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lundi 14 janvier 2013

Haïti, 3 ans après : le peuple prie Dieu, c’est pas la faute à Voltaire

LE PLUS. Il y a trois ans, le 12 janvier 2010, un séisme a dévasté Haïti. Très pieux, les habitants de l'île ont prié Dieu, attitude souvent taxée de naïve par les commentateurs. Peut-on continuer à vivre sa religion après une telle catastrophe ? Analyse de Francis Métivier, philosophe.
Au moment du séisme de Port-au-Prince, le 12 janvier 2010, certains occidentaux avaient trouvé incongrue la ferveur religieuse du peuple haïtien, aux motifs suivants : comment peut-on prier Dieu, comment peut-on remercier Dieu d’être en vie, alors que Dieu, être suprême censé diriger le monde selon le principe du bien, de l’harmonie préétablie, aurait laissé faire cette catastrophe naturelle et, même, l’aurait voulue et provoquée ?
Pire : certains ont vu dans l’attitude du peuple haïtien une forme de naïveté, celle qui consiste à croire en un Dieu qui, en réalité, ferait ou accepterait le mal, et dont la faiblesse serait au fond la preuve de son inexistence.

Dieu a sauvé des vies
Dans ce préjugé, le "Candide" de Voltaire n’est pas loin. Ainsi que son ironique : "Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles." Ou bien Dieu est infaillible et il existe, ou bien Dieu est faillible et il n’existe pas. Mais notre penseur apparemment anti-optimiste semble exprimer ici, plus qu’une certitude, un doute.
Voltaire, faut-il le rappeler, était croyant, selon les principes du déisme, c’est-à-dire l’idée que Dieu et l’homme puissent être en relation directe, en vertu de la raison naturelle du second, et ce en dehors des règles et des cultes de toute religion révélée et officielle. Voltaire est l’auteur du "Candide" et de l’article "Prière à Dieu".
Continuer à croire en Dieu dans les décombres, le deuil et la misère, ne revient donc pas à justifier l’injustifiable. Il faut cesser de se prendre pour Voltaire ou plutôt de se prendre pour la figure de son contresens. La croyance en Dieu est ce qui fait danser les Haïtiennes qui n’ont plus de jambes.
Oui, les Haïtiens ont remercié Dieu d’être en vie et ils le remercient encore aujourd’hui. Il faut bien comprendre : le mal existe et c’est le mal qui a frappé. Peu importe sa provenance. Dieu est intervenu pour sauver des vies. Limiter les dégâts. Dans la panoplie des éléments de langage du sens commun athée, le plus insignifiant consiste à prétendre que si Dieu était tout puissant, il aurait évité cette catastrophe.

La philosophie des catastrophes
Les Haïtiens ne savent qu’une chose : Dieu est grand, donne un sens aux vivants, et même aux morts. Qui oserait alors expliquer le contraire, simplement parce qu’on aura entendu parler de Voltaire au lycée dans un incroyable malentendu ? Qui aurait cette indécence de vouloir qu’une idée soit plus forte qu’une vie ? Quel homme stupide et sans culture irait faire la morale aux Haïtiens, leur expliquer que Dieu n’existe pas, comme les colons de la foi expliquaient que Dieu existe ?
Aujourd’hui, c’est toujours la même foi qui fait vivre les Haïtiens. La même foi qui, dans les camps, anime la survie des réfugiés sans abris "en dur". Mais l’on sait ce que peut vouloir dire "en dur" quand le mur s’effondre. Un réfugié des camps m’a dit un jour "un chiffon fait moins mal qu’une pierre".
Alors, plutôt que de se référer à un Voltaire inapproprié et de faire des comparaisons idéologiques entre le tremblement de terre de Port-au-Prince en 2010 et celui de Lisbonne en 1755 (dont parle Voltaire), contentons-nous d’abord de reconnaître que les Haïtiens possèdent une philosophie de vie qui relève de la philosophie des catastrophes. Il suffit de regarder l’histoire du pays pour s’en rendre compte.
Mais qu’est-ce qu’une philosophie de vie ? C’est une manière pratique de vivre, de laquelle un sens se dégage. Ce sens peut être voulu comme il peut être subi. Cela ne revient pas à dire qu’une vie sensée soit toujours douée de logique et empreinte de justice. Car celle de beaucoup d’Haïtiens ne semble ni logique ni juste. Cette vie est "bagay", "ti désowdwe", un fait tragique qui entraîne une existence dramatique, le "ti", "petit", étant très ironique.
La philosophie de vie des Haïtiens s’articule autour de valeurs qui, pour nous, ne s’inscrivent que dans une dimension rhétorique et dont, pour eux, l’application concrète est une question de vie ou de mort. Ce qui est pour nous de l’ordre de la morale très théorique est pour les Haïtiens de l’ordre du vital, du biologique. C’est là tout le décalage entre eux et nous. Et c’est également pour cette raison que, d’eux, nous ne sommes pas, comme on le dit, tellement près et tellement loin à la fois, mais pour beaucoup d’entre nous – et même les politiques qui ont pu être les mieux attentionnés et ne le sont plus – tellement loin, seulement.
À titre personnel, je ne sais pas si Dieu existe, mais son idée, dans le cas de la vie des Haïtiens, est infiniment plus grande que le petit comportement des moqueurs. Alors laissons les hommes croire en Dieu et espérer. Cette croyance et cette espérance sont tellement plus intelligentes que certaines de nos dépressions nerveuses et nos petits complexes… Et surtout, la croyance religieuse de l’homme qui vit dans les catastrophes ne nous fait aucun mal.

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/759388-haiti-3-ans-apres-le-peuple-prie-dieu-c-est-pas-la-faute-a-voltaire.html

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