Par Michèle Oriol
En 1907, Tonton Nord, Alexis Nord, est au pouvoir depuis 1902, après avoir combattu, ville après ville, les hommes de Firmin : à Plaisance, au Limbé, à Saint-Michel de l’Attalaye, à Port-Margot, à Petit-Goâve. Firmin avait dû se résoudre à embarquer sur un navire américain, le Cincinatti, en rade des Gonaïves où le Crête-à-Pierrot s’était sabordé quelques semaines plus tôt.
1907 est l’année de toutes les promesses.
Thrasybulle Laleau, ministre de l’Education nationale, met en place, pour la première fois, l’examen du baccalauréat ; Fernand Hibbert publie Les Thazar ; l’école professionnelle pour jeunes filles, Elie Dubois, ouvre ses portes sous la direction de Mme Lamartine Camille ; l’École de Médecine inaugure un nouveau bâtiment. Le Racing Club Haïtien est fondé ; des mesures sont prises pour construire au Champ de Mars un parc public et une piste de courses. C’est aussi la fondation de la Chambre de Commerce d’Haïti et la mise en route dans la plaine des Cayes d’une des toutes premières machines à vapeur pour la fabrication du sucre. La voie ferrée Port-au-Prince/Carrefour est inaugurée ; on commence la construction du chemin de fer Port-au-Prince/Pétion-Ville passant par Caradeux, Frères et Bois Mouquette. Le chantier d’une usine d’éclairage électrique est ouvert au « Parc des Herbes » : la capitale va être électrifiée.1907 est l’année de tous les dangers. Les Américains prennent officiellement le contrôle des douanes dominicaines. Le gouvernement fait arrêter des Syriens Américains (Gebara, Gousse, Jaar, etc.) accusés de violer la loi sur le commerce de détail. Mauvais perdant, Anténor Firmin n’a pas renoncé à conquérir la présidence. Le 25 décembre, le général Jean Jumeau, qui a été le bras armé de Firmin en 1902 et a connu l’exil avec lui, quitte l’île de SaintThomas, avant-garde d’une invasion qui doit prendre pied aux Gonaïves et renverser le président Nord. Cette invasion finira de façon sanglante avec notamment la mort de Massillon Coicou en 1908.Trois hommes naissent cette année-là. Trois hommes dont les destins vont se croiser à plusieurs reprises pendant le xxe siècle : Jacques Roumain (4 juin 1907-18 août 1944), Paul Magloire (19 juillet 1907-12 juillet 2001) et François Duvalier (14 avril 1907-21 avril 1971). Le monde entier rend hommage au premier, homme de lettres et précurseur de l’école ethnologique haïtienne. Je vous invite ici à vous pencher sur le destin des deux autres.Paul Magloire
Il est né par hasard à Port-auPrince. Paul Vincent Magloire est le fils de François Eugène Magloire, commandant de la Grande Rivière du Nord, en visite à Port-au-Prince avec sa femme enceinte. À la mode paysanne, nous nous sommes habitués à le désigner en rajoutant à son premier prénom le premier prénom de son père – Paul Eugène Magloire. Il est, profondément, un homme du Nord, enraciné au Quartier Morin et il a fait toutes ses études au Cap. Sa femme Yolette Leconte est de la famille de Cincinnatus Leconte. C’est un homme bien bâti, qui mesure 6 pieds de haut et dont le tour de poitrine fait 44 pouces. Uniforme à l’ancienne avec plumet, botte à éperons et épaulettes, membre du Cercle Bellevue, du Cercle Port-au-Princien, habitué du casino international, il se déplace le plus souvent sans escorte. C’est un bon vivant, qui aime le jeu, les bals, l’alcool et les femmes. On lui prête bien des enfants illégitimes. Mais c’est aussi un cadre qui travaille onze heures par jour avec un souci du détail et de la chose bien faite.
C’est le premier président militaire depuis Davilmar Théodore. « Le plus civil des militaires » a dit le journaliste Hubert Carré. Il est de la 5e promotion de l’Ecole militaire et quand il devient président en 1950, il est arrivé au grade de colonel et a derrière lui vingt ans de carrière militaire qu’il couronne avec le commandement du département militaire du palais national (qui comprend le commandement des casernes Dessalines). Il a toujours été proche du pouvoir politique mais il ne se lance vraiment dans la politique qu’à la chute d’Estimé.
