Deux ans après la catastrophe du 12 janvier 2010, la romancière Yanick Lahens souligne que le peuple haïtien fait preuve d'une "sagesse collective, qui est qu'on vit sans illusions et sans renoncement". (©Hector Retamal - AFP)
La nuit est tombée sur Port-au-Prince. Dans la cour bondée de l'Institut français, plus personne ne semble entendre les inévitables Klaxon venus de la rue: Dany Laferrière, Alain Mabanckou, Arthur H et Michel Le Bris parlent de la «force magique des mots». Ailleurs, c'est le genre de réjouissances qui attire d'augustes rombières, des expatriés, des notables locaux. Pas en Haïti.
Comme pour toutes les rencontres organisées par le festival Etonnants Voyageurs, le public est surtout composé de jeunes gens d'une vingtaine d'années qui se disent poètes et plus ou moins étudiants, vivent de petits boulots, trimballent leurs vers sur des feuilles volantes, posent des rafales de questions en vous citant Baudelaire, Kateb Yacine, George Steiner, Gabriel García Márquez, Maurice Grevisse. Et tant pis s'il n'y a que 200 chaises. On se tient sur les côtés, au fond, accroupi, debout, pour écouter Laferrière avec des yeux qui brillent de recueillement, d'admiration et de convoitise.
«Tu vois? chuchote l'écrivain haïtien Rodney Saint-Eloi.Tu vois comme tous ces garçons regardent Dany? Ils se voient à sa place dans dix ans, ils veulent être Dany Laferrière: un nègre respecté qui prend l'avion et peut baiser des femmes blanches.»
Sagesse collective
Tout autour, c'est Port-au-Prince, son vacarme, ses gravats, ses 3 millions d'habitants, ses bidonvilles à flancs de morne, son palais présidentiel effondré depuis deux ans, ses tentes où vivent encore 500.000 personnes (contre 1,5 million en janvier 2010) et ses embouteillages de taps-taps multicolores proclamant que «L'homme propose, Dieu dispose», que «Gloire n'est pas maître de son souffle», et qu'«Avec Dieu tout va bien». Dans cette «ville écrite», comme dit Laferrière, c'est simple, l'Eternel n'a qu'un rival: Digicel, l'opérateur téléphonique dont les lettres s'impriment sur le moindre parasol.
Il y a bien, souligne la remarquable Yanick Lahens, cette «sagesse collective qui est qu'on vit sans illusions et sans renoncement», avec en province de très fructueuses initiatives comme celle de jeunes producteurs de «fleurs coupées» qui ont installé des serres dans la montagne. Mais tout autour, c'est encore le retour du fils Duvalier, la tutelle internationale renforcée et les 4 x 4 des ONG, qui, selon Emmelie Prophète, dépensent n'importe comment l'argent donné pour Haïti.
Un peuple de poètes
Dans une ville où le seul cinéma encore debout, le mythique Eldorado, cherche de l'argent pour enfin rouvrir ses portes, le métier d'écrivain a de quoi faire rêver ceux qui ont eu la chance d'apprendre à lire (on compte officiellement 50% d'analphabètes). Mieux: à Paris, Nice ou Lisieux, la conseillère d'orientation ferait tout pour dissuader un gamin d'espérer vivre de sa plume; ici, avec un chômage qui touche les deux tiers de la population, cette vocation ne semble pas plus absurde qu'une autre. Au contraire. Le «peuple de peintres» salué par Malraux est aussi un peuple de poètes.
Car sa littérature n'est pas seulement riche d'une tradition enviable où se sont succédé Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis, Marie Chauvet ou René Depestre. Elle ne compte pas seulement 180 poètes en activité, dont certains sont particulièrement vénérés, comme Anthony Phelps, Georges Castera ou Frankétienne, qui a été sacré «trésor national vivant» en 2006 et répète ces jours-ci un spectacle consacré au pénis, ce «prédateur déchu».
