Le mot, lâché à mi-discours, fait l’effet d’une bombe.
“Réparation !”, tonne Jean-Bertrand Aristide, l’impétueux président haïtien, sous les vivats d’une foule d’agriculteurs, d’ouvriers et d’étudiants.
Depuis la tribune où il est installé, l’ambassadeur de France en Haïti dissimule son inquiétude derrière un sourire gêné. Il connaît suffisamment M. Aristide pour s’attendre à des piques contre les anciens colons et esclavagistes français.
Mais en ce 7 avril 2003, le président haïtien vient soudainement de demander des réparations financières à la France. L’annonce est une déflagration qui deviendra la pierre angulaire de son mandat — et participera à sa chute, de l’aveu même de diplomates.
“Il fallait essayer de le désamorcer”, analyse rétrospectivement Yves Gaudeul, l’ambassadeur français de l’époque, comparant la demande de réparations à un “explosif.”
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Jean-Bertrand Aristide
M. Aristide visait alors à un exhumer un pan de l’histoire qui reste encore largement occulté en France.
Bien après que les Haïtiens eurent brisé leurs chaînes, repoussé les troupes napoléoniennes et proclamé leur indépendance il y a 200 ans, les Français étaient revenus à bord de navires de guerre avec un ultimatum inédit : Haïti devrait payer une indemnité astronomique à ses anciens esclavagistes, ou affronter une nouvelle guerre.
Haïti deviendra ainsi le seul pays au monde à payer ses anciens esclavagistes et leurs descendants pendant plusieurs générations. Le pays a versé à la France l’équivalent de centaines de millions de dollars, selon une analyse de milliers de pages d’archives par The New York Times, enclenchant un cycle de dette perpétuelle qui a sapé son développement pendant plus de 100 ans.
Pourtant, cette histoire n’est toujours pas enseignée dans les écoles françaises. Et nombre d’importantes familles aristocratiques françaises ignorent aujourd’hui que les plus pauvres des Haïtiens ont continué à payer leurs ancêtres bien après la fin de l’esclavage.
Mais Jean-Bertrand Aristide, le premier président démocratiquement élu en Haïti après des décennies de dictature, souhaitait que la France fasse bien plus que reconnaître ce passé. Il voulait une restitution des sommes payées.
“Que de belles écoles, de belles universités, de beaux hôpitaux allons-nous bâtir pour les enfants !”, promet-t-il ce jour-là à la foule. “Que de nourriture y aura-t-il en abondance !”
Les conséquences furent immédiates, et durables.
Une dizaine de personnalités politiques françaises et haïtiennes ont décrit lors d’interviews comment la France a agi rapidement et résolument pour étouffer la demande de restitution, puis a soutenu les opposants de M. Aristide, avant de le chasser du pouvoir avec l’aide des États-Unis.
La France et les États-Unis ont toujours déclaré que son éviction n’avait rien à voir avec la demande de restitution, accusant plutôt le tournant autocratique du président haïtien et sa perte de contrôle du pays. M. Aristide aurait été poussé à l’exil pour éviter que le pays, déjà en proie à l’agitation, ne sombre dans le chaos.
Mais Thierry Burkard, ambassadeur de France en Haïti à l’époque du départ du président haïtien, admet aujourd’hui que les deux pays ont bien orchestré “un coup” contre M. Aristide. Quant au lien entre sa brusque éviction du pouvoir et la demande de restitution, M. Burkard reconnaît que “c’est probablement ça aussi un peu.”
“Ça nous simplifiait le travail”, explique l’ancien ambassadeur.
Deux siècles après que la France a forcé Haïti à rétribuer ses anciens esclavagistes pour une liberté déjà conquise sur le champ de bataille, le legs de ces paiements pèse encore aujourd’hui sur les relations entre les deux pays.
En demandant une restitution, Haïti, un pays né de la révolte d’esclaves la plus victorieuse au monde selon les historiens, frappait au cœur de l’identité nationale de la France, défenseure des droits de l’homme, et risquait d’inciter d’autres pays des Caraïbes et d’Afrique à suivre son exemple.
