Des idées pour le développement...
Une île, deux peuples, deux histoires
Le Nouvelliste | Publi le :02 septembre 2013
Thomas Lalime thomaslalime@yahoo.fr
Le titre d'aujourd'hui est celui du onzième chapitre de l'ouvrage intitulé Effondrement de Jared Diamond, le très réputé biologiste de l'évolution et physiologiste qui enseigne actuellement la géographie à l'université de Californie, à Los Angeles. Cet ouvrage a reçu en 2007 le Prix du livre sur l'environnement, décerné par la fondation Veolia Environnement. Et justement, la comparaison que fait l'auteur entre Haïti et la République dominicaine est à forte consonance environnementale.
Contrairement à la grande majorité de la littérature sur le développement économique qui s'intéresse aux causes du progrès des sociétés, Diamond se penche plutôt sur les origines de leur effondrement. Il identifie cinq principaux facteurs qui, par le passé, ont conduit à la disparition des sociétés : des dommages environnementaux, un changement climatique majeur, des voisins hostiles, des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux, les réponses apportées par une société à ces problèmes selon ses valeurs propres.
Haïti et la République dominicaine servent d'illustration à Diamond pour montrer comment les sociétés qui ont disparu n'ont pas su apporter des réponses appropriées aux problèmes cruciaux auxquels elles étaient confrontées alors que celles qui ont subsisté dans le temps ont pu trouver des réponses adéquates aux problèmes fondamentaux auxquels elles faisaient face.
Haïti semble répondre à presque tous les critères d'effondrement de Diamond. Ce dernier dresse d'ailleurs trois profils. D'abord, les sociétés disparues : les îles de Pâques, de Pitcairn et d'Henderson ; les Indiens mimbres et anasazis du sud-ouest des États-Unis ; les sociétés moches et inca ; les colonies vikings du Groenland. Ensuite, les sociétés fragilisées d'aujourd'hui : Rwanda, Haïti et République dominicaine, la Chine, le Montana et l'Australie. Et enfin, les sociétés qui surent, à un moment donné, enrayer leur effondrement : la Nouvelle-Guinée, Tikopia et le Japon de Tokugawa.
Le diagnostic de Diamond est tranchant : « Pour toute personne qui veut comprendre les problèmes du monde contemporain, la frontière de quelque 160 km de long qui divise la grande île caraïbe d'Hispaniola, entre la République dominicaine et Haïti, constitue une énigme. Vue d'avion, elle ressemble à une ligne zigzagante, arbitrairement découpée au couteau et plus vert à l'est (le côté dominicain) et un passage plus clair et plus brun à l'ouest (côté haïtien). Sur le terrain, on peut en maints endroits de la frontière apercevoir des forêts de pins à l'est, mais à l'ouest seulement des champs dénudés, qui marquent une différence entre les deux pays.
À l'origine, les deux côtés de l'île étaient en grande partie recouverts de forêts : les premiers visiteurs européens ont remarqué que la caractéristique la plus frappante d'Hispaniola était l'exubérance de ses forêts, riches en essences de valeur. Les deux pays ont perdu leur couverture forestière, mais Haïti particulièrement, au point qu'il ne subsiste plus désormais que sept zones forestières importantes, dont deux seulement sont protégées par des parcs nationaux, où se pratiquaient néanmoins des coupes illégales. Aujourd'hui, 28 % de la superficie dominicaine sont recouverts de forêts, contre 1 % en Haïti. [...] Le système de réserves naturelles de la République dominicaine est comparativement le plus vaste et le plus grand des Amériques : il comprend 32 % des terres du pays, 74 parcs et incorpore tous les types d'habitats.»
Les conséquences de cette déforestation sautent aux yeux : manque de bois d'oeuvre et autres matériaux de construction forestiers, l'érosion des sols, la dégradation de leur fertilité, une forte quantité de sédiment dans les rivières, le manque de protection par des digues et donc d'énergie hydroélectrique potentielle, la raréfaction des pluies, manque de bois pour confectionner du charbon, principal combustible pour cuisiner en Haïti.