Elle connaît aussi, dit Louis-Philippe Dalembert, «un véritable boom depuis une dizaine d'années»: avec la fin des dictatures a émergé une génération moins soumise à l'impératif de l'engagement; et jamais autant d'auteurs n'ont publié si régulièrement en France, de Yanick Lahens (Ed. Sabine Wespieser) à Laferrière (Grasset), en passant par Kettly Mars (Mercure de France), Marvin Victor (Gallimard), Gary Victor (Vents d'ailleurs) ou encore Lyonel Trouillot, finaliste du dernier Goncourt avec sa «Belle Amour humaine» (Actes Sud).
«Le 12-Janvier», comme on dit «le 11-Septembre»
« Le séisme accentue ce phénomène, poursuit l'encyclopédique Dalembert. Sous Duvalier, ce sont les exilés qui publiaient à l'étranger, leurs livres arrivaient ici sous le manteau, il y avait une coupure entre littératures du dedans et du dehors. Vingt-cinq ans après, ça n'est plus le cas, mais à l'étranger on veut désormais plutôt des auteurs de l'intérieur: de l'authenticité, de l'exotisme et du misérabilisme. Le séisme apporte ça. Nous ne devons pas être prisonniers de ce regard de l'Occident.»
Dalembert, qui vit actuellement à Paris, met donc un point d'honneur à publier aussi bien des textes en créole aux Presses nationales d'Haïti que des romans se déroulant loin de l'île, comme en France dans «Rue du Faubourg Saint-Denis» (le Rocher), ou en Afrique dans «Noires Blessures» (Mercure de France).
Certains n'ont pas attendu: quinze minutes après le tremblement de terre, Laferrière dégainait son carnet pour noter ce qui est devenu «Tout bouge autour de moi». D'autres n'ont d'abord pas pu sortir une ligne, comme Christophe Charles: «Je ne suis pas un sprinter comme Dany Laferrière, je suis plutôt un marathonien. Ce n'est que plus tard que j'ai pondu un malheureux poème, "Goudougoudou". Mais un roman pourra peut-être en sortir.»
Gary Victor, un des plus lus ici grâce à ses polars vaudous, a été contacté pour écrire des reportages: «Ca m'était personnellement impossible. J'ai été happé par la grande peur qui existait alors. J'ai fini par y échapper, par procuration, en créant les personnages de "Soro". Mais même prendre une photo me semblait un viol. Je ne voulais pas d'une représentation hollywoodienne permettant aux "ventres pleins" de se sentir bien après quelques minutes de sensations.» Oui, sur l'épineuse question de l'esthétisation des catastrophes, comme sur toutes celles qui concernent l'humanité et se posent chez eux de façon hyperbolique, les Haïtiens aussi ont de quoi contribuer aux colloques les plus pointus. Et beaucoup à nous apprendre.
«A quelque chose malheur est bon !»
Fallait-il courir le risque de l'«opportunisme» avec une «exploitation» littéraire du séisme? Le débat reste prudent. Sauf quand le génialement excentrique Dominique Batraville confesse ses regrets en riant fort:
«Je n'ai pas pu sauter sur l'occasion pour me médiatiser, malheureusement! Je devais gérer ma survie, et la terreur post-séisme m'empêchait d'écrire. Il m'a fallu sept mois pour écrire "l'Archipel des hommes sans os", puis un roman que je viens de boucler - et pour lequel je cherche un éditeur. On m'a quand même invité dans une dizaine de villes à l'étranger: j'ai toujours rappelé qu'il y avait 300.000 morts et que je n'y étais pour rien, mais le séisme m'a fait rencontrer des sommités dans des universités! C'est vrai, il a permis à Haïti d'avoir une visibilité internationale et aux ONG défaire beaucoup de fric. J'ai été complice de cela. Mais ça m'a permis d'exercer mon talent d'écrivain.»
«A quelque chose malheur est bon !» résume une voix qui arrache un rire nerveux à l'assistance. James Noël, le jeune poète qui monte, affirme que le motif du séisme nourrit son écriture depuis 2005 («Nous ne sommes pas à notre première fin du monde en Haïti», nous écrivait-il fin janvier 2010). Il a certainement raison de se méfier de la compassion: «Ce qu’il y a de flou dans la compassion, c’est qu’il existe une compassion qui puise sa source dans ses propres larmes…» Mais au fond tant mieux si l'émotion suscitée en 2010 soutient l'«enthousiasme littéraire» qu'observe Saint-Eloi dans ce pays ravagé par la «gangrène politique».
