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vendredi 29 mai 2015

Réponse au discours de réception de Dany Laferrière....RÉPONSE DE M. Amin MAALOUF AU DISCOURS DE M. Dany LAFERRIÈRE

Le 28 mai 2015
Monsieur,
Les terres d’Amérique d’où vous venez, Monsieur, nous les chérissons depuis toujours dans cette Compagnie, comme dans ce pays. Nouvelle-France, Saint-Domingue, Québec, Canada, Haïti... Tant d’affinités ! Tant de réminiscences ! Tant de passion réciproque ! Tant de fidélité !
Et cependant, que de rendez-vous manqués ! Tel celui qui faillit avoir lieu à l’époque de la Révolution, qui aurait changé bien des choses pour Haïti, pour la France, et sans doute aussi pour l’humanité entière, mais qui s’acheva, hélas, dans le remords et l’amertume.
Au mois d’août 1789, dans les semaines qui ont suivi la prise de la Bastille, l’Assemblée constituante adoptait la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et aussitôt se posait avec insistance la question de l’esclavage dans les colonies. Ne fallait-il pas l’abolir sans délai ? À partir du moment où l’on avait proclamé : « Tous les hommes naissent et demeurent libres », la chose aurait dû aller de soi. Mais les colons qui dominaient votre île, alors appelée Saint-Domingue, déléguèrent à Paris des représentants pour prévenir Danton, Mirabeau, La Fayette et les autres, que si jamais on les privait de leur main-d’œuvre gratuite, leurs plantations sucrières cesseraient de produire, et la France en serait ruinée. Une menace qui effraya les assemblées successives et les amena à remettre sans cesse leur décision à plus tard. La population noire, déçue et excédée, finit par prendre les armes.
On se retrouva ainsi avec deux révolutions face à face, l’une à Saint-Domingue, l’autre en métropole ; l’une née dans le sillage de l’autre, mais née aussi en réaction aux manquements de l’autre. Et c’est dans un climat d’extrême tension des deux côtés de l’Atlantique que la Convention nationale vota enfin, le 4 février 1794, l’abolition totale de l’esclavage dans toutes les possessions françaises.
La révolte noire avait alors, en la personne de Toussaint Louverture, un dirigeant hors du commun. Ayant conquis l’ensemble de l’île, il refusa de se laisser manipuler par l’Angleterre ou l’Espagne et, contre l’avis de ses lieutenants, proposa à Paris une alliance. Il eut même le courage moral d’inviter les colons blancs à revenir à Saint-Domingue pour contribuer à son relèvement. « Toussaint, quoique vainqueur, modeste en ses succès », dira plus tard Lamartine dans une pièce qu’il lui consacrera.
Lui seul, parmi les dirigeants politiques de son époque, croyait profondément en l’importance exceptionnelle de l’instant qu’on vivait : une grande nation européenne qui se révoltait contre l’ordre établi, qui abolissait les privilèges, qui abolissait l’esclavage en proclamant le principe d’égalité entre tous les hommes, sans distinction de couleur ; et au même moment, une nation noire, longtemps opprimée, qui relevait la tête, qui prenait son destin en main, qui se battait, qui se libérait elle-même. Un monde nouveau semblait en train de naître, plus juste, plus fraternel. Plus humain.
Un épilogue flamboyant pour le siècle des Lumières. Et ce n’est évidemment pas un hasard si l’on vit en ces année-là, à la tête des troupes françaises en Italie, en Égypte, et dans les Flandres, un général noir, Dumas, né comme vous, Monsieur, au sud de l’actuel Haïti. « Les yeux de mon père s’ouvrirent dans la plus belle partie de cette île magnifique… dont l’air est si pur, qu’aucun reptile venimeux n’y saurait vivre », écrira son fils Alexandre, dont l’œuvre – notamment Le Comte de Monte-Cristo – fourmille d’allusions codées à l’épopée paternelle.
Ce fut, hélas, Bonaparte qui mit fin à cet épisode si prometteur. En 1802, il rétablit brutalement l’esclavage dans les colonies, et dépêcha un corps expéditionnaire pour réoccuper l’île. Toussaint Louverture fut vaincu, appréhendé par traîtrise et déporté en métropole, où il devait mourir en prison au bout de quelques mois.
Une victoire, pour le futur Empereur ? Non, une débâcle, une triple débâcle – militaire, politique et morale. Pendant que le héros de Saint-Domingue dépérissait de froid et de tristesse dans un fort du Jura, une nouvelle révolte éclatait sur l’île, bien plus violente, et cette fois radicalement anti-française. Les troupes venues de métropole furent battues, de nombreux colons furent massacrés, l’indépendance fut proclamée et le pays rebaptisé Haïti.
Quelques années plus tard, après avoir été lui-même vaincu et exilé, Napoléon exprimera, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, son remords pour la manière dont il avait agi. « C’était une grande faute que d’avoir voulu soumettre cette colonie par la force ; je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint… » Il avait d’autant plus à se reprocher cette faute qu’il l’avait vue, dira-t-il, et qu’elle était contre son inclination ; selon ses propres termes, il n’avait fait que « céder aux criailleries des colons ».
Si j’ai voulu m’étendre sur ce rendez-vous manqué, ce n’est pas pour dénoncer l’égarement des hommes, leur rapacité ou leur inconstance ; il n’y a aucun mérite à s’indigner deux siècles après les faits. Mais les conséquences de ces péripéties lointaines sont encore avec nous. Haïti ne s’est jamais complètement remise de ce traumatisme initial. Bien sûr, elle a pu gagner son indépendance de haute lutte, devenant la première république noire de l’ère moderne, et la deuxième nation à se libérer dans les Amériques après les États-Unis. De cela, les Haïtiens ont toujours été fiers, à juste titre. Mais que la route a été pénible ! Imagine-t-on ce que cela a dû être pour une nation noire de faire ses premiers pas sur la scène mondiale au xixe siècle, quand toutes les puissances européennes, engagées dans l’acquisition des colonies, avaient pour doctrine que les peuples de couleur, comme on disait alors, étaient incapables de se gouverner eux-mêmes ?
Dans le récit que vous avez consacré au grand séisme de 2010, et qui s’intitule Tout bouge autour de moi, vous dites qu’une punition pour l’exemple avait été infligée aux Haïtiens pendant deux cents ans. Une punition, en effet ; on pourrait dire une vengeance. Qu’ils ont endurée avec dignité, souvent même avec panache. Ils ont su se doter d’une grande littérature, d’une tradition picturale unique, d’une trajectoire riche en épopées, d’un univers poétique, d’un domaine mystique, d’une identité forte et singulière. Mais constamment dans la souffrance, dans l’angoisse, dans la tragédie. Et plus d’une fois au cours de leur histoire ils ont eu à subir des dirigeants fantasques, ou pervers !
L’homme qui gouvernait le pays quand vous êtes venu au monde, en avril 1953, était le général Magloire, arrivé au pouvoir par un coup d’État militaire trois ans plus tôt. Avec le recul, avec tout ce qui s’est passé depuis en Haïti et dans le reste du monde, son régime nous semble aujourd’hui quasiment débonnaire ; mais ceux qui vivaient sous sa coupe le jugeaient tyrannique, et votre propre père avait pris le maquis, avec une poignée de camarades, pour réclamer sa chute. C’était au temps où commençait la révolution dans l’île voisine de Cuba, avec des personnages promis à la célébrité comme Che Guevara ou les frères Castro. Mais la rébellion de votre père était infiniment moins violente. Il est même arrivé que votre mère aille dans le maquis lui apporter des habits propres. Parce qu’il tenait à préserver son élégance. Dans L’Énigme du retour, vous le décrivez, à partir d’une photo de cette époque : le col de chemise bien amidonné, les boutons en nacre, les chaussures bien cirées, la cravate mollement nouée. « Un révolutionnaire est d’abord un séducteur », commentez-vous.
Il s’appelait Windsor Klébert Laferrière, et c’est très exactement ainsi qu’on vous a baptisé. Il n’avait que vingt-quatre ans lorsque vous êtes né, mais il avait déjà beaucoup fait parler de lui. Un jeune homme en colère, audacieux, ambitieux, combatif, il était devenu un symbole de la résistance au régime militaire. Lequel commençait, d’ailleurs, à donner des signes d’essoufflement. La population réclamait des élections libres, et le Général-Président, ne pouvant plus faire face au mécontentement, n’eut d’autre choix que de démissionner.
