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jeudi 27 septembre 2007

Peut-on réhabiliter le duvaliérisme?

« Je reconnais qu'après votre long silence depuis 1986, le timbre particulier de votre voix sur les ondes des stations de radio à Port-au-Prince a la vertu de l'inattendu. Elle a replongé l'opinion dans une époque où, par prudence ou courbettes, on vous donnait du « prince » par-ci, du « démocrate des contingences » par-là. Elle a suscité un sentiment de nostalgie pour certains, tandis que pour d'autres, cela tombait comme la dernière des impostures par ces temps confus... »

A Monsieur Jean Claude Duvalier,

Ex-président d'Haïti
Ceci est une démarche personnelle. Elle n'implique ni le quotidien Le Nouvelliste auquel je donne très modestement ma collaboration depuis quelques mois, ni d'anciens amis victimes de l'arbitraire et de l'exil sous votre gouvernement. Elle pourrait contenir, sans hargne, une note de protestation véhémente et justifiée soit pour mon très cher ami Gasner Raymond assassiné à Brâches en 1976, soit au sujet de mon père, Mésilas Clitandre, porté disparu en 1982 alors que j'étais en exil à New York, soit pour mon oncle Augustin Clitandre, directeur du journal Le Soleil, assassiné sous le gouvernement de votre père, en 1958.

Si le temps a pu particulièrement cicatriser des blessures personnelles, l'histoire, par contre, est beaucoup plus rigoureuse dans son jugement. Votre « message à la Nation » du 22 septembre 2007, à l'occasion des cinquante ans de l'accession au pouvoir de feu votre père, Dr François Duvalier, peut n'être qu'un appel de circonstance.

Je reconnais qu'après votre long silence depuis 1986, le timbre particulier de votre voix sur les ondes des stations de radio à Port-au-Prince a la vertu de l'inattendu. Elle a replongé l'opinion dans une époque où, par prudence de conjoncture ou courbettes circonstanciées, on vous donnait du « prince » par-ci, du « démocrate des contingences » par-là. Elle a suscité un sentiment de nostalgie pour certains, tandis que pour d'autres cela tombait comme la dernière des impostures par ces temps trop confus.Pour nous qui suivons, un peu à distance mais avec attention, les aléas de la politique haïtienne contemporaine, nous voyions venir ce que vous appelez « un salut chaleureux » dans les publications qui ont suscité un certain intérêt à Port-au-Prince. D'anciens collaborateurs de votre régime décident de parler librement du duvaliérisme dans un contexte qui favorise le débat, sans contrainte. Les étudiants et autres chercheurs veulent savoir ce qui se cache derrière « le monstre ».

Je ne suis pas sûr que ces documents aient totalement convaincu tout le monde. Réhabiliter le duvaliérisme est une entreprise difficile parce que les faits, jusqu'à présent, ne jouent pas en sa faveur. Certains peuvent argumenter que votre père savait tenir tête aux diktats internationaux. Dans une conjoncture où notre souveraineté est rudement mise à l'épreuve, le recours à François Duvalier alimente la mémoire du nationalisme haïtien pour ceux qui ne savent pas que dans les coulisses, entre Washington et Port-au-Prince, un petit « téléphone rouge » faisait d'irréparables dégâts dans les rangs des contestataires du régime de Papa Doc.

Je ne suis pas convaincu que votre message aura un grand impact politique. Il peut soulever des passions sporadiques et provoquer des emportements spontanés. De là à affirmer qu'il « saura établir la vérité et réconcilier les frère ennemis », ce serait aller trop vite en besogne ! On peut soupçonner que « tous ceux qui sont restés fidèles à la logique de notre histoire » seraient non pas ce peuple attaché aux épopées des ancêtres, mais plutôt une partie de la population, les classes moyennes, qui ont appuyé votre père durant les élections de 1957 contre l'oligarchie traditionnelle. Elle est revenue, par la manière élégante et parfumée d'une noce, raconte-on, au palais national. Simone Ovide Duvalier a dû prendre une retraite forcée sur ses terres à Léogâne. Votre débâcle aurait commencé là.

Aujourd'hui que les contradictions s'enveniment et que les idéologies se perdent dans le dédale opaque des pragmatismes de l'enrichissement individuel, votre message pêche par un excès de grand humanisme réconciliateur. Quand vous parlez de « deux décennies d'exclusion », vous alimentez une confusion dans le vieux débat au sujet des victimes et des bourreaux de cette exclusion. La généralité du propos au sujet du « combat pour la régénération nationale, la sauvegarde du patrimoine sacré » tombe dans un contexte où le Docteur en Philosophie Yves Dorestal argumente que ce combat du bien commun ne se déploie pas en dehors des intérêts de groupes. « Si bergers du troupeau, nous en constituons les loups... » s'exclamait feu Dumarsais Estimé !

Nous serions prêts à vous prendre au mot, mais nous n'avons pas de précision de vos luttes « pour que le soleil se lève non seulement dans les romans de Roumain (quid de Jacques Stéphen Alexis ?) mais pour de nouvelles élites chargées d'insuffler à l'Etat ce sang neuf rénovateur et porteur d'espérances ».