Paul Magloire a créé des précédents. Ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire qui organise les élections pour remplacer Estimé, il pousse au vote d’une constitution qui institutionnalise l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Il devient ainsi le premier président haïtien élu par scrutin populaire. Il n’y avait guère en face de lui qu’un candidat fantoche dont nous avons tous oublié le nom : Fénelon Alphonse.
Devenu président, il fait entrer l’institution militaire tout entière dans le jeu politique : président de la République, il se fait nommer général de division par l’Assemblée nationale et garde le commandement effectif de l’armée.Sa présidence commence bien. Le tourisme est en progrès, la guerre de Corée a fait monter le prix du sisal, emprunts et impôts permettent de lancer une politique de travaux publics qui marque le paysage dans plusieurs villes du pays, et notamment au Cap. Magloire se veut l’homme de l’apaisement social, après les débordements politiques de 1946. Il interdit le MOP et Chantiers pour arrêter l’élan des noiristes, il interdit le PSP et La Nation pour brider les communistes. Il ne veut entendre parler ni de classe ni de couleur. La référence au « coumbite » national est constant : c’est lui qui invente le "pote kole". Il y a peu de squelettes dans les placards de Magloire : pas de répression d’envergure contre la presse, pas de prisonniers politiques qui traînent ou meurent en prison. Les données économiques vont changer avec les années et changer ainsi l’ambiance sociale et politique. Les opposants à Magloire diront que ses six années de présidence sont des années de « bamboche » mais ils s’en mordront les doigts.
Paul Magloire est en couverture du Times le 22 février 1954. Le journal américain lui trouve un air royal. À la conférence de l’OEA, à Panama, en juillet 1956, il paraît invincible parmi les nombreux chefs d’état du continent issus de l’armée, notamment le président américain Eisenhower. Mais les élections législatives de 1955 qui ont vu disparaître par la magie des urnes la plupart des opposants à son régime font déjà vaciller le régime. La constitution de 1950 ne permet pas la réélection immédiate du président mais celui-ci commence des manœuvres perçues par l’opposition comme devant mener à un deuxième mandat. Abandonné de tous ses alliés, même au sein de l’armée, ayant raté un tour de passe-passe qui devait le faire aller de la présidence à la tête de l’armée, il doit quitter le pays après cinq ans de mandat.
François Duvalier
Les Archives Nationales permettent aujourd’hui d’établir que François Duvalier Lamy, plus connu sous le nom de Duval Duvalier, étudiant en droit, reconnaît en 1907 son fils naturel né d’une couturière de 17 ans, Ulyssia Abraham, et le déclare sous le nom de François Duvalier. Duvalier Lamy deviendra par la suite juge de paix. Il a épousé Simone Ovide, infirmière, fille naturelle non reconnue de Jules Faine, philologue de l’Anse-à-Veau et sénateur sous Lescot.
Né et élevé à Port-au-Prince, médecin de santé publique, François Duvalier a une vie intellectuelle intense : articles, poèmes, brochures. L’idéologie duvaliériste a marqué et marque encore profondément la vie politique haïtienne. Duvalier se présente comme un membre de « la classe », défenseur-né des masses noires. Il veut créer une bourgeoisie noire. Pour lui, l’esclave marron est le fondateur de l’indépendance et un modèle politique. Il se revendique « dessalinien » et croit ferme dans la souveraineté nationale. Dans l’Église, dans l’armée, dans l’administration publique, dans la diplomatie, la couleur de peau devient le critère d’éligibilité. Duvalier, membre actif des Griots et du Bureau d’Ethnologie, sort de la clandestinité le vodou considéré comme l’expression la plus achevée de la culture authentiquement haïtienne.