Suivirent quelques mois tumultueux, au cours desquels on vit se succéder plusieurs chefs d’État intérimaires, plusieurs coalitions gouvernementales, avec des tractations, des bras-de-fer, des rumeurs d’attentats… On préparait fébrilement les futures élections présidentielles, et pas moins de trente-quatre partis politiques étaient dans la mêlée. Votre père avait lui-même fondé le sien, ce qui lui avait permis d’appartenir, pendant quelques semaines, à l’un des gouvernements provisoires. Mais il était trop jeune encore pour jouer les premiers rôles. Il y avait dans l’arène des lutteurs bien plus considérables. Notamment un médecin qui avait bonne réputation et qui semblait le mieux indiqué pour restaurer la confiance. Il se présentait comme un protecteur des pauvres, quasiment comme un père ; ses partisans le surnommaient Papa Doc. Avant qu’elles ne deviennent un nom de code pour l’horreur, ces trois syllabes se voulaient affectueuses et rassurantes. Chacun connaît la suite de cette lamentable histoire, je ne m’y attarderai pas ; il me faut cependant évoquer la manière dont elle a pesé sur votre vie et sur celles des vôtres.
Le docteur François Duvalier fut donc élu triomphalement à la tête du pays en septembre 1957 et, au commencement de son règne, il voulait se montrer rassembleur. Il associa au pouvoir de jeunes activistes qui s’étaient illustrés dans la lutte contre le régime déchu. Votre père se retrouva maire de la capitale, Port-au-Prince. Mais il ne resta que quelques mois à son poste ; toujours aussi bouillonnant, et téméraire, il se mit à contester en public les orientations du nouveau président. En ce temps-là, Duvalier ne tenait pas encore assez solidement les rênes pour se permettre de faire assassiner ceux qui lui tenaient tête. Il se contenta d’éloigner le frondeur en le nommant consul à Gênes.
C’était en 1958, vous aviez cinq ans, trop jeune, évidemment, pour comprendre que votre famille venait d’être démantelée pour toujours. Votre père n’allait plus jamais remettre les pieds chez lui. Il allait dériver, sans but, sans attaches. En théorie, il était à présent diplomate, mais ce statut ne correspondait à rien : il ne se reconnaissait pas dans le gouvernement de son pays, dont il n’allait bientôt plus recevoir aucune rémunération. Et le plus frustrant, pour un homme tel que lui, avec le tempérament fougueux qui était le sien, c’est qu’il ne pouvait même pas s’opposer ouvertement au régime, puisque Duvalier retenait sa famille en otage – sa femme, sa fille et vous, son fils ; vous n’étiez pas emprisonnés, mais vous étiez tous entre ses griffes.
C’est d’abord pour vous que vos proches s’inquiétaient. « Oublie ton mari », conseilla à votre mère l’une de ses sœurs, « c’est ton fils que tu dois protéger, c’est lui qui est dans la tanière de la bête ». Leur hantise, c’était qu’un milicien zélé, un tonton macoute, veuille un jour s’en prendre à vous, qui portiez les mêmes nom et prénoms que l’opposant banni.
La solution que trouva votre mère, ce fut de vous envoyer vivre chez ses propres parents, à Petit-Goâve, une ville de province, l’une des plus anciennes de l’île, située au sud-ouest de la capitale. Un jour, elle vous emmena à la gare routière pour vous confier à un camionneur qui avait fréquenté la même école qu’elle, Gros Simon. Cela l’ennuierait-il de vous conduire chez vos grands-parents ? « Aucun dérangement, Marie ! » lui dit le chauffeur. « J’ai des sacs de farine à livrer au marchand syrien, dans la même rue. » Il vous fit asseoir sur la banquette, près de lui. Votre premier voyage. Votre premier exil.
Vous resterez six ans loin de votre mère. Pour elle, un supplice, un déchirement ; pour vous, malgré les circonstances tragiques, un moment béni, et comme une seconde naissance. D’ailleurs, on vous donnera tout de suite un nouveau prénom, moins dangereux à porter. Votre père avait souhaité que vous soyez identiques ; la vie en avait décidé autrement. Désormais, il sera, pour la postérité, Windsor K., une figure emblématique de la résistance au régime militaire. Tandis que vous serez Dany. Parce que l’une de vos jeunes tantes venait de perdre un enfant en bas âge qu’elle avait baptisé ainsi. Et votre grand-mère, que vous appelez « Da », vous fera bien vite comprendre que vous seriez à la merci de toute personne qui connaîtrait votre vrai nom.
Ces années passées à Petit-Goâve, vous les racontez dans L’Odeur du café, mais leurs échos sont présents dans chacun de vos livres. Et vous en parlez toujours avec enchantement. Même quand il s’agit de la mort d’un proche. « Son dîner l’attendait sous le couvre-plat rose, dans la salle à manger. Quelques mouches volaient autour des plats, par principe… Il avait l’air plus fatigué que d’ordinaire. Il a à peine touché à son repas… On l’a retrouvé, le lendemain, dans son lit, tout raide… Da a dit que nos ongles continuent de pousser même après notre mort. Je suis resté longtemps à regarder ceux de mon grand-père. »
Tout, en ce temps-là, prenait pour vous des couleurs poétiques, tout était transfiguré par un émerveillement d’enfant. Votre pays subissait l’une des pires tyrannies de son histoire ; votre famille se trouvait écartelée ; votre père était devenu un fugitif et un proscrit ; et vous-même deviez vous cacher pour survivre. Mais, pour quelques années encore, la précieuse insouciance était là, qui embellissait tout. Si vous aviez dû quitter votre mère, vous aviez Da et ses quatre autres filles, qui étaient chacune pour vous une mère de plus, qui voulaient chacune vous habiller de sa couleur fétiche. Et vous aviez, pour terrain de jeu, la ville tout entière – les rues, les terrasses, les collines, la plage.
Chaque nuit, vous posiez la tête sur les genoux de Da, qui vous racontait des histoires de zombies, de loups-garous et de diablesses, jusqu’à ce que vous soyez endormi. Et au matin, vous restiez dans la petite galerie, toujours collé à votre grand-mère. Elle offrait du café aux passants qui s’arrêtaient chez elle. Vous écoutiez leurs conversations en contemplant sans lassitude tout ce qui défilait – les chevaux et les chiens ; les lézards verts, les mouches, les fourmis et les araignées bleues ; les notaires, les camionneurs et les marchandes de poules ; les vivants et les morts. « Da aime veiller tard », écrivez-vous. « Une fois, elle a vu Gédéon, suivi de son chien blanc, qui se dirigeait du côté de la rivière. Et cela, un mois après la mort de Gédéon… C’était bien Gédéon puisque son chien le suivait. »
Dans cet îlot d’envoûtement et de tendresse au cœur d’un pays sinistré, se sont formés votre regard, votre imaginaire, votre attention aux choses, et une certaine sagesse épicurienne, qui a cours dans votre pays natal – comme dans le mien : s’il fallait attendre, pour avoir du bonheur, que les tragédies finissent, on mourrait sans avoir vécu.
Vous n’étiez pas pressé de quitter l’univers paisible de l’enfance. Et une partie de vous ne l’a jamais quitté. Vous ne cessez de faire l’éloge de la lenteur, des après-midi sans fin, des mangues mûres qui tombent de l’arbre dans vos mains. Le dernier en date de vos livres a pour titre : L’Art presque perdu de ne rien faire. Cependant, si j’ai bien compté, cet ouvrage est le vingt-troisième que vous publiez. Curieuse manière de ne rien faire ! À vrai dire, cette nonchalance, c’est votre forme d’élégance, comme les boutons en nacre de votre père dans le maquis.
Mais le délectable exil à Petit-Goâve devait se terminer un jour. Vous aviez onze ans quand votre mère vous ramena à Port-au-Prince. C’est là que se trouvent les meilleures écoles, et dans votre famille, comme dans tant d’autres familles haïtiennes, on ne badine pas avec l’enseignement. Le savoir, c’est le chemin de la dignité. Vous aviez donc recommencé à vivre dans la capitale.
Et qu’en était-il des dangers qui vous avaient contraint à partir, six ans plus tôt ? Ils semblaient nettement moins pressants. Papa Doc était encore là, toujours aussi pervers. Mais votre père était oublié. Il dérivait, dans le vaste monde ; même parmi ses proches, plus personne ne savait sur quelle rive il avait pu s’échouer. Au commencement de son exil, il avait l’habitude de converser tous les dimanches soir avec sa femme. Il téléphonait chez des voisins, qui venaient la chercher. Vos parents se parlaient longuement, de toutes sortes de choses. Il est vrai que votre mère retournait chez elle en larmes ; du moins avait-elle le sentiment d’avoir encore un mari. Puis les autorités s’en étaient mêlées. Elles lui avaient fait comprendre que si elle maintenait le contact avec le fugitif, toute sa famille en paierait le prix. La mort dans l’âme, elle avait dû renoncer à ces conversations avec son homme. Elle n’allait plus jamais entendre le son de sa voix.