Diamond a fait une remarque importante : « Les différences qui existent malgré ces similitudes deviennent encore plus frappantes si l'on veut bien se souvenir qu'Haïti était plus riche et plus puissant que son voisin. (Au XIXe siècle, elle a annexé la République dominicaine pendant 22 ans.) Certaines différences entre les deux moitiés de l'île sont liées à l'environnement, mais elles n'expliquent pas tout. L'écart s'explique le plus souvent par les différences entre les deux peuples, leur histoire, leur attitude, l'identité, les institutions et le personnel politique qu'ils se sont donnés. Au «déterminisme environnemental», les histoires opposées de la République dominicaine et d'Haïti fournissent un antidote utile.»
Qu'ont fait les Dominicains ?
Jared Diamond compare un certain nombre de décisions politiques prises par les deux pays en termes de politiques intérieures et extérieures. Par exemple, remarque-t-il, s'il y a eu des dictateurs des deux côtés de l'île, ceux de l'est se montraient souvent plus éclairés et plus soucieux de l'avancement de leur pays. La dictature de Rafael Trujillo (1930-1962), nous dit l'auteur, s'efforça de moderniser la République dominicaine, développa les infrastructures et industries, gérant modestement le pays comme s'il s'était agi de biens familiaux.
Il poursuit : « Quoique médecin et plus instruit que Trujillo, il [François Duvalier] se révéla un politicien tout aussi retors et impitoyable, terrorisant son pays grâce à sa police secrète et en liquidant plus de citoyens que Trujillo ne le fit à Santo Domingo. Papa doc Duvalier différa de Trujillo par son manque d'intérêt pour la modernisation de son pays et pour le développement d'une économie industrielle.»
Les 28 % de couverture végétale dominicaine, soutient Diamond, est le résultat des décisions politiques des grands leaders dominicains. Parce que, dit-il, la République dominicaine a conservé une importante couverture forestière et a commencé à s'industrialiser. Le régime de Trujillo a planifié des barrages pour produire de l'énergie hydroélectrique, et les régimes de Balaguer et des présidents ultérieurs les ont construits. La continuité de l'État est à constater ici.
Balaguer a lancé à grands frais un programme pour économiser le bois utilisé comme combustible en important du propane et du gaz naturel liquide. Au contraire de la République dominicaine, indique Diamond, la misère en Haïti confina le peuple dans la dépendance du charbon de bois tiré de la forêt, accélérant ainsi l'ultime déforestation.
Selon Diamond, le contraste entre Haïti et la République dominicaine illustre clairement que le destin d'une société est entre ses mains et dépend substantiellement des choix qu'elle fait. Les mesures dominicaines pour protéger l'environnement ont commencé par le bas, le contrôle par le haut est venu après 1930 et elles combinent désormais les deux approches. La protection par le bas a démarré de façon sérieuse entre 1919 et 1930 dans la région de Santiago, deuxième ville de la République dominicaine et centre de sa zone agricole la plus riche et la plus exploitée.
L'avocat Juan Bautista Pérez Rancier et le médecin et hydrographe Miguel Canela y Lazaro, frappés par les conséquences des coupes de bois et du réseau forestier sur le peuplement agricole et les dégâts faits sur les lignes de partage des eaux, pressèrent la Chambre de commerce de Santiago d'acheter des terres afin de les transformer en réserve forestière, grâce notamment à une souscription publique. En 1927, le secrétaire à l'Agriculture de la République dominicaine, grâce à des fonds gouvernementaux complémentaires, permit l'acquisition de la première réserve naturelle, le Velado del Yaque.
À partir de 1930, Trujillo développe son approche par le haut. Son régime a étendu la zone du Vedado del Yaque. Il en crée d'autres, instaure en 1934 le premier parc national, institue un corps de gardes forestiers pour faire respecter la protection des forêts, interdit de brûler la forêt pour la déboiser au profit de l'agriculture et proscrit l'abattage de pins sans son autorisation dans la région de Constanza, sur la cordillère centrale.
Joaquin Balaguer avait reconnu le besoin urgent de son pays dans le but de préserver les forêts des bassins hydrographiques afin de satisfaire les besoins énergétiques grâce à l'électricité et de fournir la quantité d'eau nécessaire aux besoins industriels et domestiques. Il proscrira toute coupe à caractère commercial dans le pays et fermera les scieries. Un marché informel de coupe d'arbres et scieries allait prendre corps. Ce qui va pousser Balaguer à retirer au ministère de l'Agriculture la responsabilité de la protection des forêts pour la confiner à l'armée tout en déclarant les coupes de bois, crimes contre la sûreté de l'État.
