Aux Bouffes du Nord, on ne triche pas. Hanté par Shakespeare, Mozart, l'Afrique... grâce au travail sorcier du metteur en scène Peter Brook, le beau théâtre décati ne vibre qu'avec les grands. En concert acoustique, Kery James relève le défi, fait pleurer les stucs et les murs rouge sang. L'homme qui depuis vingt ans écrit les plus belles pages du rap se produit quinze jours durant, accompagné de deux musiciens virtuoses - le pianiste Bachar Khalifé et le percussionniste Aymeric Westrich -avec quelques invités de marque (comme le bouillant Youssoupha).
On peut être fatigué du
rap, de ses redites, de ses clichés. Ou bien n'en rien connaître. Kery James,
alias Alix Mathurin, l'enfant des Abîmes (Guadeloupe) d'origine haïtienne, vous
prend à la gorge et au coeur dès son entrée en scène. Parce que son écriture
est d'une infinie justesse : des mots frappants, des rimes riches, une
sincérité sans faille, un pouvoir d'évocation bien supérieur à la
« norme » hip-hop. Son « Ghetto français » nous fait
ressentir presque physiquement la misère et le désarroi des cités -un plongeon
dans l'abîme...
La force de Kery James,
c'est aussi son charisme. Peu d'effets - des gestes mesurés, quelques sourires
radieux -, une voix puissante, un faux calme qui crée la tension, une
humanité blessée qui fait fondre. Le rappeur se livre totalement sur scène, tel
un grand comédien, sauf que son« flow » n'est pas du chiqué. C'est sa
vie, sa carrière qu'il rejoue, sans artifice. Son histoire - l'arrivée en
métropole, la pension, puis l'appartement minuscule qu'il habite avec ses
proches à Orly, la passion du hip-hop, le succès dès l'âge de quatorze ans, la
tentation « gangsta », la conversion à l'islam... -, il la résume en
cinq minutes poignantes (« 28 décembre 1977 »).
Un homme qui doute
Ses textes peuvent être
ardents, provocateurs, comme la cinglante « Lettre à la République », son
dernier opus. On peut s'agacer de l'affichage de sa foi, de son engagement pro-palestinien
sans nuance. Mais son propos est toujours respectueux de l'autre. Ce rebelle
désespéré reste fondamentalement un homme qui doute. Et s'il fustige les
injustices de la société française, il ne ménage pas les jeunes de banlieue
empêtrés dans leur culture de l'échec.
Emu, bouleversé parfois,
on a du mal à analyser les ressorts de ce spectacle rare... On sait simplement
qu'on est face à un grand artiste, un homme de coeur et de raison, comme le
suggère une de ses compositions. On pense à Hugo pour la flamme épique, à Dylan
pour le côté « protest song ». Et le rap, ce « vieux
style » musical (plus de trente ans déjà), nous apparaît soudain aussi
intemporel et habité que la musique rebelle des origines : le blues. Le
public mélangé « Paris-Banlieue » est aux anges. Kery, le rappeur
classique, nous a offert une soirée « ouf ' » aux Bouffes.
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