C’est donc à Port-au-Prince que vous passez votre adolescence et que vous entrez dans l’âge adulte. Vous aviez peu vécu jusque-là dans votre ville natale, vous la connaissiez mal, vous aviez tout à découvrir – d’autres plages, d’autres nuits, d’autres lectures, d’autres créatures –, et dans un environnement qui n’était plus celui de l’innocence. Il vous fallait naviguer désormais avec précaution, avec ruse. Et acquérir d’autres habiletés.
Vous veniez d’avoir dix-huit ans, en avril 1971, quand Papa Doc est mort. Dans le pays, comme à l’étranger, on se demanda alors si son régime de terreur n’allait pas disparaître avec lui. D’autant qu’il avait désigné comme successeur son fils, Jean-Claude, âgé de dix-neuf ans, un gros enfant ébahi que la presse américaine s’empressa de surnommer Baby Doc. Peu de gens prévoyaient qu’il pourrait rester au pouvoir une quinzaine d’années – plus longtemps que son père ! C’est qu’on sous-estimait les dégâts causés par la dictature, le désert politique qui s’était fait, et la férocité des tristement célèbres tontons macoutes.
Le jeune Duvalier n’était pas un personnage démoniaque. Et l’atmosphère du pays devint, sous son règne, moins irrespirable qu’avant. Mais il n’osa pas démanteler l’appareil répressif dont il avait hérité. Par certains côtés, le régime du fils pouvait même se montrer plus dangereux que celui du père. Du temps de Papa Doc, les gens savaient qu’ils devaient se taire, et s’ils tenaient à la vie, ils se taisaient. Avec son successeur, ils avaient l’illusion qu’ils pouvaient s’exprimer sans risque. Dans l’ensemble, c’était vrai, mais quelquefois les conséquences se révélaient tragiques. Comme vous alliez en faire l’expérience vous-même.
C’était en 1976. Vous aviez commencé à travailler dans un hebdomadaire culturel, au sein d’une équipe jeune, talentueuse, et enthousiaste. Le Petit Samedi soir se voulait apolitique, s’occupant surtout de théâtre, de littérature, de musique, de peinture ; et plutôt qu’un journalisme d’opinion, il pratiquait un journalisme d’investigation.
Votre équipe était justement en train d’enquêter sur les agissements de certains personnages associés au régime – une sombre affaire de ciment, et quelques autres trafics –, quand l’un de vos collègues est soudain retrouvé sur une plage, non loin de Port-au-Prince, la tête fracassée. Il semble qu’il ait été enlevé, malmené, puis assassiné. Vous étiez proches, vous travailliez chaque jour ensemble, vous aviez le même âge, vingt-trois ans. Ce fut lui, la victime, cela aurait pu être vous. Après une nuit démentielle où vous parcourez la ville à la recherche d’une explication ou d’un coupable, et où vous êtes à deux doigts de vous faire assassiner à votre tour, vous prenez l’avion en catastrophe pour Montréal.
« À mon ami Gasner Raymond dont la mort a changé ma vie », écrivez-vous en exergue au Cri des oiseaux fous, où vous relatez heure par heure les évènements de cette fatidique journée du 1er juin 1976.
Vous voilà donc contraint à l’exil, dix-huit ans après votre père, et un peu plus jeune qu’il ne l’était lors de son départ. De lui, vous n’aviez plus que des souvenirs vagues. N’étaient-ce les photos que vous montrait parfois votre mère, vous n’auriez même pas pu vous rappeler ses traits. Qu’était-il advenu de lui ? Vous commencez à poser des questions à droite, à gauche, afin de reconstituer son parcours. Après l’Italie, il aurait passé du temps en Argentine, avant de partir pour les États-Unis. Aux dernières nouvelles, il serait à New York, dans le quartier de Brooklyn.
Vous réussissez à obtenir l’adresse de l’appartement où il vit. Et vous décidez de vous y rendre. Avec émotion, avec appréhension. Vous sonnez. Vous attendez un peu. Il n’ouvre pas. Pourtant il y a, derrière la porte, le bruit d’une lourde respiration. Vous sonnez encore, vous frappez, puis vous l’appelez, en disant que vous êtes son fils. Un silence. Peut-être, chez lui, une hésitation. Mais il finit par hurler, de l’intérieur, qu’il n’a jamais eu ni pays, ni femme, ni enfant. Vous repartez sans l’avoir vu.
Vous aurez eu, Monsieur, votre lot de rendez-vous manqués. Celui que je viens d’évoquer, et que vous-même relatez dans plus d’un de vos livres, n’est évidemment pas le moins perturbant. Dans J’écris comme je vis, vous refusez d’interpréter le comportement de votre père comme un reniement, préférant insister sur le fait qu’il n’avait plus tous ses esprits. Il avait commencé sa vie de manière fulgurante – membre du gouvernement et maire de la capitale avant l’âge de trente ans ! Puis il s’était retrouvé en exil, à la dérive. L’égarement, la chute, la déchéance. Il avait perdu la tête, dites-vous. Il avait également perdu la face, et l’estime de soi. Vous étiez probablement la personne au monde à laquelle il voulait le moins montrer le naufrage de son existence.
Plus tard vous recevrez à Montréal un curieux appel, cette voix féminine qui demande :
« Vous êtes bien Windsor Klébert Laferrière ? »
« Oui, répondez-vous, c’est moi. »
« Windsor Klébert Laferrière est mort », vous annonce-t-elle.
C’était une infirmière de l’hôpital où votre père venait de s’éteindre. Le plus étrange, c’est qu’elle avait trouvé votre numéro de téléphone dans un carnet qu’il portait sur lui. Il avait donc vos coordonnées, et il ne s’était jamais décidé à vous appeler.
Vous vous rendez aussitôt à New York pour assister à ses funérailles. Et c’est seulement à l’église que vous le revoyez enfin. Étendu dans son cercueil comme dans une pirogue, dites-vous. Vêtu d’un beau costume mortuaire. Élégant, pour la dernière fois. Vous contemplez longuement son visage et ses mains. On vous a toujours dit que vous aviez les mêmes.
Vous êtes ému, et troublé. Les mêmes mains, en effet ; le même visage, que la mort avait rendu serein ; le même nom sur vos papiers d’identité. Et à présent, pour vous aussi, le chemin de l’exil. Mais ce parallèle est trompeur. Votre exil et le sien ne se ressemblent pas. Pour lui, ce fut une malédiction ; pour vous, une bénédiction déguisée. Je ne devrais peut-être pas le dire ainsi ; c’est pourtant la vérité : l’exil vous va bien. Celui de Petit-Goâve comme celui de Montréal. L’un allait vous doter d’une enfance heureuse, et fondatrice. L’autre allait vous conduire vers ce beau moment que vous vivez aujourd’hui, et que tant de vos proches, tant de vos compatriotes – Haïtiens, Québécois, Canadiens – vivent à travers vous.
La première destination d’exil, votre mère l’avait choisie, et elle avait eu raison ; Montréal, c’est vous qui l’avez choisie, et vous avez eu raison, vous aussi. Parce qu’il y a, entre votre pays natal et votre pays adoptif, par-delà les différences de fortune, de dimension ou de latitude, une parcelle d’âme commune qui a pour nom la langue française, préservée chez les uns par fidélité aux ancêtres émigrés du Vieux Continent, et préservée chez les autres dans le sein chaleureux de la langue créole.
L’exil, quand on parle la langue du pays d’accueil, ce n’est plus tout à fait l’exil ; quand on partage avec ses nouveaux concitoyens des lectures communes, des références communes, des valeurs et des chuchotements à l’oreille, ce n’est plus l’exil. Et si l’on a le bonheur d’appartenir à la cohorte de Borges, la vénérable cohorte de ceux dont la patrie première est la littérature, alors l’exil devient un accomplissement et une rédemption. C’est votre cas, Monsieur.
Bien sûr, vous avez connu les épreuves que connaissent tous les migrants. L’usine, les trains de l’aube, les chambres insalubres, et ces regards qui vous scrutent, qui vous dépouillent, qui vous classent. Mais vous avez pris ces désagréments pour ce qu’ils étaient : des rites de passage. Vous n’aviez aucune envie de vous installer dans l’amertume, ni dans la récrimination. Vous n’êtes pas allé vers le Nord pour gémir, ni pour quémander, mais pour découvrir, pour bâtir, pour aimer, pour conquérir.
