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vendredi 21 décembre 2007

Frankétienne: un géant à cheval entre deux siècles

Au poète Eric Ménard
Il faudra distinguer le Frankétienne du spiralisme psychédélique et flou du vingtième siècle du Frankétienne sagace et pragmatique du XXIe siècle, du philosophe puissant, du mystique éclairé, de l'écrivain prolifique, du politologue avisé et convaincant, de l'érudit ultramoderne malgré les 70 ans de l'auteur.

Entre ces deux hommes, confluant en une seule âme, un seul corps, s'impose encore un autre, magnifié par la peinture mystico-réaliste, mystico-érotique, créée par le même Frankétienne. Notre auteur est donc un être pluridimensionnel, "un génial mégalomane", comme il se présente lui-même.

Quand, vers le début des années soixante-dix, les collègues de Frankétienne dans le spiralisme et de Gérard Dougé du pluréalisme firent appel aux très jeunes hommes que nous étions - mon frère de plume Pierre Edouard Domond et moi - nous nous sommes câbrés, nous qui étions plutôt deux jeunes auteurs romantiques perdus dans les derniers boulevards du vingtième siècle. Le spiralisme nous paraissait plutôt futuriste, et nous sentions que son tourbillonnement menaçait de nous aliéner.
Depuis, nous avons vécu et nous nous sommes lancés, résolus, vers la maturité.Ce n'est qu'aujourd'hui, après trente-cinq années, que nous commençons à pénétrer, à pas feutrés, dans l'univers controversé de ce personnage géant, cet "athlète de la plume" qu'est Frankétienne. L'auteur n'a pas attendu l'An 2000 pour montrer les nouvelles couleurs du spectre. Depuis le milieu des années quatre-vingt, après le succès retentissant de Pèlen-Tèt, l'on découvrait en l'homme la puissance motrice qui bravait la fureur du statu quo de l'époque. L'on était imprégné du style créole savoureux qui s'annonçait, un créole qui coexistait dans une idylle "coriace" avec le français.

L'auteur, s'il était encore fluidifié dans les premières spirales, dans les effluves et les volutes de sa poésie, est descendu sur terre en homme sagace et libre pour " initier [ses] frères à l'alphabet humain", pour "ouvrir tout grand [son] catéchisme éclatant de vérité," et finalement, pour sauver l'homme haitien du pèlen-tèt qui l'attendait.
En cela Frankétienne a-t-il réussi?
Il est sans doute trop tôt pour fournir une réponse. Toutefois, il est déjà certain que le poète a fait un pas de géant vers l'acte salvateur.Une poésie et une peinture volantes, violentes, aigres-douces