“On était très méprisant vis-à-vis d’Haïti”, se souvient M. Gaudeul. “Ce qu’on ne pardonnera jamais, je crois, à Haïti, au fin fond de nous-mêmes, c’est que c’est le pays qui nous a vaincus.”
La demande de restitution de M. Aristide continuera pourtant de résonner après sa destitution en 2004. Elle conduira même, onze ans plus tard, à une stupéfiante concession de François Hollande, alors président de la République, qui qualifiera indirectement les sommes payées par Haïti de “rançon de l’indépendance”.
Depuis, l’intérêt des chercheurs pour l’histoire des paiements haïtiens n’a cessé de croître. Lors d’une conférence tenue en décembre dernier au ministère de l’économie, Jean-François Brière, l’un des plus éminents historiens des relations franco-haïtiennes, a qualifié ces paiements de forme de “méta-esclavage” ayant empêché Haïti de se libérer du joug français, bien après son indépendance.
“Tous les Français sont concernés” par le passé colonial français en Haïti, déclare aujourd’hui l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault. Pourtant, constate-t-il, les élèves n’en entendent pas parler à l’école et peu de responsables politiques en font mention.
“Ce n’est jamais enseigné”, déplore-t-il. “Ce n’est jamais expliqué.”
21 685 135 571 dollars et 48 cents
Au lendemain du discours d’avril 2003, M. Gaudeul, alors ambassadeur en Haïti, souhaite négocier.
Il craint que la soudaine demande de restitution de M. Aristide ne soit une grenade politique qui pourrait embarrasser la France sur la scène internationale et détériorer les relations entre les deux pays.
En outre, la démarche de M. Aristide n’est pas insensée, pense-t-il alors.
“Il n’avait pas tort de dire tout le mal que cela avait fait à son pays et de demander à la France des compensations à son tour”, explique-t-il au sujet du passé colonial français en Haïti.
M. Gaudeul affirme avoir exhorté le gouvernement français à entrer en discussion avec Haïti pour aider à désamorcer la situation, avant d’essuyer un refus catégorique de sa hiérarchie.
“Je ne comprenais pas comment on faisait pour être aussi bête”, déplore-t-il.
M. Aristide, un homme politique clivant, élu au pouvoir grâce à son aura de défenseur des pauvres, savait que sa demande sèmerait la discorde. Il avait donc choisi un jour emblématique pour l’annoncer et s’assurer un retentissement maximal : le bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture, le leader révolutionnaire haïtien capturé par les troupes de Napoléon et décédé dans une prison française, sans autre forme de procès.
“Pourquoi, après 200 ans, Haïti est-il aussi appauvri ?” interroge Jean-Bertrand Aristide, lors d’une récente interview à son domicile en banlieue de Port-au-Prince. L’une des causes, explique-t-il, est la somme pharamineuse qu’Haïti a dû verser à la France au fil des générations, un lourd fardeau souvent appelé “la dette de l’indépendance”.
Selon ses anciens collaborateurs, M. Aristide ne commence à se pencher sur l’histoire de cette dette qu’après avoir été démis une première fois de ses fonctions, en 1991, lorsqu’un coup d’État militaire le force à s’exiler aux États-Unis.
Il se plonge alors dans les publications qui émergent à l’époque, se passionnant pour un passé dont il avait lui-même peu entendu parler comme président.
Après que les Américains facilitent son retour au pouvoir, il est réélu à présidence du pays en 2000 et intensifie ses recherches. “Il appelait souvent pour demander des informations supplémentaires”, se souvient Francis Saint-Hubert, un médecin haïtien qui a étudié les liens entre l’état lamentable de la santé publique haïtienne et l’argent siphonné par la France.
Le jour du bicentenaire, M. Aristide décide de jouer la surenchère en annonçant le montant exact que la France doit selon lui à Haïti : 21 685 135 571 dollars et 48 cents.
À l’époque, les diplomates français, ainsi que certains intellectuels haïtiens, raillent cette somme phénoménale, y voyant un simple coup de communication de la part d’un démagogue cherchant à se maintenir au pouvoir à tout prix.