Cette posture de victime, que l’esprit de notre époque nous pousse à endosser, vous n’en avez pas voulu. Vous étiez censé décrire vos souffrances d’enfant ; vous avez décrit les mangues juteuses et l’odeur du café. Vous étiez censé parler de la misère de votre île natale, et de la malédiction qui la frappe ; vous avez parlé de sa luxuriance, de son audace et de sa fierté. À ceux qui vous demandaient pourquoi vous ne consacriez pas vos livres à la dénonciation de la dictature, vous avez répondu : les tyrans s’efforcent de coloniser notre existence entière ; notre premier devoir est de les écarter de notre champ de vision, pour nous consacrer à notre œuvre.
Vous n’êtes pas dans le militantisme, mais dans la séduction. Quand on lit sous votre plume des mots tels que « lutte », « combat », « attaque », « stratégie » « conquête », ce sont toujours toujours des métaphores sensuelles. Vous en jouez, d’ailleurs. L’un de vos romans s’intitule : Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? S’agissant de vous, nous savons avec certitude que c’est un fruit, et nous en sommes ravis.
Cela dit, la séduction n’est pas forcément dénuée d’intention politique. N’avez-vous pas observé, à propos de votre père, qu’un révolutionnaire était d’abord un séducteur ? La formule pourrait décrire également son fils. Rien n’est plus révolutionnaire, en ce siècle, que de refuser le rôle qui vous est assigné par votre naissance, par vos appartenances, par vos croyances supposées. Quand on vous a demandé un jour, avec quelque insistance, si vous vous définissiez plutôt comme un écrivain haïtien, ou caribéen, ou québécois, ou francophone, vous avez répondu avec un rire salutaire : « Je suis un écrivain japonais ! » Une boutade dont vous avez fait le titre d’un roman. Vous avez bien raison ! Le monde serait triste si chacun s’enfermait dans son rôle, si chacun regagnait docilement les rangs de sa propre tribu, adoptant ses postures, se conformant à ses apparences, s’indignant seulement de ses indignations.
N’est-ce pas là, d’ailleurs, le paradoxe calamiteux de notre siècle ? La planète serait devenue, dit-on, un même village global ; pourtant, les esprits ne cessent de se cloisonner, chaque jour un peu plus. Nous avons au bout des doigts tout le savoir des hommes, comme nous ne l’avions jamais eu, comme nous n’avions jamais rêvé de l’avoir ; et au même moment, nous sommes pris dans une spirale de régression morale dont ne nous savons plus comment sortir.
Aujourd’hui, dans cette Compagnie qui est désormais la vôtre, c’est cela, avant tout, qui nous préoccupe et nous fait réfléchir. Comment persuader nos contemporains, et notamment nos compatriotes, qu’ils ont toute leur place au sein de la civilisation globale qui se construit, sans qu’ils aient à sacrifier leur langue, leur culture, leur trajectoire propre, ni leur dignité ? Comment leur éviter de se sentir dépossédés, envahis, exclus ou marginalisés ? N’est-il pas angoissant de se dire que nos enfants pourraient vivre demain dans un monde plus hostile – plus périlleux, plus cynique, plus barbare, plus inhumain – que celui où nous avons vécu ?
À toutes les époques, il y a des rendez-vous avec l’histoire – des tâches à accomplir, des combats à mener, des tournants à prendre, ou à éviter. Il est légitime pour nous de méditer sur ceux des temps passés ; d’évoquer les attentes, les désillusions, les remords ; de dispenser des blâmes et des hommages. Mais c’est notre rendez-vous avec l’histoire que nous devons constamment garder à l’esprit. Il est plus crucial encore que tous ceux qui l’ont précédé. Et cette fois, c’est à nous, Monsieur, c’est à notre génération de faire en sorte que le rendez-vous ne soit pas manqué.

DANY LAFERRIERE A L'ACADEMIE...REPONSE DE M AMIN MAALOUF AU DISCOURS DE DANY LAFERRIERE

Discours de réception de Dany Laferrière
Le 28 mai 2015
Dany LAFERRIÈRE
DISCOURS DE M. Dany LAFERRIÈRE
———
M. Dany LAFERRIÈRE, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Hector BIANCIOTTI, y est venu prendre séance le jeudi 28 mai 2015, et a prononcé le discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Permettez que je vous relate mon unique rencontre avec Hector Bianciotti, celui auquel je succède au fauteuil numéro 2 de l’Académie française. D’abord une longue digression – il y en aura d’autres durant ce discours en forme de récit, mais ne vous inquiétez pas trop de cette vieille ruse de conteur, on se retrouvera à chaque clairière. C’est Legba qui m’a permis de retracer Hector Bianciotti disparu sous nos yeux ahuris durant l’été 2012. Legba, ce dieu du panthéon vaudou dont on voit la silhouette dans la plupart de mes romans. Sur l’épée que je porte aujourd’hui il est présent par son Vèvè, un dessin qui lui est associé. Ce Legba permet à un mortel de passer du monde visible au monde invisible, puis de revenir au monde visible. C’est donc le dieu des écrivains.
Ce 12 décembre 2013 j’ai voulu être en Haïti, sur cette terre blessée, pour apprendre la nouvelle de mon élection à la plus prestigieuse institution littéraire du monde. J’ai voulu être dans ce pays où après une effroyable guerre coloniale on a mis la France esclavagiste d’alors à la porte tout en gardant sa langue. Ces guerriers n’avaient rien contre une langue qui parlait parfois de révolution, souvent de liberté. Ce jour-là un homme croisé à Port-au-Prince, peut-être Legba, m’a questionné au sujet de l’immortalité des académiciens. Il semblait déçu de m’entendre dire que c’est la langue qui traverse le temps et non l’individu qui la parle, mais que cette langue ne perdurera que si elle est parlée par un assez grand nombre de gens. Il est parti en murmurant : « Ah, toujours des mots… » C’est qu’en Haïti on croit savoir des choses à propos de la mort que d’autres peuples ignorent. La mort est là-bas plus mystique que mystérieuse.
Ici, on se souvient d’Hector Bianciotti comme d’un homme généreux, élégant et cultivé. Trois qualificatifs qui reviennent dès qu’on apprend quelque part que j’entre à l’Académie française. « Au fauteuil de qui ? » « Hector Bianciotti. » « Ah, me répond-t-on, vous êtes chanceux ! Ça va être facile d’en dire du bien. C’est un bon écrivain et un homme courtois. » J’entends ces commentaires louangeurs à Port-au-Prince, à Bruxelles, à Montréal et surtout à Paris. On vient généralement à une pareille cérémonie pour fêter le nouvel élu, mais beaucoup de gens sont ici ce soir pour entendre ce que j’ai à dire à propos d’Hector Bianciotti. Passerai-je l’examen ? Au lieu de comparaître devant vous, je vais plutôt voir l’écrivain français venu d’Argentine afin de comprendre cet étrange hasard qui nous a réunis sur ce fauteuil.
* * *
Comme dans un roman de Proust qu’il ne nomme pas souvent, lui préférant Alberto Savinio, mais dont la grande ombre s’étend sur son œuvre, on remarque chez Bianciotti l’incessant exercice de mémoire où les détails s’accumulent et les analyses se bousculent jusqu’à couvrir parfois la musique intime qui relie les visages aux paysages. Une demi-douzaine de thèmes reviennent presque à chaque livre : la ferme du père, la monotone pampa dont il a tiré des sons plus proches de la musique classique que de la milonga locale, une famille fellinienne, en fait plus proche de Kusturica que de Fellini, avec de gros plans comme ceux sur la grand-mère qui montrent un goût certain pour le cinéma, les départs toujours précipités, l’errance dans les grandes villes, le retour avec son cortège d’émotions confuses, le temps circulaire qui appelle ces étourdissantes répétitions, tout cela fait penser à un enfant qui refuse de descendre du manège malgré une peur croissante. Sa curiosité insatiable et son sens aigu des détails signalent une nature inquiète et fiévreuse. L’emploi imprévisible qu’il fait de l’adjectif dans une phrase par ailleurs classique rappelle Borges.