Il entre dans la bataille politique en 1946 avec le MOP de Fignolé. Sous Estimé, il devient secrétaire d’État du Travail. Candidat aux premières vraies élections présidentielles haïtiennes au suffrage universel direct de 1957, Duvalier est proclamé vainqueur mais les passions soulevées par la campagne ne retomberont pas. Les candidats entrés dans la clandestinité y restent, les arrestations de leurs partisans continuent, la loi martiale reste en vigueur. Candidats malheureux et exilés font cause commune. Une première invasion, spectaculaire, est réalisée neuf mois après l’élection par des anciens officiers proches de Magloire et de Déjoie. Les invasions se multiplient les années suivantes. Elles alternent avec les complots des proches du régime, comme l’attentat contre les enfants de Duvalier réalisé par Barbot en 1963 ; la répression prend alors la forme de l’élimination de familles entières.
Élu pour six ans, Duvalier anticipe la fin de son mandat et se fait réélire par surprise à l’occasion des législatives d’avril 1961. Malgré les menaces du gouvernement américain (il y a 2 000 marines dans la baie de Port-au-Prince au moment théorique de l’expiration de son mandat en mai 1963), il reste au pouvoir et se fait même désigner président à vie le 14 juin 1964. De même, anticipant sa mort, il désigne en janvier 1971 son fils Jean-Claude comme son successeur – ce qui deviendra une réalité à sa mort, des suites de son dernier accident cérébro-vasculaire. Une foule impressionnante l’accompagne jusqu’à sa tombe au cimetière extérieur… qui sera profanée le 7 février 1986.
Petit homme d’aspect inoffensif voire insignifiant, grosses lunettes d’écaille, affectionnant le style terne (costume et chapeau noirs). C’est le portrait du candidat à la présidence de 1956. Cinq ans plus tard, Duvalier n’est plus que l’ombre de lui-même. L’exercice de la présidence et la maladie (diabétique, il a fait une crise cardiaque doublée d’un problème de prostate en 1959) ont transformé l’homme au physique comme au moral.
La vie politique change de rythme, des paramètres. Les prêtres entrent en politique : le père Georges, le père Papailler, ministres de l’Education, les pères Bissainthe et Bajeux, liés de près ou de loin aux différentes invasions. Les coups portés à l’Église sont nombreux : expulsion de trois évêques, des Jésuites et des Pères du Saint-Esprit, fermeture du grand séminaire de Manrèse et de Saint-Martial. On débouche, dans un premier temps, sur l’excommunication de Duvalier par le Vatican puis, dans un deuxième temps, par la reconstitution d’un épiscopat haïtianisé en 1966. Duvalier a gagné la bataille pour un clergé indigène. Les purges se succèdent dans le personnel militaire, l’école militaire est fermée. Une milice est créée en face de l’armée haïtienne ; les deux structures sont forcées à la cohabitation. Les quelques difficultés posées par le Parlement sont résolues avec l’institution d’une Chambre unique.
Arc-bouté sur un nationalisme volontiers menaçant, Duvalier est en conflit avec tous ses voisins. Le gouvernement américain assiste à la dérive autoritaire du gouvernement. Lorsque l’ambassadeur Thornston est rappelé en juin 1963 et les relations avec Haïti suspendues, Duvalier fait bloquer au sol pendant plusieurs heures le DC-3 de l’aviation américaine qui doit ramener l’Américain chez lui par les trois vieux Mustang P-51 de l’armée haïtienne. Au fur et à mesure des événements politiques, l’aide américaine va se raréfier jusqu’à s’arrêter presque totalement en 1963. Les fonctionnaires sont payés « par fois ». La présidence de Duvalier laissera quelques outils institutionnels importants (code du travail et code rural notamment) et des réalisations dont on bénéficie encore aujourd’hui (centrale hydro-électrique de Péligre, aéroport international). Mais il ne peut faire face aux problèmes de fond : une inquiétante augmentation de population dans un espace de plus en plus dégradé et une économie qui n’arrive pas à trouver les voies de la modernité.