Un groupe de 130 intellectuels haïtiens qualifie la campagne pour la restitution de “tentative désespérée” pour détourner l’attention de la “dérive totalitaire, l’incompétence et la corruption” du gouvernement de M. Aristide.
Un porte-parole du ministère français des Affaires étrangères déclare également que la France n’a pas de “leçons à recevoir” des autorités haïtiennes.
Mais une analyse économique du New York Times révèle que les pertes à long terme causées par les versements d’Haïti à la France pourraient être étonnement proches du chiffre avancé par M. Aristide.
L’estimation du président haïtien pourrait même avoir été modeste.
Le Times a parcouru des milliers de pages d’archives gouvernementales pour calculer le montant payé par Haïti à la France sur plusieurs générations.
Ces sommes n’incluent pas seulement les indemnités réglées aux anciens esclavagistes, mais aussi un prêt contracté pour aider à les financer.
Au total, Haïti aura payé l’équivalent de 560 millions de dollars aujourd’hui.
Mais ce montant traduit mal la perte économique subie par Haïti. Avec l’aide de quinze économistes de renom à travers le monde, nous avons modélisé ce qui aurait pu advenir si cet argent avait été injecté dans l’économie haïtienne, au lieu d’être expédié en France sans biens ni services en retour.
Selon nos estimations, les paiements à la France ont coûté au développement économique d’Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars de pertes sur deux siècles, soit une à huit fois le produit intérieur brut du pays en 2020.
“On construisait un chemin vers la vérité”, a déclaré M. Aristide lors de l’interview, sans qu’il ait alors connaissance des estimations du New York Times.
La riposte des Français
Mois après mois, la campagne pour la restitution s’intensifie. Banderoles, autocollants, publicités gouvernementales et graffitis de soutien fleurissent à travers le pays.
Le gouvernement haïtien missionne un cabinet français, Bichot Avocats, et un professeur de droit international, Günther Handl, pour rédiger des conclusions juridiques et trouver une juridiction devant laquelle Haïti pourrait porter l’affaire.
Ce travail est détaillé dans des centaines de pages de documents et d’emails examinés pour la première fois par The New York Times.
Au plan juridique, les chances de succès paraissent faibles. Mais ce travail de fond semble moins avoir pour but de remporter un procès que de faire pression sur la France.
Dans un email adressé en novembre 2003 à Ira Kurzban, avocat américain qui travaille alors comme conseiller juridique du gouvernement haïtien, M. Handl détaille son approche : “Dans le cadre de cette stratégie, Haïti doit faire comprendre à la France” qu’il existe des moyens appropriés “pour laver le linge sale de la France en public”, écrit-il.
Alors que M. Aristide commence à enjoindre d’autres anciennes colonies de rallier son combat, la position française passe rapidement du dédain à l’inquiétude, selon d’anciens responsables français et haïtiens.
À l’automne 2003, la France nomme un nouvel ambassadeur en Haïti, Thierry Burkard. Ce dernier voit dans la campagne pour la restitution “un piège” qui risque d’ouvrir les vannes à des demandes similaires de la part d’anciennes colonies françaises.
“L’Algérie peut parfaitement réclamer, et la plupart de nos colonies” le peuvent aussi, explique aujourd’hui M. Burkard. “Ça n’avait pas de fin. Ça aurait été un précédent qu’on nous aurait énormément reproché”.
La France passe rapidement à l’action. Peu après la prise de poste de M. Burkard, le ministre des Affaires étrangères nomme une commission présidée par le célèbre philosophe Régis Debray. La commission est officiellement chargée d’identifier les moyens d’améliorer les relations franco-haïtiennes. Mais officieusement, une autre mission est définie clairement, selon M. Burkard et M. Debray : détourner la discussion du sujet de la restitution.
M. Burkard, aujourd’hui retraité, affirme que M. Debray avait pour “instruction de ne pas dire un mot allant dans le sens de la restitution.”
La commission arrive en Haïti en décembre 2003 dans un climat tendu, selon six de ses membres et plusieurs responsables haïtiens interviewés par The New York Times.