Retour au pays fatal
La 2e édition du festival Etonnants Voyageurs en Haïti devait démarrer le 14 janvier 2010. Le séisme avait tout annulé, mais Michel Le Bris, Lyonel Trouillot et Dany Laferrière s'étaient promis de récidiver.
Il a fallu attendre qu'un gouvernement soit enfin constitué, en novembre 2011: l'édition 2012 s'est tenue du 1er au 4 février, dans une dizaine de villes et de nombreuses écoles, avec une soixantaine d'écrivains, dont Régis Debray, Alain Mabanckou, Jean-Marie Blas de Roblès, Léonora Miano ou encore Hubert Haddad (Le Clézio n'est finalement pas venu, c'est dommage: il a raté quelque chose).
Coût de l'opération: un peu plus de 200.000 euros. Une 4e édition est prévue pour 2014.
Saint-Eloi sait un peu de quoi il parle: sa grand-mère ne savait pas lire, il publie aujourd'hui ses compatriotes au Canada, chez Mémoire d'encrier, pour encourager «un art aussi fort, aussi extrême que le délabrement»: «Je reçois des textes de gens qui découvrent la langue française par eux-mêmes et ont le "grand-goût" du monde. L'écriture est pour eux un moyen d'accéder à la citoyenneté, de sortir des bidonvilles, d'obtenir un visa.»
A quoi peut servir la littérature
Jean-Euphèle Milcé, qui dirige la sauvegarde des archives des Affaires étrangères, vient de signer «les Jardins naissent» chez Coups de tête à Montréal et de réaliser «Eloge de l'underground», un documentaire sur des artistes plasticiens de Port-au-Prince.
Il rappelle que certains vendent et exposent désormais leurs oeuvres dans le monde entier, pour en tirer cette leçon d'économie générale: «Puisque ce pays est vulnérable, on ne peut concurrencer les autres sur les technologies; il faut miser sur ce qu'on sait faire, donc investir massivement dans la culture.»
Et cela vaut aussi pour la littérature, dit-il en confirmant qu'une nouvelle génération d'écrivains est en route:
Né en 1983, MAKENZY ORCEL a publié des poèmes et, au Canada, deux romans remarqués: «les Immortelles» et «les Latrines» (Mémoire d’encrier). (©Gaël Le Ny / Etonnants Voyageurs) |
«Il y a un rapport évident entre la misère, l'inoccupation et la mise à disposition des livres qui, depuis quinze ans, a commencé dans les quartiers populaires. De jeunes auteurs issus des ghettos sabotent le langage, d’autant que c’est une génération frondeuse qui n’a pas connu la censure. Ca semble un peu mesquin de le dire, mais c’est la réalité: l’écriture devient chez eux un moyen de se réaliser soi, d’avoir des revenus, de pouvoir partir. Ils écrivent plus qu’ils ne lisent. Leur patrimoine littéraire est très maigre, quelques livres seulement, mais qu'ils ont lus et relus. Ca peut donner de franches réussites.»
Makenzy Orcel en est une. Ce grand gaillard de 28 ans a vécu seul avec sa mère dans le quartier de Martissant, et fréquenté une de ces «écoles borlettes» qui servent surtout à gonfler le taux d'enfants scolarisés. Mais il a suivi les «vendredis littéraires» animés par Trouillot. A lu ce qui lui tombait sous la main. A compris qu'il fallait «bosser».
Aujourd'hui, après avoir publié des poèmes à compte d'auteur grâce à une ONG, il a à son actif deux romans qui ne ressemblent pas à grand-chose de connu. A du Genet, peut-être? «Les Immortelles» est un fulgurant hommage aux prostituées de Port-au-Prince tuées par le séisme; et le titre des «Latrines» indique assez bien son décor.
Orcel a remporté un joli succès au Québec, décroché une aide pour passer quelques mois près de Caen; on ne serait pas étonné qu'il figure bientôt au catalogue d'un éditeur parisien. Comme Dany Laferrière.
Dany Laferrière et Léonora Miano, dans l'église du lycée Saint-Louis-de-Gonzague de Port-au-Prince. (©Gaël Le Ny / Etonnants Voyageurs) |
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