Quiconque se propose de pénétrer dans la sphère des écrits ou des tableaux de Frankétienne accepte avec bravoure de pénétrer dans un univers mouvant, brassé et rebrassé, remué à couper le souffle, par des tempêtes, des secousses telluriques, des tourbillons affreux, cruels. Un critique y voit " des paysages cauchemardesques mais terriblement réalistes."
En effet, Frankétienne est souvent comparé à l'écrivain flammand Gérome Bosch, créateur d'obsessions et de cauchemars. Le même critique allègue que " l'univers de Frankétienne est peuplé de mouches, de reptiles, d'arraignées, de charognards, de pieuvres, de rats crevés, de caïmans, de porcs pansus, d'oiseaux sanglants."
Ainsi, l'écriture qui fait la force de l'imaginaire de Frankétienne n'est point l'érotisme douçâtre et mol que l'on retrouve chez Carl Brouard, ni la religion phallique qui fait bander la Négritude, ni l'érotisme d'un Dieudonné Fardin dans ses "Poèmes à ma Femme".
Non...chez Frankétienne, l'érotisme est comme dans "L'enfer de Bosch," où " les chairs palpitent sous la torture, où les plus répugnants symptômes pathologiques composent l'horrible chaudière de la sorcellerie au fond de laquelle barbotent végétation fécale, éruptions herpétiques, plaques lépreuses, vomissures vaginales, tumeurs phalliques mijotant dans le miel anal et la peste du sida."
Avec Mots d'Ailes en Infini d'Abîme de Frankétienne qui vient de paraître aux Presses Nationales d'Haïti, nous sommes en face d'un éventail de quarante-trois écrits d'un auteur prolifique, le plus grand poète et écrivain haitien vivant,... mais aussi quarante tableaux d'un cauchemar inouï, celui d'une " île hallucinée d'images excrémentielles."
Quiconque entre dans la géante spirale de l'auteur ne peut en aucune façon en sortir sain et sauf. Le poète le dit lui même: " Nul n'échappera à la texture du cancer, ni aux métastases de la nuit" (Spasmes)Et pourtant, tel univers qui sort du cerveau de Frankétienne n'est pas une création fortuite, gratuite, irresponsable. C'est le portrait même d'Haïti , cette "femme jeune, facile au pardon, crédule aux mensonges de l'infidèle, " cette femme " à la chair délicate de noix " dont " l'amant, l'à-côté, n'a point de cesse de chiffonner la robe tant il l'étreint fort" (Chevaux de l'Avant-jour, chant troisième).
Finalement, cette femme, "négresse-flamme-des-îles", après être violée tant de fois par des bacoulous magouilleurs de toutes sortes, est en train d'être lapidée par des dictateurs féroces.
En cela, Frankétienne crie "Haïti, c'est moi," c'est-à-dire - si j'ose- : Découvrez les laideurs et les douleurs d'Haïti, à travers mon oeuvre faite de misères et de laideurs. En cela Frankétienne s'est fait, comme on l'a dit, "la caisse de résonance des maux de la Nation".
Mais...que croiriez vous? Malgré l'évident "effrondrement du songe" de l'auteur, Frankétienne n'est guère pessimiste ou sceptique pour vouer son pays à l'anathème. Au contraire, cette "haïtienne de mon amour", comme il dit, "me possède comme un chien". Car, fidèle, il croit fermement en l'avenir d'Haïti, cette femme encore "baigneuse aux seins durs et nus, au coeur brûlant de l'Amérique."
Gloire au Spiralisme!
Frankétienne entre dans la mouvance littéraire révolutionnaire, en ce sens que l'auteur, pour produire son oeuvre immense, refuse de se servir des structures esthétiques déjà existantes, mais plutôt crée la sienne propre, c'est-à-dire une spirale, comme Frankétienne préfère le dire.
Il s'agit, dans cette spirale, d'une structure esthétique, un "arc de vision qui recrée les ensembles,... réconcilie l'art et la vie en rompant forcément avec l'hypocrisie du verbe". Cette " esthétique de choc" refait le continuum spatio-temporel en fixant les éléments: permutation, translation, extrapolation.
Ainsi, la spirale qui est reconnaissance, " utilise le genre total où sont mariés harmonieusement la description romanesque, le souffle poétique, l'effet théâtral, les récits, les contes, les esquisses, la fiction", etc. Le nouvel ouvrage de l'auteur soumet le même modèle en suivant comme on l'a écrit, une certaine non-linéarité le long de laquelle plusieurs genres (poésie, dialogue et récit) viennent se disputer l'espace.Cette révolution est réussie aujourd'hui tant pour Frankétienne que pour Jean-Claude Fignolé et René Philoctète, les cofondateurs du mouvement, et qui sont attelés au char du destin de l'auteur.
