Oui.
En gros, c’est ce qu’il avait retenu du témoignage. Deux
jeunes garçons ayant bu en soirée quelques bières, se seraient faits aborder
par deux créatures de rêves du sexe opposé qui les auraient conduits dans une
villa superbe pour une nuit intime et se seraient retrouvés à l’aube dans leur
propre voiture perchée sur les branches du sommet d’un arbre.
Le récit sembla cohérent. Mais en faisant usage de la
raison, toute cette histoire avait plutôt des allures de fable.
Pourtant la voiture avait été bel et bien retrouvée sur l’arbre.
Ce que personne n’arrivait à comprendre, fut comment elle était arrivée là.
Juste après la prise de parole du jeune homme, Gaspard
comme journaliste d’investigation, avait élaboré une liste de questions qu’il
voudrait bien poser au jeune homme. Mais il se ravisa rapidement car il comprit
que l’occasion ne se prêtait pas à une session question-réponse. Il ne s’agissait
non plus d’une conférence de presse. Le jeune homme et toute sa famille
cherchait de l’aide. Cette fois-ci de l’aide divine.
Les conclusions du pasteur qui intervint dans les minutes
qui suivirent furent sans équivoque. Pour lui, les jeunes hommes avaient été
abordés et possédés par le diable, Satan, Lucifer ou le démon qui avait lu dans
leurs cœurs et qui avaient noté que de par leurs âges leurs esprits étaient
rivés aux débauches de la chair et le sexe.
Il profita de l’occasion pour exhorter l’assemblée à
rester sur sa garde en priant sans cesse de façon à pouvoir déceler et
contourner les ruses du malin en s’imprégnant sans relâche de l’esprit de
discernement divin.
Il déclare en fin de sermon être à la disposition de tous
ceux qui voudront poser des questions dans le futur.
Gaspard saisit la balle aux bonds. Il fut le premier à
solliciter un rendez-vous avec l’homme de Dieu.
L’entretien se réalisa quelques jours plus tard. Ceci
permit à Gaspard de s’approcher la vision du monde de ce leader religieux qui
se voulait directeur de foi, recteur de conscience et arbitre de conduites.
Chacun de ses arguments se basait sur un ou plusieurs
versets de la sainte bible. Donc le
premier requis pour mériter puis entamer et apprécier le dialogue, condition
préalable et sine qua none c’était de reconnaître que la bible était la seule, l’unique
et la vraie parole de Dieu. Cette acceptation devait avoir un caractère
exclusif et fermé.
Ceci cadrait fort mal avec le caractère pragmatique, et l’esprit
aiguisé et critique à fleur de peau de Gaspard.
IL fit cependant preuve d’intelligence. Il se montra
capable de tolérance. Il l’écouta avec attention et respecta ses opinions. Il
ne chercha pas à démonter ses opinions qu’il trouva trop figées. Mais il s’agissait
des ses opinions à lui ; partagées avec ceux qui se laissent emballer par
la vie éternelle et la peur de l’enfer.
Il voulut savoir si le jeune homme portait sur son
physique des stigmates ou des traces de ce qu’ils avaient vécu avec les filles.
Le révérend, d’un ton rassuré lui apprit que généralement après les rencontres
avec le diable, les stigmates laissés ne sont pas visibles à l’œil nu du
profane. Ils étaient souvent d’ordre psychologique et spirituel et que seul le
vrai homme de Dieu était capable de les déceler.
Il eut envie de lui dire que tous ceux qui ont connu le
jeune homme avant sont unanimes à admettre qu’il a beaucoup changé.
En fin de compte, cet entretien ne lui apporta ni doute
ni certitude. Il s’est retrouvé devant un illuminé convaincu défendant sa foi et
sa croyance en étant convaincu que son rôle et sa mission étaient de convaincre
les autres de penser, agir et vivre comme lui, selon cette fois qui en quelque
sorte le rendait aveugle et borné.
Gaspard eut l’occasion d’écouter une fois de plus le
témoignage du jeune homme, dans une autre assemblée de chrétiens. En effet, à
la fin du culte, une jeune dame tout de blanc vêtue, cachant sa chevelure sous
un madras blanc brodé u fil bleu d’une colombe en plein vol, s’approcha de
Madame A pour lui dire que ce témoignage était si vivant qu’il fallait le propager pour pousser
plus de gens à sortir des ornières du péché. Car le retour du Christ était réellement
imminent. Ainsi elle lui conseilla de prendre contact avec les responsables de
l’église Hébraïque de Delmas. Un quartier en plein essor localisé entre
Port-au-Prince et Pétion Ville.