Lors d’une réunion au ministère des Affaires étrangères, la délégation française se présente accompagnée de gendarmes armés. L’équipe de M. Aristide dénonce une manœuvre d’intimidation.
Selon des notes manuscrites prises par un membre de la commission, M. Debray rejette d’emblée la demande de restitution. “Vous n’avez rien démontré de sérieux sur ce sujet”, lance-t-il.
Lors d’une interview, M. Debray a comparé cette demande à “de la démagogie pour enfant de sept ans”, tout en déplorant que le passé colonial de la France en Haïti ait été effacé de la mémoire collective française.
M. Saint-Hubert, le médecin haïtien, alors présent à la réunion, dit se souvenir que M. Debray présentait la dette de la France envers Haïti comme étant morale et non financière.
“Nous n'avons pas payé en morale”, M. Saint-Hubert se rappelle avoir répondu. “C’était en cash, du cash bien solide”.
Plusieurs membres de la commission française ont confié au New York Times qu’ils estimaient que le président haïtien était corrompu et craignaient que toute somme d’argent qui lui serait versée soit utilisée à des fins personnelles.
En cette fin d’année 2003, les affrontements entre partisans et opposants de M. Aristide deviennent de plus en plus violents, et le gouvernement haïtien est accusé de réprimer la dissidence. Des organisations de défense des droits de l’homme notent que les forces de police et des “malfrats pro-gouvernementaux” attaquent les opposants politiques et la presse indépendante.
Les autorités américaines accusent — et plus tard condamneront — certains membres de l’administration du président pour trafic de drogue.
Dans un rapport publié en Janvier 2004, la commission salue les adversaires de M. Aristide, y voyant le signe encourageant d’une “opposition civile” qui est “prête à assumer ses droits et devoirs civiques”. Elle laisse aussi entendre que le président haïtien pourrait bientôt quitter ses fonctions, évoquant “un futur gouvernement de transition”.
“Moi, j’étais pour que Aristide s’en aille”, se souvient Jacky Dahomay, un philosophe français membre de la commission.
Un avertissement avait déjà été émis un mois plus tôt, à la mi-décembre 2003, lorsque M. Debray se présente au palais présidentiel, à Port-au-Prince.
“Ça sent le roussi pour vous”, dit-il avoir lancé à M. Aristide, lui conseillant de renoncer au pouvoir pour éviter un sort semblable à celui de Salvador Allende, le chef d’état chilien mort en 1973, lors d’un assaut militaire contre son palais présidentiel.
M. Debray explique aujourd’hui qu’il souhaitait simplement sauver la vie de M. Aristide en l’avertissant que les États-Unis prévoyaient de le renverser.
M. Burkard estime lui que le philosophe est allé “trop loin”. Quant à M. Aristide, il déclarera plus tard qu’on lui avait demandé de démissionner.
“Les menaces étaient claires et directes : ‘Ou vous démissionnez, ou vous pouvez être abattu !’”, relatera t-il en 2005, un an après avoir quitté le pouvoir.
Un aller sans retour
29 février 2004.
Ni les pilotes, ni M. Aristide ne connaissent leur destination. L’avion tourne en rond depuis des heures, hublots fermés, tandis que des diplomates français se démènent pour trouver un pays susceptible d’accueillir le futur ex-président. M. Aristide vient d’être chassé du pouvoir.
Le même jour, peu avant l’aube, Luis Moreno, un diplomate américain, franchit en voiture le large portail de la résidence fortifiée du président, avant de gravir les marches jusqu’à la porte d’entrée, accompagné d’agents de sécurité du département d’État américain.
Dix ans auparavant, M. Moreno avait facilité le retour de M. Aristide en Haïti, après sa destitution par l’armée. À présent, c’est l’inverse qui se produit : au seuil de la porte, M. Moreno salue le président et lui demande sa lettre de démission.
Quelques minutes plus tard, M. Aristide et son épouse sont conduits à l’aéroport, où un avion affrété par les Américains les entraîne vers l’exil.
M. Moreno se souvient avoir fait remarquer à M. Aristide l’ironie de la situation. “J’étais l’une des premières personnes à lui serrer la main à son retour d’exil” raconte-t-il. “Et maintenant, j’allais être le dernier à lui dire au revoir.”