Les militaires vont lancer un programme de vols de reconnaissance qui a culminé en 1967 à la faveur d'un des évènements les plus marquants de la l'histoire de l'environnement en République dominicaine : le premier d'une série de raids nocturnes des militaires contre un vaste camp de bûcherons clandestins. On déplore la mort d'une dizaine de bûcherons. En 1992, Balaguer promulgua une loi, difficile à appliquer il est vrai, selon laquelle toute clôture devait consister en arbres vivants plutôt qu'en madriers coupés.
Pour réduire la demande de produits forestiers dominicains en amont, raconte Diamond, Balaguer ouvrit le marché aux importations de bois du Chili, du Honduras et des États-Unis et, pour réduire la production traditionnelle de charbon de bois, il passa des contrats pour des importations de gaz naturel liquide du Venezuela. Il construisit plusieurs terminaux pour importer le gaz, subventionna le prix du gaz pour concurrencer le charbon de bois et distribua gratuitement des gazinières et des bouteilles afin de substituer le gaz au charbon de bois.
Il développa considérablement le système de réserves naturelles, instaura les deux premiers parcs nationaux côtiers du pays, ajouta deux récifs dans l'océan pour servir de sanctuaire aux baleines, protégea la terre à 18 mètres des rivières, défendit les marais, signa la convention de Rio sur l'environnement et interdit la chasse pendant dix ans.
Balaguer fit pression sur l'industrie pour qu'elle traite ses déchets, lança avec des succès limités certaines mesures pour la maîtrise de la pollution de l'air et préleva de lourdes taxes sur les compagnies minières. Il s'opposa à nombre de propositions dommageables pour l'environnement : projets de routes partant du port de Sanchez et traversant un parc national, d'une route nord-sud traversant la cordillère centrale, d'un aéroport international à Santiago, d'un port géant et d'un barrage à Madrigal.
À Santo Domingo, il fonda l'Aquarium, le jardin botanique et le Muséum d'histoire naturelle, et il fit reconstruire le Zoo national, tous devenus aujourd'hui d'importantes attractions touristiques. Et, en fin de carrière, il transforma le décret qui avait instauré le système de réserves naturelles en lui donnant force de loi.
En signe de reconnaissance, une station de métro ainsi qu'un aéroport international à Santo Domingo portent aujourd'hui le nom du Dr Balaguer.
Les 28 % de couverture végétale dominicaine sont le résultat des politiques environnementales adoptées par les leaders politiques dominicains. De même que notre 1 % de couverture reflète le laxisme, l'absence de leadership et de vision des dirigeants haïtiens. Comment comprendre des issues aussi différentes sur une même île? Diamond répond à cette question en indiquant que les réactions d'une société dépendent de ses institutions politiques, économiques et sociales ainsi que des valeurs économiques, sociales et culturelles.
Institutions et valeurs influent sur la manière dont une société résoudra ou tentera de résoudre ses problèmes. Et la capacité de résoudre ces problèmes détermine la survie ou l'effondrement d'une nation. Effondrement qui prend souvent la forme d'un déclin permanent. Déclin qu'Haïti symbolise bien aux yeux de Diamond qui voit pourtant dans la trajectoire de la République dominicaine une société qui sait comment s'éloigner de l'effondrement.
À la première lecture, j'avais trouvé un peu sévère le diagnostic du professeur Diamond. C'était cependant oublier la prédiction de Jacques Roumain dans Gouverneurs de la rosée en 1944: « Nous mourrons tous : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants». Au moment de la rédaction de ce roman, Haïti était pourtant encore verte. Le cri environnemental de Roumain a plutôt été écouté de l'autre côté de l'île. La couverture végétale d'aujourd'hui en est une éloquente illustration.
Thomas Lalime thomaslalime@yahoo.fr
http://lenouvelliste.com/article4.php?newsid=119693
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)
mardi 3 septembre 2013
HAITI ET REPUBLIQUE DOMINICAINE....Une île, deux peuples, deux histoires
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