C’est cet homme élégant jusqu’au bout des ongles qui m’a donné rendez-vous au Grand Splendide, un hôtel que je croyais luxueux mais qui se révèle « de troisième catégorie, selon une appellation bienveillante, mais en réalité sinon du dernier tout au plus d’avant-dernier ordre ». On peut lire cette note dans Le Traité des saisons qui fait penser, par le titre au moins, à un de ces magazines sur papier glacé et parfumé qui accorde des étoiles aux hôtels, aux villes, aux souvenirs, aux nappes, aux paravents, aux mouches, aux roses et même aux oublis. On imagine qu’Hector Bianciotti y publie des chroniques et que la propriétaire du Grand Splendide ne lui fait pas payer le loyer et les repas en espérant qu’il écrira un article qui saura redonner du lustre à cet hôtel déclassé. C’est là qu’il se terre depuis sa disparition du paysage parisien.
Je le trouve dans la petite bibliothèque, confortablement installé dans un fauteuil recouvert de plastique « d’un rouge chimique ». Il interrompt sa lecture pour m’accueillir avec un sourire résigné. Si je rencontre Hector Bianciotti aujourd’hui c’est pour lui faire voir qu’à défaut d’un successeur plus éclatant il y a entre nous des liens si solides qu’ils pourraient justifier un tel choix. Si l’équipe française a gagné la Coupe du monde en 1998 c’est parce que son entraîneur clairvoyant avait privilégié une certaine cohésion parmi les joueurs à cette collection de stars dont il pouvait disposer. Bianciotti qui vient d’Argentine, un des grands pays du football, ne saurait être scandalisé par cette comparaison. J’ai un doute car je viens de m’apercevoir qu’il n’y a pas un seul ballon rond dans toute son œuvre. L’écrivain qui peut lire aujourd’hui les pensées des autres se fend d’un sourire légèrement plus détendu que celui avec lequel il m’avait accueilli. Puis il dépose lentement sur la petite table le livre de Borges sur le bouddhisme qu’il lisait à mon arrivée.
J’allais entrer de plain-pied dans ma plaidoirie quand j’ai vu passer cette silhouette reconnaissable par ses joues gonflées et ce regard las d’un homme qui a traversé bien des tempêtes. C’est Oscar Wilde. La propriétaire de l’hôtel le suit dans l’escalier avec un service à thé sur un grand cabaret rose. Je jette un regard à cet homme prématurément vieilli par un injuste procès de mœurs pour revenir à Bianciotti qui m’offre des yeux doux et purs délicatement posés sur un visage nu. Ainsi commence la soirée avec monsieur Bianciotti. Si j’ai pris du retard dans les présentations c’est que je suis en compagnie d’un homme qui dispose d’un temps infini, ce qui n’est pas votre cas, j’en tiendrai compte.
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Il est indéniable que ce fauteuil numéro 2 que nous partageons a un destin américain. Borges, votre écrivain préféré, et cela pour de diverses raisons, décrit sans ambages les différences entre l’Amérique et l’Europe. Dans Enquêtes il nous présente deux écrivains aux antipodes. D’un côté Valéry, votre Valéry tant aimé, disons plutôt tant admiré car je ne sais pas si on peut aimer Valéry, et de l’autre, Walt Whitman. Pour Borges : « Valéry symbolise d’infinies adresses, mais aussi des scrupules infinis ; Whitman, une vocation de félicité presque incohérente mais titanique ; Valéry personnifie glorieusement les labyrinthes de l’esprit ; Whitman, les interjections du corps. Valéry est le symbole de l’Europe et de son délicat crépuscule ; Whitman, celui du matin américain. » Si certains points dans ce duel de personnalités vous semblent excessifs, je sais que vous partagez avec moi cette idée extravagante qu’un texte bien écrit contient sa propre vérité.
J’ai remonté le fauteuil numéro 2 pour trouver à coté de grands esprits comme Montesquieu un certain François-Jean de Beauvoir, marquis de Chastellux. Cet intellectuel, ami de Voltaire, était aussi un homme d’une certaine bravoure qui participa à la guerre d’Indépendance américaine sous le commandement du comte de Rochambeau. Permettez que je m’arrête un moment sur le nom de Rochambeau. Si le père a fait la guerre d’Indépendance américaine au côté de Washington et qu’il est connu comme étant le vainqueur de Yorktown, si le père était donc du bon côté, le fils fut le pire bourreau envoyé à Saint-Domingue qui deviendra Haïti après la défaite de l’armée napoléonienne à Vertières. C’est lui, François Donatien Rochambeau, qui fit venir de Cuba des chiens pour chasser les esclaves en fuite. Ah, cher Hector Bianciotti la rencontre de l’Amérique et de l’Europe ne fut pas toujours aussi civilisée que le face-à-face de Valéry et de Whitman imaginé par Borges. Vous-même, vous racontez, d’une manière elliptique certes, la condition misérable de ces Indiens qu’on finit par employer comme main-d’œuvre sur leurs propres terres. On n’a qu’à constater cette violence si lourdement présente dans la vie quotidienne des petits fermiers venus parfois du Piémont pour imaginer le sort réservé aux premiers habitants de cette terre.
J’ignore si vous avez été bercé, enfant, comme je le fus en Haïti par les guerres de libération, et si Bolivar a compté pour vous comme il a compté pour moi. Si oui, sachez qu’il séjourna trois mois en Haïti, du 24 décembre 1815 au 31 mars 1816. Épuisé et défait, il chercha de l’aide auprès du général Pétion, alors président de la jeune république haïtienne. Haïti était le seul pays d’Amérique à comprendre une telle passion de liberté. Au terme de son séjour Pétion lui fournit un bateau, des hommes et des armes. En échange il lui demanda de libérer les esclaves des pays conquis au nom d’Haïti. Ces histoires ont nourri mon imaginaire, et chaque fois que je croise un Sud-Américain, mon premier réflexe est de savoir s’il est au courant de cet épisode. Vous n’en avez soufflé mot dans votre œuvre, préférant l’histoire familiale à l’histoire nationale – un point de vue que je partage avec vous. Peut-être parce que la vie fut trop dure pour ces paysans piémontais pour qu’ils se sentent concernés par un quelconque sentiment national. D’ailleurs ces notions idéologiques vous indiffèrent sauf s’il s’agit du populisme de Peron et de sa femme Eva dont vous avez tiré des portraits d’une férocité jubilatoire.
Je me demande si Dumas a compté pour vous, et s’il a illuminé votre enfance comme il l’a fait de la mienne. Si je parle de Dumas c’est parce qu’il a occupé aussi ce fauteuil. Même si ce n’était pas le Dumas des Trois Mousquetaires mais plutôt son fils, l’auteur de La Dame aux camélias. De toute manière les Dumas ont de profondes racines en Haïti puisque c’est une « négresse », selon l’appellation de l’époque, qui a donné naissance au général Dumas, le grand-père de notre confrère Alexandre Dumas fils. Je dois souligner que le nom Dumas ne vient pas du père, le marquis de La Pailleterie, mais de la mère, une jeune esclave du nom de Marie Louise Césette Dumas. Ces Dumas ont le sang vif de ces mousquetaires qui osèrent affronter notre fondateur le cardinal Richelieu. Enfant, j’étais du côté de d’Artagnan, aujourd’hui je me range derrière le Cardinal. Le temps nous joue de ces tours.
J’ajoute que Montesquieu, avec ses observations critiques et ironiques sur l’esclavage, pourrait se retrouver facilement dans un manuel d’histoire de l’Amérique, puisque l’esclavage est à la base de la prospérité de ce continent. Ce fauteuil est le siège de tant d’aventures reliées à l’Amérique que je ne serai pas étonné qu’il devienne un jour le fauteuil américain de l’Académie.
* * * Ah, l’enfance, elle revient sans cesse comme chez beaucoup d’écrivains, mais dans votre mémoire elle prend une dimension épique. Vos descriptions sont si terrifiantes qu’elles me font regretter mon enfance lumineuse au pied d’une grand-mère sereine. Vous égrenez dans cette œuvre troublante une litanie de malheurs : une terre aride, un père taciturne et violent et une mère cherchant constamment un lieu où s’abriter de la colère de son mari. Elle n’avait qu’à tomber enceinte car le père n’était sensible qu’à l’idée de l’augmentation de la main-d’œuvre. Dans ce carnaval incessant défilait le char allégorique de la grand-mère. À ce regard voilé on sent tout ce que cette femme a représenté pour vous : en premier lieu la résistance à votre père, qui lui vaut une dignité de reine en exil. Cette grand-mère, aussi innocente dans sa méchanceté qu’un insecte nuisible, vous a sauvé de l’ennui tout en vous offrant votre plus beau personnage. Ses nombreuses courses dans la pampa parfois boueuse à la recherche de fermes plus hospitalières où ses autres fils pourraient l’héberger après une dramatique rupture avec votre père. Je me demande si ce personnage plus grand que nature n’était pas une affectueuse tentative de vous rapprocher de cette littérature sud-américaine à vos yeux trop colorée. Car votre grand-mère pourrait se retrouver facilement dans les romans de Garcia Marquez. Vos autres personnages sont tenus, non par les images, mais par ce style classique qui fait de vous un écrivain français, et cela avant que vous ayez songé à écrire un roman en français. Il faut dire que différemment des autres pays sud-américains, l’Argentine s’est toujours mise dans le sillage d’une Europe sobre à l’imagination bridée par l’érudition et l’analyse. Ah ! cette enfance, vous en avez tant parlé en ajoutant chaque fois de nouveaux détails. Vous avez décrit, sous différents éclairages, chaque chambre, chaque meuble, chaque visage. Les exilés font ça pour que vers la fin, au moment où tout s’obscurcira, ils puissent retrouver le chemin du retour.