C'est ce destin qui vient de valoir à Frankétienne le Grand Prix de littérature Romane 2006 à Rome, un grand honneur rendu à notre littérature. On notera aussi le Prix Prince Clauss adjugé en août 2006 en Hollande à Frankétienne, l'actuel Prince de notre Littérature. Ce même destin lui avait déjà valu plus d'une vingtaine d'autres prix et distinctions, comme la Médaille d'Honneur Présidentielle 2004, au Mexique, à l'occasion du Centenaire de Pablo Neruda. Ou d'autres prix, notamment le Grand Prix 2005 du Livre Insulaire d'Ouessant en France, pour son " Anthologie Secrète".
Du Poète Philosophe à l'Erudit et au Politologue[Cette partie du texte se réfère à une longue interview accordée en 2004 par Frankétienne à notre collègue Alex St-Surin à Radio Carnivale de Miami dans sa très populaire émission "Carrefour."]Frankétienne n'a pas dérivé sa philosophie de la poésie, comme l'ont fait, dans notre littérature un Coriolan Ardouin ou, surtout, un Etzer Vilaire. Il la trouve, je crois, à un versant tout autre, tout original. J'appellerais la poésie frankiénne ( ou frankétiénienne) une esthétique volante tandis que sa philosophie a un visage certain et se fixe en tant qu'esprit dans la matière.
En effet, un des premiers enseignements de cette philosophie est que l'esprit et la matière sont congénitalement inséparables. Ils participent d'un même tout, d'une même immanence. Frankétienne, philosophe, découvre que les chrétiens ont tort de diviser matière et esprit comme le font à leur façon les marxistes. Il postule plutôt ce qu'il appelle " la spiritualité de la matière et la matérialité de l'esprit."De cette consubstantiation du corps et de l'esprit, ou plutôt de cette interdépendance nécessaire, entre la matière et l'esprit, naît la vie.La vie est pour notre philosophe pure énergie. Dieu lui-même est l'énergie pure, l'énergie suprême qui se perpétue.
Cette énergie habite en moi. Et si elle habite en moi qui ai vie, je suis dieu moi aussi. Malheureusement, l'homme et les religions modernes s'acharnent à représenter Dieu dans des mensurations anthropomorphiques. D'aucuns se représentent Dieu comme étant un Père, suivant la hiérarchisation familiale. Pourquoi Dieu ne peut-il pas être une Femme, une Mère? Ainsi, à la place de Dieu qui nous aurait créés à son image, c'est nous, au contraire, qui créons Dieu à notre ressemblance. Or, Dieu est neutre. Il est énergie pure.
Et la mort? Alors la mort, suivant Frankétienne, n'est pas une fin. Elle n'est que mutation, transformation de l'énergie. "Et tout le processus de l'existence est un échelonnement infini de métamorphoses, de mutations, ou de transmutations." En fait, la Nature, dans un cruel et incessant combat, ne s'emploie, au dire de Frankétienne, qu'à une seule chose: la perpétuation, la pérennisation de cette énergie.
Le problème de Dieu et de la vie une fois résolue par Frankétienne, la religion n'est autre chose qu'une création humaine pour générer une morale devant présider à la vie sociale, une morale assortie d'une force de coercition puissante: l'enfer, la damnation éternelle, toute chose, tout symbole ou toute image qui suscite la crainte. Cette morale est assortie de même d'une eschatologie encourageante , la promesse du salut, celle d'un paradis, d'un nirvana, de l'éternité dans la félicité.
L'auteur voit ici une vaste création sociale, humaine, donc terrestre, au lieu de préceptes qui émaneraient d'en haut. Questionnez l'auteur sur le vaudou, il vous parlera de cette même énergie, mais vous dira que cette religion tend à se dénaturer ou même à dépérir, car la politique chez nous a presque fini de la "récupérer". Toute religion récupérée est dans un état de nécrose terminale, selon Frankétienne.
Frankétienne finalement devient, à la surprise de tous, un politologue sagace, un historien impartial, un conférencier enthousiaste, le "blagueur" qu'il a toujours été, un professeur érudit qui parcourt le monde pour partager, avec tous, ses trésors. Il est aussi un géant qui voit au loin. Il voit que - pour difficille que cela soit - une renaissance à l'haïtienne est encore imaginable, car il a pu percer les raisons de notre naufrage collectif. Mais Frankétienne a-t-il une solution à proposer? Si oui, quelle est-elle?
Il est désormais interdit d'ignorer Frankétienne. Il y a beaucoup plus chez lui qu'on l'eût cru. Qu'on aille à lui. Qu'entre deux avions on retienne Frankétienne pour s'enrichir de sa parole. Il y a encore du temps, beaucoup de temps, mais l'on a intérêt à commencer maintenant, avant que cet athlète ne soit fatigué... et ne veuille plus parler.
Dr NICOLAS L. PAUYO
E-mail: openhands2004@yahoo.com
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=52027
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