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mardi 30 octobre 2007

Autour de Jacques Roumain : Louis Borno et les nationalistes

Par Michel Acacia
Louis Borno (1922-1930) est le Chef d'Etat haïtien qui, durant l'occupation (1915-1934), pratiqua comme un hobby la mise en détention d'adversaires politiques. Il fait « réviser périodiquement les lois sur la presse de façon à alourdir les sanctions, du moins lorsque les journalistes (sont) déférés devant les tribunaux ». Cet alourdissement des sanctions ne tempère pas l'ardeur des journalistes, qui continuent à s'en prendre à Borno et à l'occupant. Leur patriotisme est « fanatique », comme s'en enorgueillit Roumain qui définit ainsi l'attitude du patriote face à l'occupation étrangère : « Le fanatique, le patriote instinctif, le seul véritable dit : Je ne veux pas savoir. Homme, tu es étranger et tu foules le sol que foulèrent mes pères. Ferme la bouche débordante du miel du mensonge. C'est inutile. Je te hais ». Que de nationalistes ont vécu ainsi leur patriotisme !
Ces « fanatiques » font l'objet d'une étroite surveillance de la part du gouvernement. Le président Borno fait intercepter leur correspondance, comme c'est le cas pour Georges Sylvain et Joseph Jolibois. Des articles qui, par leur tournure allusive ou elliptique, auraient pu échapper à la vigilance de l'occupant, sont disséqués par le gouvernement qui s'en sert comme pièces à conviction à l'encontre de leur auteur par devant les tribunaux. Le gouvernement obtient le plus souvent gain de cause, mais il lui arrive d'essuyer des déboires. Comme quand, en 1924, Joseph Jolibois est déféré devant ses juges, puis relâché pour manque de preuves. Un journal de l'époque interprète ainsi la décision du juge : Le directeur de Le Courrier Haïtien « n'ayant nommé personne, ne peut être légalement tenu pour outrage envers quiconque à qui il plait de se reconnaitre dans le personnage imaginaire peint par Le Courrier ». C'est cette tentative d'incriminer l'implicite que Georges Petit dénonce dans les termes qui suivent : « Depuis l'invasion américaine, nous avons assisté à ce phénomène extraordinaire qui fait du sens des mots une sorte d'attribution exclusivement présidentielle ».
Il va de soi que certaines critiques ne conservent de l'allusif que la forme. Lisons ce qu'écrit La Poste en novembre 1925 : Toussaint Louverture, le Premier des Noirs, est incontestablement l'homme le plus génial qu'ait produit la race noire. Si M. Louis Borno veut être L'autre Premier, il faut que dans la rangée des hommes de cette race il nous permette de commencer à compter...par l'autre extrémité ». Ou encore, concernant un voyage incognito du président en République voisine, cette relation de Le Petit Impartial, sans doute sous la plume de Georges Petit : Le président Borno « laissa la capitale samedi à 4 heures, pour Santo Domingo, et rentra hier soir un peu plus tard que 6 heures...Nous ne pouvons pas dire à M. Borno la honte que nous éprouvons pour lui, de crainte qu'il ne se fâche et ne nous envoie pourrir ».
