1 on FacebookHaïti, la première République noire de l’Histoire est toujours considérée comme une anomalie permanente par le monde extérieur. Invités au festival Les Francophonies en Limousin, ses écrivains et artistes en ont témoigné.
"Quand j’ai parlé à des éditeurs étrangers du manuscrit de mon dernier livre, Guillaume et Nathalie, ils étaient surpris d’apprendre que c’est une histoire d’amour entre un homme et une femme. Ils ne s’imaginaient pas que l’amour existe à Haïti. Encore moins des architectes comme le héros de l’histoire !" Yanick Lahens, romancière haïtienne, a apporté ce témoignage, le 2 octobre, lors d’un débat consacré à Haïti et ses artistes, dans le cadre de la trentième édition du festival "Les Francophonies en Limousin", à Limoges (Centre de la France).
Son compatriote Guy Régis Junior, écrivain et responsable pédagogique pour les arts de la scène à l’Institut national des Arts de Port-au-Prince, ne cache pas, lui non plus, son agacement : "On ne me pose jamais de questions techniques sur mon travail d’auteur. Les questions portent systématiquement sur la dictature, le séisme de 2010, les droits de l’homme…Comme si les écrivains haïtiens étaient des spécialistes de tout cela."
>> Lire l'interview de Lionel Trouillot : "Concernant haïti, on écoute plus les Occidentaux que les Haïtiens eux-mêmes" Vu de l’extérieur, Haïti n’est rien d’autre qu’un chapelet de misères, une succession de malheurs. Pour beaucoup d’observateurs étrangers, rien n’a jamais marché dans ce pays depuis son indépendance en 1802. Pire, on s’étonne que cette pauvre île soit une terre d’écrivains, de peintres, de chanteurs, de danseurs. Et on va jusqu’à chercher à savoir pour qui ils créent. Yanick Lahens est exaspérée. "Pour moi, l’insularité n’a rien à voir avec la création. J’écris avec la conviction que je suis adossée à une culture forte, celle de mon peuple. Je n’ai pas l’impression d’écrire à partir d’une périphérie pour un centre qui se trouverait ailleurs. Haïti c’est mon centre. Je ne me situe ni dans une vision cauchemardesque ni dans l’angélisme façon carte postale. Et je ne suis la messagère de personne chargée d’écrire pour un public donné. Je rends simplement compte d’une expérience de la condition humaine, comme partout", explique-t-elle.
Préjugés
Haïti serait-il un pays figé, prisonnier de la mer, et dont le désespoir est la seule réalité ? Comme beaucoup d’autres pays à travers le monde, le pays de Toussaint Louverture est victime de préjugés de la part de ceux qui ne connaissent qu’un petit bout de son histoire – celui qui les conforte dans leurs convictions nombrilistes – tout en faisant l’impasse sur tout le reste. Haïti ce n’est pas seulement la longue dictature des Duvalier, père et fils. Ou la fracture sociale historique basée sur le préjugé de la couleur, qui plaçait les mulâtres, membres de la bourgeoisie, au sommet de l’échelle pendant que le reste de la population était marginalisée.
Les Haïtiens, malgré l’adversité, qui n’est pas une fatalité, se sont toujours relevés. Aujourd’hui, il est vrai, la situation est difficile pour diverses raisons, dont l’une est le séisme de 2010, qui a détruit un bon nombre d’infrastructures et tué plus de deux cent cinquante mille personnes. Mais les créateurs sont toujours aussi féconds. Face à la cherté du livre, dont le prix est inabordable pour une large majorité de la population, les écrivains ont trouvé une solution : obtenir de leurs éditeurs étrangers des tirages réalisés à Haïti même. Cela coûte moins cher et permet à la jeunesse, très avide de lecture, d’y trouver son compte.
Dans le domaine du théâtre, le manque d’espaces appropriés a poussé les uns et les autres à trouver des solutions, notamment la promotion de spectacles de rue. En même temps, de plus en plus de jeunes Haïtiens, comme pour montrer que leur pays bouge, se mettent à l’étude de l’anglais et de l’espagnol. Tout compte fait, écrivains, dramaturges et autres artistes ont adopté une attitude commune : se défaire du regard réducteur de l’autre et avancer. ________ Tshitenge Lubabu M.K., envoyé spécial à Limoges
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