Il put écouter quelques bribes de conversation de la
jeune dame décrivant l’histoire de cette église qui venait de s’ouvrir après
que le pasteur ait eu une révélation au cours de laquelle Dieu en personne lui
aurait demandé de vendre tout ce qu’il possédait pour construire un temple.
Gaspard avait noté sur son bloc-note, ce rendez vous à
venir et il s’était arrangé pour être renseigné sur la date de cette nouvelle
intervention. Dans l’attente, il s’était informé sur cette église hébraïque.
Son étonnement fut énorme quand il fit le constat que cet endroit était un vrai
phénomène de mode. Tout le monde en parlait. Dans les milieux défavorisés les
postes de radio captaient sur les ondes les offices célébrés et retransmis 24
heures sur 24 sur tout le territoire national.
L’église hébraïque officiait régulièrement et sur des
périodes assez longues des cultes à thèmes. Des sujets tirés des problèmes les plus courants de la
population. Une semaine de jeune et prière pour les demandeurs d’emplois, une
semaine de jeune et de prière pour les personnes qui attendent d’être appelés
de l’ambassade américaine pour l’octroi de visas de résidence permanente, une
semaine de jeune et de prière pour les femmes en mal d’enfants, une semaine de
jeune et de prière pour les femmes qui veulent des maris, une semaine de jeune
et de prière pour les malades et contre les maladies…
Une fois passés en
revue et en prière tous les problèmes sociaux et sociétaux, l’église oriente
ses prières vers la spiritualité. Et dans
ce contexte, le sujet qui drainait plus d’adeptes c’est la prière pour ou
contre le déblocage.
L’église hébraïque de Delmas en très peu de temps était
devenue le lieu de miracle par excellence.
Le jour du témoignage du jeune homme devant les fidèles
de l’église hébraïque de Delmas, Gaspard se décida d’aller faire un tour.
Histoire de tester le gout de l’éclectisme religieux et de sa pratique. Qui
sait, le jeune pourrait bien donner un détail omis lors de sa première remise,
à cause de l’émotion de l’atmosphère du moment.
Le bâtiment de l’église se trouvait à la hauteur de
Delmas 63. Il descendit d’un minibus et s’apprêta à traverser l’autoroute pour
s’engouffrer dans cette rue assez étroite et en terre battue identifiée par un
petit panneau soutenu par un pilonne incliné vers la gauche et en avant.
Tout à coup, aperçut des gens vêtus de blancs, hommes,
femmes et enfants débouchant de cette rue. Telle une gueule béante et ouverte
vomissant en jet des choses animées et colorées. Les femmes portaient toutes
des chapeaux et des madras ceignant leurs chevelures avec cette colombe en
pleine vol. Les hommes portaient avec élégance des cravates à fond bleu
maintenant bien fermés leurs cols de chemises.
Une fois l’intersection avec l’autoroute atteinte, la
foule se dispersait en partant à gauche et à gauche et à droite. Tout le monde
courrait. Les uns plus rapidement que les autres. Les plus âgés y allaient à
leur rythme. Moins vite.
Les passants, dans la plus absolue des incompréhensions
leur ouvrirent passage soit en se collant au mur des maisons soit en se jetant carrément sur la chaussée
goudronnée. Une atmosphère de panique s’installa rapidement et brièvement
devant cette course effrénée, insensée et soudaine.
Certains, entraînés par le vent de panique se mirent à
courir aussi sans comprendre.
Gaspard avait cependant vu et observé une dame d’un
certain âge occupant le trottoir jouxtant l’intersection de Delmas 63 et l’autoroute.
Elle était assise devant un traiteau
minuscule et bancal supportant un petit bac contenant un monticule d’arachides
grillés surmontés d’un petit verre transparent à anse dont le volume était
réduit du tiers par une couche de cire fondue coulée et collée au fond.
Elle ne sembla ni surprise ni paniquée. Elle protégea son
traiteau, son bac, ses arachides et son verre à anse en se plaçant devant. Elle
tenait d’une main ferme un poste de radio à transistors qui diffusait des
chants de cultes protestants.
Gaspard s’étonna de la quiétude de la dame comparée à l’attitude
de l’ensemble des gens se trouvant sur ce tronçon de route.
Il décida de l’approcher. Tout laissait comprendre qu’elle
était bien au courant de ce dont il était question en réalité.