C'est le genre de propos qui destine un journaliste, ou un directeur d'opinion, à la prison. La mise entre guillemets de propos attribués à d'autres, même sans commentaire, peut faire l'objet d'une incarcération. Voilà Carl Brouard, incarcéré « pour avoir reproduit les propos de Jacques Roumain ». C'est la version officielle. Le Petit Impartial, auquel Carl Brouard collabore, se fait une autre idée de cette incarcération : « Son incarcération était chose décidée dès le jour où crânement il endossa la responsabilité de notre journal ». Lors de la libération du prisonnier, Le Petit Impartial précise : « M. Brouard qui avait été incarcéré pour un bout de phrase mal inopiné, ne présentant aucun sens, et forcément aucune injure, a passé près de deux mois en prison. L'arbitraire des agents de M. Borno en avait décidé ainsi ». En réalité, la détention aura duré plus de deux mois.Il arrive au président de faire incarcérer des journalistes pour ensuite, en grand seigneur, les libérer « avant qu'ils eussent purgé leurs peines ». Ainsi MM. [Ernest] Chauvet et [Frédéric] Duvigneaud ont été mis en liberté [le vendredi 23 décembre 1927], après une combinaison qui a reçu le nom d'amnistie ». C'est aussi le cas lors de l'arrestation de sept directeurs de journaux et des deux principaux administrateurs de l'Union Patriotique, emprisonnés pour avoir « dans une dépêche au journal [dominicain] 'El Diario de la Marina'...affirmé que le gouvernement de M. louis Borno est l'instrument de Washington et que sa politique constitue un danger pour l'Amérique latine ». Cette déclaration contredit des propos tenus en République dominicaine par le Nonce Apostolique, Mgr Caruana. C'était à la veille d'une visite du président dominicain Vasquez. Le journal L'Haïtien dont le directeur avait été emprisonné écrit : Borno « a espéré jusqu'à la dernière minute obtenir une certitude que les cercles mondains de Port-au-Prince relâcheraient leur intransigeant refus de fêter Vasquez et sa suite » en échange de la libération des prisonniers. Le journal s'insurge contre ce procédé : « Victimes de l'arbitraire de M. Borno, dans la séquestration de leur liberté, par l'incarcération de leur personne, ils demeureront victimes de toute décision, qu'en dehors de la voie légale, M. Borno aura imaginée pour les jeter hors prison ».
Ce n'est pas la première fois que des journalistes s'insurgent contre cette manière de faire. Alcius Charmant opte pour rester en prison, en dépit d'un ordre formel de libération émis en sa faveur par le président Borno. Il explique ainsi sa décision : « Je n'avais pas voulu qu'il fut dit que Mr. Borno, après s'être donné âpre satisfaction de s'être vengé de mes écrits contre et lui et son gouvernement, avait usé de quelque acte de magnanimité en ma faveur ». Un épistolier, s'adressant à Georges Sylvain, rapporte que les prisonniers Antoine Pierre-Paul, Simon Lambert et Seymour Lafontant sont relâchés sous ordre « venu de Washington », tandis que le gouvernement tente de faire accroire qu'ils bénéficient de la clémence du chef de l'Etat. Et ce n'est pas une anecdote quand L'Haïtien écrit, en référence à des prisonniers : « M. Borno disait à un journaliste américain, qui l'a transmis à la presse mondiale : 'Ils seront relâchés quand je penserai à eux' ». Le journal dit partager avec ses lecteurs une réflexion qui court les rues : « On a fait justement la réflexion que si le gouvernement des 'satrapes' d'autrefois avaient été moins bons pour Mr. Borno et qu'il eût lui-même connu la prison, il serait moins prodigue de ses billets de logement ».
De fait, « ...les arrestations sont monnaie courante, dans la mesure où la parole nationaliste continue à choquer et l'agitation à s'étendre à chaque rendez-vous politique...Journalistes et politiques continuent d'être harcelés, convoqués ou arrêtés au besoin ». Voici une relation d'un cas d'arrestation parmi d'autres, mais qui offre l'intérêt d'impliquer Georges Petit, le futur compagnon de lutte de Jacques Roumain : « Depuis près d'un mois MM. Georges Petit et Ottanès Duplessy, deux nationalistes sans peur qui ont, à différentes reprises affronté la prison au service de la défense nationale, ont été à nouveau incarcérés sous une accusation fantaisiste...M. Georges Petit, par deux termes, a passé seize mois en prison et Duplessy en est à sa troisième incarcération , réalisant à peu près sept à huit mois de séjour au pénitencier national...Et toute cette misère, toutes ces souffrances, pourquoi ? Pour que quelques nantis, s'appuyant sur l'étranger envahisseur, puissent rouler automobile, fumer bons cigares et se payer des maîtresses ».