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Vous aviez tout de suite deviné, cher Hector Bianciotti, que ce monde brutal de la paysannerie structuré par le travail et la violence n’était pas le vôtre. Et vous n’aviez de cesse de le quitter. En cela vous ressemblez à tant de jeunes gens. La scène du départ, à part qu’elle soit émouvante, ne nous apprend rien de nouveau à propos des personnages. Ils sont autour d’une table. La mère, tête baissée, qui regarde le père. Le père, sortant un grand cahier où il a noté tout ce que vous lui devez, vous fait jurer de payer vos dettes. Vous êtes là, abasourdi par tant de mesquineries. Je sais qu’on finit par ressembler à celui qu’on déteste, surtout vers la fin. Vous prenez enfin la route, soulagé, sachant que vous n’allez plus jamais revenir dans ce village perdu où vous avez vécu une enfance si triste. Vous ne saviez pas encore qu’on ne quitte pas son enfance. Et que le voyage ne prend son sens qu’au retour. On vous sait avide de sensations, vous ayant vu, dans la pampa, embrasser la terre, les arbres comme les animaux. Et aussi un garçon de ferme, Florencio. Votre mère semblait désemparée devant une telle frénésie. Ces pages sur la naissance du désir me semblent les plus belles de votre œuvre.
Ces années seront décisives, comme on dit, car vous découvrez en même temps la littérature, les jeunes filles, les jeunes garçons, la misère, la liberté et la politique. On trahit ses amis ou sa famille pour de l’argent ou pour éviter la prison. Tous ces jeunes gens qui vous entourent à Cordoba ou à Buenos Aires trafiquent avec le pouvoir. Ils sont à la fois anges et démons. L’un d’eux vous trahira puis vous sauvera en vous permettant de prendre le bateau pour l’Europe. À quel moment avez-vous compris que toutes ces histoires blessantes, tous ces échecs amoureux, toutes ces rebuffades, toutes ces humiliations étaient les ferments d’une œuvre à venir ? À quel moment avez-vous senti que ces dures conditions dans lesquelles vous avez vécu sont la source de cette élégance qui impressionne tant ces aristocrates croisés sur votre chemin ? À cette aisance millénaire des nantis vous avez opposé avec une grâce incomparable, selon tous les témoignages, votre univers pauvre en biens matériels mais si riche en nuances. Grâce à ce don particulier pour l’écriture, on a l’impression que les livres ont fleuri au bout de vos doigts… Votre sourire fané me dit que cela ne s’est pas passé ainsi. Conquérir Paris n’est chose facile pour personne si j’en crois Balzac, encore moins pour un jeune Argentin venu du fond de la pampa.
Dans Ce que la nuit raconte au jour vous confessez quelque chose qui m’a profondément touché parce que je vous sentais nu à ce moment-là. Du bon usage de l’écriture vous notez avec lucidité « la violence qui ne cesse de m’habiter et que discipline en ce moment le maniement de la plume ». Cet homme affable que vous êtes était donc pétri de violences. On aurait cru que vous teniez de votre mère cette maîtrise des sentiments et cette coulée du récit. C’est vrai mais ce calme était en apparence car c’est l’amertume du père qui irriguait vos phrases. Vous ne brodez jamais quand il s’agit de lui, vous y allez direct. C’est son visage toujours crispé qui se profile au fond de l’œuvre.
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La propriétaire, qui semble au courant de vos habitudes, nous a apporté du café juste à ce moment-là. Vous l’accueillez avec ce sourire derrière lequel vous vous cachez si souvent. Elle remplit nos tasses et vous fait un clin d’œil comme pour vous rappeler qu’elle attend toujours cet article élogieux qui fera revenir la clientèle partie ailleurs. Je perçois chez vous, avec un certain plaisir, un léger goût du kitsch qui s’est manifesté dès votre premier roman Les déserts dorés que le pourtant sévère Maurice Nadeau a voulu éditer. Votre littérature dégageait déjà une forte séduction fondée sur ce mélange inégal de féminité et de masculinité. Je vous imagine, à l’époque, couché sur un divan dans une étroite chambre à coller des étoiles à vos écrivains favoris. Une passion en toutes lettres, que j’ai lue parce que j’ai voulu visiter votre bibliothèque personnelle, me confirme que vous êtes de ces rares écrivains qui préfèrent lire un bon livre plutôt qu’en écrire un mauvais. Je persiste à croire que la bibliothèque est le vrai pays d’un écrivain. Le siège des premières émotions de celui qui regarde le monde par la fenêtre. Je remarque que vous avez apporté ici quelques-uns parmi vos livres favoris. J’imagine qu’on voyage léger quand on va si loin même si cela prend l’aspect d’un petit hôtel de troisième ordre en plein cœur de Paris. Je ne suis pas dupe de tout ce théâtre, comme de ne pas entendre le bruit des pas des clients qui montent l’escalier vers les chambres, ou de voir passer cet homme qui ressemble trop à Alberto Savinio pour ne pas l’être.
Soudain j’ai envie de regarder ces livres en me remémorant ce que vous dites de leurs auteurs. Sur Borges, vous avez raconté avec une juvénile gaieté, je me souviens, cette balade dans Paris. Vous vous êtes arrêtés pour déjeuner, et à la fin du repas quand on a apporté la corbeille de fruits, Borges a écarté les mangues pour choisir la grappe de raisins : « Je n’aime pas les fruits modernes », fait-il. Sur Adolfo Bioy Casares, un homme plein de fantaisie, vous avez écrit qu’il « espérait réussir un jour un livre d’un genre indéfini, qui recueillerait des pensées, des fragments qui seraient avant tout un livre amical. Un livre, ajoutiez-vous, que les voyageurs solitaires aimeraient en trouver au hasard de leurs voyages, dans une chambre d’hôtel ». Voici Victoria Ocampo. Vous lui portez une affection particulière pour avoir façonné la littérature argentine contemporaine en réunissant autour de la revue Sur des écrivains aux tempéraments si différents et aux talents si chatoyants. Dans sa correspondance passionnée avec Victoria Ocampo, Roger Caillois la dévoile ainsi : « Vous êtes une sauvage. Votre douceur même est une douceur d’animal sauvage. » Cet oxymoron vous va comme un gant, cher Hector Bianciotti. Vous ne vous laissez jamais désarçonner par votre interlocuteur comme vous ne cherchez pas non plus à le mettre dans l’embarras. Sabato vous confie qu’il est en train d’écrire un livre bref. « Un récit autobiographique ? » lui demandez-vous. « Oh, vous répond-t-il, toute œuvre est autobiographique ; un arbre de Van Gogh est le portrait de son âme. » C’est aussi mon avis car je vous sens autant dans vos romans que dans vos essais. Et bien sûr, au bout du rayon, votre cher Alberto Savinio avec qui vous n’avez jamais cessé de converser. À propos de lui vous murmurez : « C’est sa voix même qui nous retient, en plein de son inépuisable fantaisie, de son érudition, de son humour, de cet art du paradoxe qu’il manie comme nul autre, et de sa sagesse, sa vieille, son antique sagesse, la sagesse d’un Grec arrivé trop tard en ce monde... » Si j’ai fait ces nombreuses citations c’est surtout pour faire entendre votre musique si personnelle, et cette érudition qui court sur la crête des phrases – le tout soutenu par un feu intérieur sans cesse nourri par des souvenirs douloureux.