Les nouvelles élites, c'est une longue histoire ! La Négritude n'a pas fait bon ménage avec les finances publiques. Sinon la bataille contre la corruption engagée ces derniers temps ne comporterait pas ses risques et périls. On n'a pas connu une éthique des classes moyennes et on peine encore douloureusement à « choisir entre l'argent facile, l'effort qui paie et le travail qui ennoblit. »L'histoire haïtienne de Monsieur Henry Siclait de la Régie du Tabac et des Allumettes, aux princes des Coopératives, n'a tellement pas bougé d'un cran qu'on ne sait plus si c'est Préval ou Duvalier qui s'exprime de la sorte : « Ce n'est ni le dollar ni l'euro qui sauveront Haïti, si en nous-mêmes le vide moral et l'absence d'un humanisme persistent au point que la corruption est devenue le tueur numéro 1 de l'effort et de l'imaginaire national. »Cette nation qui se porte si mal depuis 1986 a une histoire dont le duvaliérisme est un élément. Votre adresse « à toutes les catégories de cette nation déchirée, installée depuis deux décennies dans la précarité d'une transition qui nous a coûté en dix ans deux interventions étrangères... » serait bien reçue si le déchirement des familles et la précarité économique qui provoqua les boat people n'avaient pas marqué votre gouvernement. Bien sûr, la déchéance, la misère, l'insécurité politique, sociale, alimentaire et sanitaire ont empiré après votre départ en 1986.

Mais, dites-nous aussi que les bidonvilles ont commencé à s'établir sous votre règne, que les cagoulards de votre père ont été les annonciateurs de nos chefs de gangs, que les exils qui éclatent les familles ont été pratiqués par Edner Day, Emmanuel Orcel et Albert Pierre aux Casernes Dessalines, que le cochon créole a été égorgé sous votre présidence.C'était la conjoncture internationale ! Dites-le nous aussi et, avec cette courageuse vérité, les classes moyennes seront plus portées à vous entendre. Sinon, elles ne seront pas prêtes avec le peuple et la fraction progressiste de la bourgeoisie nationale à attendre, comme dans les plus purs messianismes, « un leadership avisé, pétri de doctrine, d'expérience et de savoir-faire. »

Je ne sais pas pourquoi cela me trouble, moi doublement victime, quand vous dites : «J'ai tiré des leçons des événements de ces vingt dernières années et avec toute la sincérité d'un homme brisé par vingt ans d'exil. » Il y a là, peut-être, une triste affaire de solitude vécue et d'épouse partie vers d'autres amours dont l'histoire ne retiendra que des anecdotes !Moi, je n'ai pas compris la richesse des uns et la misère des autres. Je n'ai pas bien saisi les « idéologies malsaines » que vous évoquées. S'il faut parler des torts, je me perds dans cette pompe de l'éloquence qui veut faire croire que « l'histoire reste la propagande des vainqueurs». Qu'en est-il de celle des vaincus ?Les historiens qui tiennent compte des valeurs subjectives des acteurs politiques souligneront cette phrase : « Si au cours de mon mandat présidentiel, le gouvernement a eu à causer des torts physiques, moraux ou économiques à tiers, je prends solennellement la responsabilité historique... de demander pardon au peuple et je sollicite le jugement impartial de l'Histoire. »

Pour ma part, je pardonne pour Gasner Raymond, pour la disparition de mon père, pour l'assassinat de mon oncle Augustin Clitandre en 1958, jumelliste et propriétaire du journal Le Soleil dont on me rapporte que votre mère Simone Ovide appréciait le dandysme, pour les traumatismes vécus en prison, puis en exil.

Je m'arrête là pour ne pas avoir à m'aventurer dans vos attentes politiques et la mobilisation que vous espérez. Je me dis qu'après cinquante ans, le duvaliérisme peut-il encore avoir une idée nette du vécu contemporain haïtien ? Déjà, de 1986 à 2007, l'ancrage idéologique fébrilement recherché n'est plus qu'une vague nostalgie de discipline et de leadership dictatorial....Vous n'avez pas été un homme de grandes pratiques électorales. Les regroupements et autres alliances politiques du contexte peuvent irriter un chef d'Etat habitué à une gouvernance unilatérale... Ces leçons doivent être apprises en Haïti. Le contexte est-il en faveur de votre retour qui pose aussi, automatiquement, le rapatriement de celui qui se considère comme « le kidnappé de 2004 » ? Les risques de recours à la justice des uns et des autres sur le plan de la répression politique et de la gestion des finances publiques sont toujours possibles.

Parce que je crois comme vous « qu'il y a encore d'autres souffrances et d'autres attentes », je vous souhaite de garder sereinement la raison au milieu de la démesure habituelle des ambitions politiques. Il y a encore d'autres domaines où vous pouvez aider votre pays.

Pierre Clitandre



http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=48907&PubDate=2007-09-25

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