On ne trouve rien à redire de la Protestation du Comité Central de l'Union Patriotique datée du 16 février 1925 : « D'illégalité en illégalités, le gouvernement en est venu à retirer aux hommes politiques et aux journalistes en proie à la détention préventive même les garanties élémentaires.. », dérogeant aux principes ci-après : « Tout individu, incarcéré sous une prévention quelconque, doit être interrogé dans les vingt quatre heures sur l'objet de son arrestation par le juge légalement constitué à cet effet.« 2) L'accusé est présumé innocent, tant qu'un jugement de condamnation ne l'a pas déclaré coupable...« 3) Au cours de sa détention, il a droit à toutes les facilités compatibles avec la nécessité d'une prompte et complète justice...« 4) L'ingérence des autorités administratives...pour aggraver la situation du prévenu ou pour faire obstacle à l'impartialité des juges, est une atteinte à la dignité et à l'indépendance de la Magistrature...« 5) Toute perquisition au domicile d'un détenu, si elle s'opère hors de sa présence ou en l'absence de représentants autorisés, rend plausibles les plus sévères suspicions de fraude et ne peut servir de fondement à une accusation sérieuse.« La violation d'une seule de ces règles constitue un abus d'autorité...Or il n'en est une qui n'ait été délibérément violée dans les poursuites intentées contre les citoyens Ls. ED. Pouget, D. Heurtelou, Clément Juste, Pierre-Paul et Simon Lambert, présentement détenus dans la Prison de Port-au-Prince, sous une prévention de complot contre la sûreté de l'Etat et contre la vie du Chef de l'Etat ».On sait que l'atteinte à la sûreté de l'Etat et/ou à la vie du chef de l'Etat constitue la faute la plus grave qui puisse être imputée à un citoyen. Il s'agit, pour le président Borno, de brider, par des moyens spectaculaires, l'opposition au Gouvernement. Les grands moyens sont ici utilisés, l'accusation la plus courante durant les deux mandats du président Borno étant celle d'outrage à la personne du chef de l'Etat. Pouget, Heurtelou, Juste, Pierre-Paul et Lambert seront élargis.Les nationalistes ne désarmeront pas. Le gouvernement non plus, dont l'argument politique principal est l'emprisonnement des opposants. Les arrestations se multiplient. De l' « APPEL A LA PRESSE » signé Georges J. Petit et Jacques Roumain le 2 février 1929, nous extrayons les passages suivants : « ...c'est plus de cinquante fois que M. Borno aura jeté ces patriotes [de la Presse] en prison...Contre tous ses assauts nous avons résisté, nous relayant infatigables dans les cachots de la prison...Confrères de la Presse, du fond de notre cachot, nous vous crions : Soyez fermes ! » Cet appel de journalistes emprisonnés à la solidarité de confrères en liberté peut paraître un jeu d'enfants. Il y avait au contraire tout un tissu de solidarité réciproque entre journalistes incarcérés et journalistes en fonction. Telle cette note de sympathie à Joseph Jolibois : « A notre vaillant confrère Jolibois, martyr d'une noble cause, nous envoyons l'expression de nos plus vives sympathies ». Ou encore, ce simple rappel, qui semble relever tant du politique que de l'affectif : « Me Charmant est enfermé à la prison de Jacmel. L'A-T-ON OUBLIÉ ?A suivre!
Ce texte constitue une version abrégée d'un chapitre d'un livre en préparation sur Jacques Roumain.
Michel Acacia prendra part au Colloque International sur Jacques Roumain qui se tiendra du 27 au 30 novembre 2007 à Port-au-Prince. Le thème de ce colloque est « Penser avec Jacques Roumain aujourd'hui ».
Michel Acacia
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=49952

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