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Comme vous êtes beau, Hector, je me suis demandé quel était votre rapport avec votre visage. Je parle à partir des portraits de vous vus dans les médias. Une seule fois j’ai pu observer votre visage en mouvement. C’était à cette émission d’Apostrophes où vous étiez en compagnie d’Umberto Eco. Vous portiez un costume gris et une belle chemise bleue. Bien coiffé (on sent que vous n’avez pas souvent les cheveux en bataille), pétillant, brillant, vous étiez en verve ce soir-là. Umberto Eco observe que l’écriture, quel que soit le sujet, finit par nous servir de miroir. Et suivant notre rapport avec le miroir on est séducteur ou séduit. Je vous imagine séduit plutôt que cherchant à séduire. Vous me paraissez prompt à aimer même si la réciprocité n’est pas assurée. Vous avez, je l’ai vu dans l’émission de télévision, une façon de tendre votre visage vers votre interlocuteur comme pour lui dire que vous n’avez que ça à lui offrir. Vous aimez faire plaisir, et si vous êtes trop fauché pour acheter un bouquet de fleurs, c’est votre énergie ou votre âme que vous offrez. Vous avez la nostalgie de la maison de Dieu. Le Dieu de la mère, car le père est un mécréant. Vous avez trouvé en la personne de l’abbé Benoît Lobet quelqu’un avec qui débattre de vos doutes, lui-même en garde quelques-uns en réserve. Pourtant sur cette question de la foi vous êtes d’une terrifiante gravité. On vous a cru même intégriste, alors que vous êtes simplement intègre. Si vous aimez les rituels c’est parce qu’ils permettent à l’émotion de traverser les siècles sans perdre de sa force ni de sa fraîcheur. Entre l’amour de la mère et la dure loi du père votre choix semblait évident, mais un sourire furtif me dit que vous ne voyez plus les choses de manière aussi catégorique.
* * * Au cœur de votre esthétique, cette idée de la beauté qui remonte au temps de la ferme. Vous avez été frappé par cette photo d’une dame habillée de rouge dans le catalogue d’une de vos tantes. Il y a toujours dans ces coins reculés du monde où la vie n’a de sens que par le travail, un être qui se passionne pour l’inutile. Cette tante ne semblait vivre que pour ces catalogues qu’elle recevait par la poste. Durant les heures lourdes de l’après-midi, elle le feuilletait. Un jour, debout près d’elle, vous avez remarqué cette dame en rouge. Plus que la dame elle-même c’est l’émotion qu’elle a provoquée en vous qui a résisté au temps. Vous étiez présent le jour où votre père s’en est pris à cet étrange mode de vie en déchirant tous les catalogues avant de les jeter au feu. Vous avez vu, horrifié et incapable de bouger, les flammes atteindre la dame en rouge. Si la littérature ne peut pas sauver des flammes la beauté, elle ne mérite pas tous les sacrifices qu’on fait pour elle. Cette situation dit bien l’impuissance de l’enfant face au pouvoir. Et depuis vous vous cabrez devant toute autorité. L’autre évènement qui vous a touché au plus profond c’est bien sûr la mort de votre sœur. Est-ce vrai ? Toujours est-il que l’émotion est là, sous nos yeux. Vous sœur était couturière et votre écriture se rapproche de cet art. Vous brodez parfois jusqu’à atteindre le baroque, mais pas là. Devant la mort vous devenez sobre et tout d’un coup vous tremblez en découvrant la fragilité de cette triade qui soutenait l’édifice familial : la mère-courage, le père-tonnerre et la sœur-fantaisie. Ôtez la fantaisie et tout s’écroule. Le paternel se vide de son sang comme de son sens.
Plus tard, le père meurt. Et, comme pour moi, vous apprenez sa mort par téléphone. C’est le sort des exilés. Vous écrivez : « Lorsqu’on m’a annoncé au téléphone la mort du père, j’avais imaginé un cimetière en désordre. » On pense à tout ce chemin parcouru pour s’éloigner du père, et voilà qu’il faut reprendre la route en sens inverse. Je n’ai pas connu la haine du père, j’ai vécu son absence, et le choc que cela a fait à ma mère. Vous avez connu pourtant des périodes d’extrême dénuement durant vos débuts à Rome et à Paris. Des situations si angoissantes financièrement que vous auriez eu raison de vous laisser aller, mais ce goût de l’élégance vous a toujours gardé parmi les vivants. Au retour d’une conversation littéraire dans un salon de Paris ou de Rome, où vous avez discuté longuement de Valéry ou de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, vous prenez la peine, avant de vous coucher, de laver l’unique chemise que vous possédiez pour la mettre à sécher dans la petite chambre où vous logiez. Votre enfance fut si rude qu’elle vous a dégoûté du travail manuel.
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Cher Hector Bianciotti, cette rage si bien enfouie en vous mais dont les traces sont évidentes dans vos récits me fait penser au poète haïtien Edmond Laforest. Il est né en 1876 et mort en 1915 à Jérémie, surnommée en Haïti la ville des poètes. C’est un pays où l’on doit justifier sa vie en publiant au moins un recueil de poèmes. Laforest était à Jérémie quand les Américains débarquèrent en juillet 1915. Pour protester contre une telle agression, il se noya dans sa piscine avec un dictionnaire Larousse au cou. Si Laforest est mort en dandy résistant, vous avez mis beaucoup de style dans votre vie et aussi dans votre écriture. Pour n’importe qui d’autre ce serait trop, mais chez vous on sent une sincérité si profonde qu’elle finit par séduire le lecteur, et tous ceux qui s’approchent de vous. Une honnêteté même dans la plus artificielle attitude – vous me rappelez Cocteau par moment. Vous aimez l’opéra, vous aimez l’Italie, vous parcourez les musées, mais vous n’avez jamais oublié que derrière la vieille ferme familiale on trouve ce petit cimetière que votre père qualifia un jour d’« enclos de croix ». Cette métaphore si brutale dans son sens comme dans sa forme ne vous a jamais quitté.
En arrivant à cet hôtel j’ai remarqué sur le comptoir de la réception deux de vos titres parmi les plus beaux : L’amour n’est pas aimé et Le Pas si lent de l’amour. Les photographies de vedettes detelenovela épinglées un peu partout me font craindre que la propriétaire, cette femme « obèse, inquisitoriale et blonde » selon une note griffonnée au crayon dans un de vos carnets, s’attende à lire des romans d’amour à l’eau de rose. C’est le genre de quiproquo qui vous amuse. On m’a parlé ici et là de votre humour, de votre esprit espiègle, ce qu’on voit trop rarement dans votre œuvre. Sur les photos : parfois guindé, toujours sérieux, vous donnez l’impression d’un homme triste à ceux qui ne vous connaissent pas ou qui ne vous ont pas connu au bon moment. Dans un article retentissant de Claude Roy où il vous qualifie d’ « élégant vagabond », il remarque aussi chez vous une fierté si grande qu’elle vous empêche de crier – je cite : « si vive est la douleur qui vous étreint ».
Vous puisez votre énergie à deux sources différentes : la fierté déjà mentionnée et l’ambition de maîtriser le français mieux que quiconque. Vous hésitez jusqu’à ce qu’un jour votre alter ego Angelo Rinaldi vous convainque d’écrire en français ce roman que vous portez en vous depuis si longtemps : Sans la miséricorde du Christ. Tous vos thèmes y sont à nouveau présents, même si cette fois le narrateur ne regarde pas directement la caméra, se cachant derrière une certaine Adelaïde Marèse. Le parcours ne diffère pas, sauf pour ce Strasbourg-Saint-Denis, la rue de Paris où vit Adelaïde Marèse. L’ambition est cette fois double : un roman en français et un grand roman. Il est paru en 1985, au moment où je publie Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Ces deux livres, du moins par leurs titres, ne sont visiblement pas destinés au même lectorat. Pourtant l’Association des aveugles de Montréal me demande de lire cette même année Sans la miséricorde du Christ pour son public. C’était la première fois que je me lançais dans une pareille aventure. C’était aussi la première fois que mon nom effleurait le vôtre. Après ce discours, nous ne nous quitterons plus.
* * *
Vous revenez souvent, cher Hector Bianciotti, sur cette première métaphore entendue de la bouche de votre père. Je rappelle une nouvelle fois cette scène qui a fondé votre sensibilité et d’une certaine manière votre spiritualité. Vous êtes avec votre père dans le jardin quand il vous montre le petit cimetière qu’il désigne comme l’« enclos de croix » tout en ajoutant que c’est ici, dans cette vie, que tout se passe et qu’il n’y a plus rien d’autre après. L’image est rude mais elle est aussi très puissante puisqu’elle vous a habité si longtemps. Ce n’est pas loin du Villon de la Ballade des pendus, même si bien loin de la Prière à Notre-Dame.
« La pluie nous a débués et lavés
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies et corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils. »
Votre père aura été aussi proche de Villon que vous l’êtes de Valéry.