Alors que l’avion est déjà dans le ciel, la France sollicite les dirigeants de trois pays africains pour leur demander d’accueillir M. Aristide, selon M. Burkard. Tous refusent.
Finalement, la République centrafricaine, une ancienne colonie française, accepte. Jean-Bertrand Aristide y demeurera environ deux semaines avant d’être exilé, d’abord brièvement en Jamaïque, puis en Afrique du Sud jusqu’en 2011.
M. Aristide dit alors avoir été kidnappé. Colin L. Powell, le ministre américain des affaires étrangères de l’époque, juge l’accusation “absolument sans fondement, absurde”, et assure, aux côtés de la France, que le leader haïtien a quitté le pouvoir de son plein gré.
Encore aujourd’hui, nombre de responsables français et américains soutiennent que M. Aristide a démissionné pour empêcher que la crise politique qui déchirait Haïti ne dégénère en guerre civile.
Des rebelles armés se rapprochaient alors dangereusement de Port-au-Prince. La France avait publiquement exhorté M. Aristide à se retirer, tandis que les États-Unis y avaient fait fortement allusion.
M. Moreno affirme que le départ de M. Aristide “s’est fait entièrement à sa demande” et qu’il “voulait éviter une effusion de sang.”
Toutefois, la lettre de démission de M. Aristide était écrite en créole haïtien et les débats sur sa traduction exacte se poursuivent encore aujourd’hui.
M. Burkard, l’ambassadeur français de l’époque, considère que la lettre était “ambigüe” car elle ne faisait pas clairement état d’une démission.
Il reconnaît également, une première pour un responsable français, que la France et les États-Unis ont orchestré “un coup” contre M. Aristide en le poussant à quitter le pouvoir et à s’exiler.
Un autre ancien ambassadeur français en Haïti, Philippe Selz, également membre de la commission française, a quant à lui déclaré que “la décision” avait été prise “d’extrader le président, de le faire partir.”
Quelques semaines après le départ de M. Aristide, Gérard Latortue, nommé chef du gouvernement haïtien par intérim avec le soutien des puissances occidentales, rencontre le président Jacques Chirac et, dans la cour du palais de l’Elysée, déclare aux journalistes qu’il a renoncé à la demande de restitution.
Les relations franco-haïtiennes doivent repartir sur de nouvelles bases, explique-t-il, après avoir été “affectées négativement par tous les efforts de l’ancien régime pour demander une restitution de la dette de l’indépendance.”
Une histoire passée sous silence
Avec le recul, M. Gaudeul, l’ancien ambassadeur, estime que la réponse agressive de la France à la demande de restitution s’explique par sa réticence à assumer un passé qui remet en cause son image de pays défenseur des droits de l’homme.
“Haïti a quand même été un très mauvais exemple” pour la France, indique-t-il.
Une grande partie du passé français en Haïti reste déformée, minimisée ou oubliée, selon les chercheurs. Presque aucun manuel scolaire français ne mentionne qu’à la fin des années 1780, Saint-Domingue, le nom d’Haïti sous domination coloniale, absorbait 40 % de l’ensemble de la traite transatlantique.
Ou que Napoléon, tentant de rétablir la suprématie française sur l’île en 1803, y a perdu davantage d’hommes qu’à Waterloo.
À peine un élève sur dix en France apprend l’histoire de Toussaint Louverture et de la révolution haïtienne, selon un rapport publié en 2020 par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.
Quant à l’histoire des indemnités versées aux anciens esclavagistes français, elle n’est “nullement inscrite dans les programmes scolaires français, à aucun niveau”, indique Nadia Wainstain, la professeure d’histoire qui a coordonné le rapport de la fondation.
Le ministère français de l’éducation a déclaré que le rapport ne rendait pas suffisamment compte de l’instruction sur Haïti dispensée au collège. Mais il a reconnu que la possibilité d’inclure l’histoire des indemnités dans le programme d’histoire n’avait jamais été discutée.