Il reçut une explication qui le laissa coi. La première
église hébraïque de Delmas venait de clôturer une semaine de prière consacrée à
des demandes de miracles divers. A la fin du dernier culte, le pasteur leur
avait intimé l’ordre de ne pas perdre
sur la route du retour vers la maison la moindre parcelle, la moindre goutte de
la bénédiction qu’ils venaient de recevoir. Donc il avait fortement recommandé
aux fidèles de laisser les enceintes de l’église et regagner en courant leurs
domiciles sans s’arrêter sur le chemin, sans adresser le moindre mot à qui que
ce soit et surtout sans regarder en arrière.
Gaspard demanda à la dame comment elle s’était arrangée
pour en savoir autant. Il apprit que la dame fréquentait assidument cette
église et que les privilèges des cultes de cette semaine particulière restaient
réservés aux membres de l’église qui de surcroît ont fait leur inscription au Club Hébraïque.
La carte d’adhésion coutait 2000 gourdes et que la dame n’avait pas encore pu
mettre cette somme de côté pour se la payer.
Le souvenir de cette épisode provoqua encore une fois
cette sensation d’agacement comme la première fois qu’il le vécut en compagnie
de cette dame. Bien entendu, cette anecdote ne se trouvait pas consignée dans
ses papiers.
Au bas du premier témoignage il avait griffonné quelques
mots.
Possibilité de deuxième audition à EHDD.
Audition ratée.
EHDD pas nette.
Il eut un peu mal au cou. Il n’avait pas changé de
position depuis quelques bonnes minutes. La lecture de son dossier était très
passionnante et en plus il ne voulut pas rater un élément significatif capable
de l’aider à avancer.
La nuit était assez avancée sur la ville qui s’était tue
petit à petit. Les bruits de la ville, les bruits de la vie avaient fait place
à un silence résigné, imposé mais apaisant.
L’espace de la grande place du Champ de Mars luisait
déserte. Seuls quelques rares étudiants se trouvaient encore sous les lampadaires.
Les marchandes de tisane et de pains de mie allaient
rentrer bredouilles.
Gaspard jeta un dernier coup d’œil sur son dossier. Sur cette
partie portant l’étiquette « récit ». Il pensa surtout aux stigmates
et aux traces que les femmes bonnes et démons auraient gravés sur la peau des
jeunes gens. Contrairement au pasteur, lui, il aurait tellement aimé déceler un
de ces multiples stigmates qu’une femme dans le feu de l’acte sexuel bien fait,
peut dessiner involontairement sur la peau de l’amant trop performant : des
éraflures, des égratignures, de vraies griffures d’ongles longues et aiguisées,
des baisers-ventouses trop appuyées du côté du cou, une vraie morsure sur la portion
unissant le deltoïde et le trapèze…
Il était persuadé qu’elles avaient laissé certaines
traces. Mais cette information ne figura nulle part dans son dossier.
Il relut les dialogues entamés par les filles. Pas trop d’indices
ni de vocables suspicieux lancés comme des pointes énigmatiques.
Leurs prénoms étaient d’une banalité déconcertante. Linda
et Soraya.
Leurs façons de s’habiller ne reflétaient que leurs gouts
raffinés de l’élégance.
Les comestibles
aussi témoignaient un certain art du bon gout. Caviar, bon vin et fin
champagne.
Dans l’élan des ébats sexuels enlaçant des corps trop
imbibés d’alcool, elles avaient prononcés deux mots dénués de sens. Refne et
Elbaid.
Des mots qui, s’ils devaient s’associer à quelque chose,
seraient de simples prénoms de culture orientale.
Ce qui pourrait éventuellement servir à expliquer la
facilité de certains écarts de comportement
reflet d’un certain libertinage répudié et peu accepté par les filles du
pays.
Refne et Elbaid.
Deux déesses du sexe. Deux expertes du cul venant d’autres
horizons.
Merde !
Il n’avait jamais accordé d’importance à ces mots qui
pour lui ne pouvait rien expliquer ni inspirer.
Il se penchera à nouveau sur le sujet. Pour l’instant la
lecture fraîche et nouvelle du récit ne lui avait apporté nouveau utile à son
enquête ou pouvant faire avancer son dossier.
Pour l’instant il se devait de tout remettre dans l’ordre
initial. Depuis plus de deux ans, ce dossier avait bénéficié d’un traitement
fait de soins méticuleux. Pas question ce soir de déroger à ses habitudes.
Malgré tout il était encore persuadé qu’il avait raison
de s’intéresser à cette succession d’évènements.