Je voudrais vous présenter un homme solide qui n’a pas peur de la mort, mais pleure à l’amour. Sa langue est plus proche de votre père que de vous. C’est une langue rugueuse qui fut autrefois celle des rois de France. Il s’appelle Gaston Miron. Vous êtes les deux faces de la même médaille Amérique. Vous êtes celui qui est parti, il est celui qui est resté. Voici son poème Compagnon des Amériques :
« Québec ma terre amère ma terre amande
Ma patrie d’haleine dans la touffe des vents
J’ai de toi la difficile et poignante présence
Avec une large blessure d’espace au front
Dans une vivante agonie de roseaux au visage
Je parle avec les mots noueux de nos endurances
Nous avons soif de toutes les eaux du monde
Nous avons faim de toutes les terres du monde
Dans la liberté criée des débris d’embâcle
Nos feux de position s’allument vers le large
L’aïeule prière à nos doigts défaillante
La pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles. »
En écoutant le poète je vois votre père, votre mère sarclant cette terre aride et la cohorte des employés agricoles. D’ailleurs il termine en les saluant :
« Salut à toi territoire de ma poésie
Salut les hommes et les femmes
Des pères et mères de l’aventure. »
Vous les avez quittés pour pouvoir les saluer à votre manière européenne. Dans la langue raffinée de ceux qui les ont chassés d’Europe. Vous êtes devenu une célébrité en Argentine parce que vous êtes connu en France. Mais vous êtes triste, et c’est avec ce sentiment que vous avez écrit vos plus belles pages. Celles de la mort de votre sœur ou de la sœur du narrateur, c’est pareil, celles à propos de la tendresse de votre mère, celles surtout sur votre père si différent de vous au début et si semblable à vous à la fin.
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Nous avons chacun rêvé de ce retour pour finalement écrire un livre sur ce thème. Le vôtre c’est, en fait, toute votre œuvre. René Depestre, qui vit à Lézignan-Corbières depuis des années, dit que sa table d’écriture donne sur Jacmel, sa ville natale. Émile Ollivier, qui a passé une grande partie de sa vie à Montréal, affirme qu’il est québécois le jour et haïtien la nuit. C’est un étrange animal que celui qui vit hors de sa terre natale. Sa condition d’exilé lui permet d’ourdir une littérature qui n’est ni tout à fait de là-bas, ni tout à fait d’ici, et c’est là tout son intérêt. Si vos thèmes sont argentins, votre style est français. L’un des apports les plus significatifs de l’exil dans la littérature, c’est la notion du retour. D’autant plus intéressant qu’il s’avère impossible dans la réalité. On ne retourne pas au point de départ car le mouvement est incessant. Ces écrivains de l’exil ont redonné un nouveau sens au mot voyage.
Vous avez appris tant de choses durant cette vie si riche en aventures diverses, et sans chercher à éviter les pièges car vous êtes intrépide. Mais un sentiment inconnu vous attend au détour du chemin : la nostalgie du pays natal. On n’aurait jamais cru que ce monde si brutal vous manquerait un jour. De nombreux écrivains sud-américains vous avaient ouvert le chemin vers Paris. Vous avez suivi leurs traces, comme s’il s’agissait d’un troupeau migrateur. Vous étiez devenu le chroniqueur de leurs errances. Chaque fois que l’un d’eux publie un livre, vous le présentez immédiatement à vos lecteurs. Certains sont devenus des amis, car « l’amitié est une passion sud-américaine ». Borges, bien sûr, mais aussi les sœurs Ocampo, Macedonio Fernandez à sa mort, les Uruguayens Felisberto Hernandez et Juan Carlos Onetti, la Brésilienne Clarice Lispector, l’Argentin universel Alberto Manguel, le Mexicain Octavio Paz, Ernesto Sabato, l’autre aveugle de Buenos Aires, le Cubain Severo Sarduy, et tous ceux, bien moins connus, que vous avez aidés à faire leurs premiers pas dans ce Paris qui exige pour y réussir l’appétit d’un Rastignac. Ils n’ont pas tous fait le voyage, mais ils l’ont tous rêvé. Pour ne pas sombrer dans la dépression, s’il était possible de l’éviter, il faut autre chose que l’ambition, peut-être cette chaleur humaine qui s’appelle l’affection. Alors voici Leonor Fini et ses nombreux chats, et surtout Silvia Baron Supervielle.
Pour moi ce fut d’abord ce trio qui a inscrit la dignité nègre au fronton de Paris : le Martiniquais Aimé Césaire, le Guyanais Léon-Gontran Damas, et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Ce dernier a occupé pendant dix-huit ans le fauteuil numéro 16. C’est lui qui nous permit de passer, sans heurt, de la négritude à la francophonie. Chaque fois qu’un écrivain, né ailleurs, entre sous cette Coupole, un simple effort d’imagination pourra nous faire voir le cortège d’ombres protectrices qui l’accompagnent.
* * * Il y a une nouvelle de Borges dans Fictions, « Funes ou la mémoire », qui raconte l’histoire d’un jeune garçon qui se rappelait tout ce qu’il a vu, tout ce qu’on lui a dit, tout ce qu’il a lu. Cette mémoire qui ne sait pas faire le tri n’est pas loin du cauchemar, un cauchemar que le trop plein comme le manque de sensations peut engendrer. J’ai été frappé en vous lisant par cette insistance à évoquer la perte du langage. Comme si vous perceviez qu’un destin tragique vous attendait au détour. Vous qui mettiez tant de passion dans la moindre discussion sur la littérature, voici que la parole se retire de vous. J’ouvre spontanément un de vos livres pour tomber sur ce passage où vous parlez d’un écrivain « qui ne parvient plus à saisir la réalité au moyen des mots ». Dans un portrait de Rainer Maria Rilke vous soulignez « cette frontière du langage où la parole est la demeure de l’être ». À propos de Swift vous découvrez avec tristesse qu’il finit dans un état de pitoyable hébétude, « se limitant à bredouiller la même phrase quand il arrivait à parler ». Parlant d’un personnage dans Ce que la nuit raconte au jour vous notez qu’il s’arrêta : « détournant la tête, cherchant plus loin sur la toile du fond de la nuit, quelque chose de perdu, de secret ». Pourtant ces mots enfuis furent tout pour vous, et vous le dites clairement : « J’ai joué avec les mots, je me suis raconté des rêveries et des fictions, j’ai formé ma conscience. »
J’entends le bruit des sandales de la concierge qui revient avec du café chaud. Près de la fenêtre se tient un Valéry pensif qui observe un oiseau en train de faire son nid. On m’arrête parfois dans la rue pour évoquer ce moment où vous avez dit à la télé que la phrase française la plus mémorable pour vous était : « Le fond de l’air est frais. » Cette candeur a charmé l’assistance et le mot est resté. Qui d’autre qu’un enfant de la pampa prendrait la peine de palper le fond de l’air avec un accent si distinctif ? La pampa ? Le regard de Bianciotti s’est allumé à l’évocation de cette plaine infinie et d’une vie rythmée par les saisons. Vous avez tout perdu, sauf cette manière de vous tenir que la maladie n’a pu altérer qu’au dernier moment. Jusqu’au cœur de cette douleur qu’est la perte de la mémoire pour un écrivain comme vous si attaché au mot juste et au goût de bien dire, vous avez gardé votre élégance. Quand les idées se sont effacées de votre mémoire, vous vous rappeliez les titres des livres et les noms des auteurs les plus aimés. Vous souvenez-vous aujourd’hui de ce jeune homme si indifférent à la faim et au sommeil qu’il passait ses nuits à discuter de poètes disparus ? Puis le français tant aimé vous a quitté pour l’espagnol de votre enfance, la seule langue qui vous permet d’exprimer le silence.
Comme vous ne trouvez plus d’intérêt à parler, je lirai à votre place ces mots qui disent votre état d’esprit du moment : « Tout est en ordre, maintenant les silhouettes et les drames sont devenus transparents ou infiniment réduits et occupent, inoffensifs, la place qui leur revient dans l’enchevêtrement du temps. » Vous levez la tête pour me regarder longuement, puis vous reprenez le livre de Borges que vous lisiez à mon arrivée. La propriétaire en train de converser près de la fenêtre avec Valéry ne se retourne pas sur mon passage. Son petit rire de fée clochette m’accompagne jusqu’à la porte. Je sors pour trouver Legba qui m’attendait sur le trottoir d’une rue animée. Un taxi m’amène quai Conti afin que je vous fasse part de ma rencontre avec Hector Bianciotti.