Même les descendants des propriétaires d’esclaves ayant bénéficié des paiements haïtiens disent ne presque rien savoir de cette histoire.
On trouve parmi eux des membres de la famille de Napoléon, de la royauté européenne et du gotha de l’aristocratie française.
Sur les 31 descendants contactés par The New York Times, très peu ont déclaré connaître ce pan de leur passé.
“Je ne savais pas”, s’étonne Louis Baudon de Mony-Pajol, descendant au sixième degré de Jean-Joseph de Laborde, un banquier du roi Louis XV qui fut l’un des plus grands propriétaires d’esclaves en Haïti. Cette histoire, ajoute-t-il, est une “bombe politique et sociale” capable de déclencher une guerre culturelle en France.
Emmanuel de la Burgade, qui descend d’un autre esclavagiste, dit n’avoir découvert cette histoire qu’au moment de la rédaction d’un livre sur sa famille. Quand il en a parlé à son père, ce dernier lui aurait répondu : “N’en parle à personne.”
Plusieurs descendants de Jean-Joseph de Laborde ont pris connaissance de leur passé via les journaux en 2015. En mai de cette année-là, le Conseil Représentatif des Associations Noires, une organisation anti-raciste française, annonce assigner en justice l’homme d’affaires Ernest-Antoine Seillière de Laborde, accusant sa famille d’avoir bénéficié de l’esclavage.
“C’était une nouvelle cinglante”, se souvient Natalie Balsan, une descendante au septième degré de M. de Laborde. “Me savoir descendante d’un esclavagiste a été quand même une gifle.”
À la fin du 18e siècle, M. de Laborde a convoyé vers Haïti près de 10 000 Africains à bord de ses navires et fait travailler sur ses plantations près de 2000 esclaves, dont beaucoup y sont morts.
Un village du sud-ouest d’Haïti porte toujours son nom.
M. de Laborde perdra ses plantations au moment de la révolution haïtienne, puis sera guillotiné en 1794 à Paris par les révolutionnaires français.
Deux de ses enfants, Alexandre et Nathalie, recevront néanmoins des indemnités haïtiennes d’une valeur de 1,7 million de dollars aujourd’hui. Il s’agit du plus important versement effectué à une même famille, selon une base de données établie par l’historien allemand Oliver Gliech.
Le procès contre Ernest-Antoine Seillière de Laborde n’aura finalement pas lieu, mais il déclenchera une discussion au sein de sa famille.
Alors que des cousins commencent à échanger des emails, M. Seillère de Laborde, ancien président du MEDEF et héritier de la famille Wendel, l’une des plus riches de France, consulte plusieurs historiens pour examiner l’histoire des versements à sa famille.
Un historien indique que l’argent a probablement été dilapidé par Alexandre, le fils, qui est mort ruiné. M. Seillère de Laborde n’a pas répondu à plusieurs demandes d’interview formulées par l’intermédiaire de sa famille et de ses collaborateurs.
Cinq descendants de M. de Laborde ont expliqué ne pas se sentir responsables des actes de leur ancêtre, y compris Mme Balsan qui s’est toutefois dite favorable aux demandes de restitution, les estimant “justifiées” au regard des dommages subis par Haïti. M.
Baudon de Mony-Pajol, son cousin, est de l’avis inverse. La France n’a pas à faire preuve de repentance, estime-t-il, ni à accéder à des demandes issues selon lui d’une “culture woke” venue des États-Unis.
Romée de Villeneuve Bargemont, un autre descendant de M. de Laborde, âgé de 22 ans, regrette lui de ne pas avoir appris cette histoire à l’école. Une biographie familiale de dix volumes traîne dans un carton de son appartement parisien. L’histoire des indemnités y occupe à peine quelques lignes.
“La politique de la France depuis longtemps en matière d’histoire ça a toujours été plus ou moins l’oubli”, souligne-t-il.
Une douloureuse remise en question
Les paiements d’Haïti à ses anciens esclavagistes se sont accumulés pendant des générations, transitant en large partie par la Caisse des Dépôts et Consignations, une banque publique française, et coûtant à l’économie du pays des milliards de dollars sur le long terme, selon les estimations du New York Times.