Une école politique
En 1907, Sténio Vincent est maire de Port-au-Prince. Né à Port-auPrince, il est docteur en droit et sciences politiques de Paris. Il a exercé comme avocat, a été diplomate et secrétaire d’État, sénateur, a ouvert la première école de commerce d’Haïti. Journaliste, il a introduit l’interview dans le journalisme haïtien. Intellectuel accompli, il a laissé plus de vingt titres en histoire, en droit, en politique. Membre fondateur de l’Union Patriotique, il mène sa campagne présidentielle en 1930 au nom du nationalisme. Il est le créateur d’un style politique, fait d’ambiguïté, de cynisme et de légalisme qui a de nombreux héritiers. Lescot, Estimé, Magloire et Duvalier sont, quelque part, les enfants de Vincent. On peut lire notre histoire politique jusqu’en 1986 comme une longue période de continuité, dans laquelle Magloire est un peu en retrait et où Duvalier pousse jusqu’à ses ultimes conséquences les lignes tracées par Vincent.
Le style Vincent est fait à la fois d’innovations institutionnelles et de décisions politiques rapides. Il change trois fois la constitution en dix ans de mandat : pour prolonger son mandat, pour supprimer la séparation des trois pouvoirs, pour se donner le pouvoir de renvoyer les Chambres, pour faire des décrets pendant les vacances parlementaires. On retrouvera ces armes politiques dans les bagages de tous ses successeurs. Il sait anticiper : quand les généraux Baptista, Trujillo et Somoza renversent les présidents civils de Cuba, de République Dominicaine et du Nicaragua. Il profite du premier incident venu pour compromettre Démosthènes Calixte, chef de la Garde, comme ses collègues latino-américains. Il institue un pouvoir à deux têtes à l’intérieur de la hiérarchie militaire qui sera déterminante dans la vie de l’institution militaire haïtienne. Il maîtrise la rue depuis l’organisation des manifestations de l’Union Patriotique…
Le plus proche de Vincent par ses fonctions est certainement Paul Magloire. Jeune lieutenant, il est choisi par le président comme aide de camp et deviendra le chef de sa maison militaire. Il deviendra major et reste le chef de la maison militaire du président Lescot, dauphin et successeur de Vincent. Vincent est son parrain de noces, comme il est le parrain de noces d’Estimé. Ils ont le même goût des grands travaux publics. Mais c’est certainement le moins doué des élèves de Vincent : il n’en aura jamais la rouerie. Duvalier est entré dans la carrière politique sous Estimé, dont il a été l’élève au lycée. Sa première visite de président élu est pour le président Vincent, retiré à Pétion-Ville. Son premier ministre de l’Intérieur, Frédéric Duvigneaud, est un homme de Vincent.
Vincent a mis en avant des jeunes gens d’origine modeste. Il fait un sénateur d’Estilus Estimé, petit notable de Verrettes, et, du neveu de celui-ci, Dumarsais, un jeune secrétaire d’État. Dans son cabinet, à Haïti Journal, il réunit des jeunes loups qui marqueront la politique de l’époque : Julio Jean-Pierre Audain, Léon Laleau, Jean Fouchard, Lorimer Denis, Jules Blanchet, René Piquion… Autour d’Estimé, d’abord un petit groupe de parlementaires qui « vendent » sa candidature à la présidence : Philippe Charlier, Thomas Désulmé, Jean David, Jean Bélizaire, Castel Demesmin. Puis des hommes qui ont écrit avec lui dans le journal Le Glaneur, Georges Honorat, Louis Raymond dont les fils deviendront de grandes figures du duvaliérisme : Lamartinière Honorat, Claude et Adrien Raymond. Ce sont tous des notables de province, comme le président lui-même, comme Joseph D. Charles qui sera son ministre à Washington. On retrouve aussi avec lui des fidèles de Vincent : Timoléon Brutus, Lucien Hibbert. Tous ces hommes se retrouveront autour de Duvalier, certains pour un temps, d’autres de façon durable. C’est une impressionnante constante dans les hommes que l’on retrouve quand on s’attarde sur le fonctionnement politique interne de ces régimes que nous avons pris l’habitude de voir comme antagoniques. 1907-2007. Une occasion de relire cent ans d’histoire d’Haïti que le journal Le Matin a raconté au quotidien…
*L’auteur est historienne et sociologue.
vendredi 30 mars 2007
Source Journal Le Matin sur http://www.lematinhaiti.com
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)
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