En 2010, au lendemain du tremblement de terre qui a dévasté Haïti, la Caisse des Dépôts contacte Didier Le Bret, l’ambassadeur français alors en poste à Port-au-Prince, pour lui signifier sa volonté d’aider — et, au moins en partie, de se racheter.
La banque envoie un don de 370 000 euros à Haïti.
Un porte-parole de la Caisse des Dépôts a indiqué que ce don s’inscrivait simplement dans sa politique d’aide aux pays frappés par des catastrophes humanitaires.
Mais Augustin de Romanet, le directeur de la banque en 2010, a reconnu lors d’une interview une autre motivation : “On avait vis-à-vis d’Haïti probablement des choses utiles à faire au regard de ce qu’il s’était passé dans l’histoire”, a-t-il expliqué.
Le geste discret de la banque, aussi limité soit-il, témoigne d’un phénomène plus large.
Jean-Bertrand Aristide a beau avoir quitté le pouvoir en 2004, sa campagne a résonné en France, contraignant le pays à une lente et pénible remise en question.
Ces dernières années, de célèbres intellectuels ont pris la parole en faveur de la restitution et de plus en plus de chercheurs se sont penchés sur les aspects économiques et juridiques des réparations.
L’année dernière, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) a publié une base de données détaillant les indemnités versées aux esclavagistes français, notamment par Haïti.
Il y a vingt ans, Myriam Cottias, l’historienne qui a coordonné le travail du CNRS, était membre de la commission française qui a rejeté la demande de restitution. Elle reconnaît que son opinion a changé et que ce sujet mérite d’être discuté.
“Le débat, oui, il doit être posé”, explique-t-elle. Les autorités françaises ont, parfois, fait preuve de bonne volonté pour aborder ce passé.
À la mi-décembre, le ministère français de l’économie a accueilli, pour la première fois, un colloque international sur l’économie de l’esclavage. Certaines des conférences portaient spécifiquement sur les indemnités versées par Haïti.
Mais le débat sur ce sujet a aussi donné lieu à de véritables exercices de rhétorique.
En 2015, lors d’un discours prononcé en Guadeloupe, François Hollande semble frapper un grand coup. Il reconnaît alors que les paiements versés par Haïti peuvent être considérés comme “la rançon de l’indépendance”.
Et il fait une promesse : “Quand je viendrai en Haïti, j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons”.
La foule devant lui, qui compte des chefs d’État africains et le président haïtien du moment, se lève alors d’un bloc pour l’applaudir.
“Les gens pleuraient”, se souvient Michaëlle Jean, ancienne secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie, présente lors du discours. “C’était immense.”
Mais quelques heures plus tard, les conseillers de François Hollande apportent une précision d’importance.
Le président, expliquent-ils, évoquait seulement une “dette morale” envers Haïti, et non une dette financière. Les autorités françaises ont indiqué que la position de la France restait la même aujourd’hui. (M. Hollande a refusé tout commentaire pour cet article.)
La position délicate de la France à l’égard d’Haïti reflète une hésitation persistante, voire un malaise, sur la manière d’aborder son passé colonial et esclavagiste dans le pays.
Ainsi, en 2016, l’Assemblée nationale abroge symboliquement l’ordonnance de 1825 imposant l’indemnisation des anciens esclavagistes français. Mais cette abrogation, ajoute-t-elle, ne prétend pas “à une quelconque réparation financière”.
De son côté, Christiane Taubira, ministre de la justice sous la présidence Hollande, est catégorique : “On ne peut pas, objectivement, présenter le moindre argument qui prétend qu’on ne doit rien à Haïti”, affirme-t-elle lors d’une interview.
Avec le recul, Jean-Bertrand Aristide dit trouver un motif de satisfaction à sa campagne pour la restitution. Elle aura au moins eu le mérite de pousser la France à reconnaître son passé.
“Si je n’avais pas posé la question en 2003, François Hollande n’aurait probablement pas reconnu la dette en 2015”, avance-t-il.
“C’était une étape”, dit-il. “Ce n’est pas terminé.”
Source : https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-aristide-france-reparations.html