Enquête
P-au-P., 29 juil. 2013 [AlterPresse / Ayiti Kale Je] --- À cause du manque de financement pour un plan visant l’éradication du choléra dans 10 ans, la maladie pourrait rester endémique en Haïti pendant longtemps.
La bactérie se transmet principalement par les aliments, l’eau et les matières fécales contaminées. L’un des aspects essentiels du « Plan d’élimination du choléra en Haïti », avec un budget de 2.2 milliards $US, est le financement pour des systèmes d’assainissement au niveau national.
La majorité des Haïtiens – à peu près 8 millions d’individus – n’ont pas accès à un système sanitaire hygiénique. Ils défèquent en plein air, sur les terrains vides, dans les ravines et aux abords des rivières. La région de la capitale produit plus de 900 tonnes d’excréments humains chaque jour, selon UNOPS (United Nations Office for Project Services).
« Haïti est le seul pays dans le monde entier dont la couverture d’assainissement a chuté durant la dernière décennie », selon le docteur Rishi Rattan, membre de Physicians for Haiti (Médecins pour Haïti), une association de médecins et d’autres professionnels de santé basés principalement à Boston et qui travaillent de concert avec Zanmi Lasante et d’autres institutions en Haïti.
« Avant le tremblement de terre et l’épidémie de choléra, la diarrhée était la deuxième cause de décès, en particulier des enfants de moins de cinq ans. Étant donné que le choléra est une bactérie véhiculée par l’eau, et considérant le manque d’accès à l’eau potable, il est fort probable que la maladie devienne endémique s’il n’y a pas un financement intégral des entités telles l’ONU pour le plan d’éradication de l’épidémie », relève le docteur Rattan dans un courriel à Ayiti Kale Je (AKJ).
Arrivé en Haïti en octobre 2010, l’épidémie, dont l’origine remonte, selon plusieurs études, à la Mission des Nations Unies pour la stabilisation d’Haïti (MINUSTAH), s’est répandue rapidement. A date, plus de 600,000 individus sont déjà infectés et au moins 8,190 autres ont trouvé la mort, selon un rapport du gouvernement daté du 21 juillet 2013. Près de 3000 personnes sont infectées chaque mois.
Dans les provinces, le taux de mortalité est encore à la hausse. Actuellement, plus de 4 pour cent des personnes infectées meurent à cause d’une déficience des centres de traitement de choléra. Si en janvier 2011 le pays disposait de 285 centres, en 2013, ils ne sont que 28, à cause d’un manque de financement et du retrait de la majorité des acteurs qui opéraient dans le secteur.
Pire : l’un des deux grands centres de traitement d’excrétas post-séisme est aujourd’hui fermé.
La connexion choléra-excréments
Elaboré par l’Organisation panaméricaine pour la santé (PAHO), les gouvernements américain et haïtien et l’UNICEF, et publié depuis novembre 2012, le plan contre le cholera met l’accent, entre autres, sur l’excrétât humain. Il vise à s’assurer qu’en 2022, « 90 % de la population aient accès et utilisent une installation sanitaire fonctionnelle », et que « 100 % des excrétas vidangés soient traités avant déversement dans le milieu naturel ».
Le volet assainissement à lui seul coutera plus de 467 millions $US.
« Selon les chiffres disponibles, on est en dessous de 30 pour cent de ce qu’on appelle l’assainissement de base à travers tout le pays », indique Edwidge Petit, responsable de l’assainissement à l’agence gouvernementale Direction nationale de l’eau potable et de l’assainissement (DINEPA). « Alors que les pays voisins d’Haïti ont entre 92 et 98 pour cent de couverture. »
Selon le constat de la DINEPA, à peu près la moitié des ménages des campagnes haïtiennes sont dépourvues de latrine ou d’autres installations sanitaires. Pour les milieux urbains le taux se situe autour de 10 à 20 pour cent. Ainsi, les canaux, les rivières, les ravines et les espaces vides servent de lieux d’aisances.
Dans un quartier de Cité-Soleil, un bidonville de la périphérie nord de la capitale, certains membres de la population satisfont encore leurs besoins physiologiques à même le sol.
« En ce qui concerne les latrines, nous avons l’habitude de nous rendre dans celle qui est à côté, tu vois ce que je veux dire ? Autrement dit dans les buissons qui sont là », témoigne sans détour le riverain Wisly Bellevue.
« Quand les enfants éprouvent le besoin d’aller à la selle, nous les plaçons sur le petit pot. Nous mettons de l’eau dans le petit pot et une fois fini nous allons tout déverser dans les buissons », ajoute-t-il.
Un autre système familier aux habitants de la région de Port-au-Prince et des villes de province consiste en des latrines qu’on doit vider de temps à autres : des toilettes temporaires qui se trouvaient dans plusieurs centaines de camps pour les déplacés du séisme de janvier 2010 ainsi que les fosses septiques de gros bâtiments et des institutions de la zone métropolitaine.
En ce qui concerne les grandes institutions ayant des fosses septiques, celles-ci sont vidées par des camions travaillant pour l’Etat, des agences humanitaires ou des compagnies privées. Entre 2010 et 2011, par exemple, les agences humanitaires se chargeaient de cette tâche en s’occupant des toilettes mobiles qui étaient dans les camps de déplacés.
Ceux qui ne peuvent pas se payer le luxe des compagnies pourvues de camions ont recours à un service plus économique : ce que l’on appelle en Haïti les « bayakou », les vidangeurs de fosses qui opèrent à la main.
Ces derniers fonctionnent surtout la nuit. En général, les bayakou de la région métropolitaine ne transportent pas les excréments extraits des fosses jusqu’aux nouveaux centres de traitement de la DINEPA. Ainsi, ce sont les cours d’eau, les canaux et les ravines qui en paient les frais. Souvent, lorsqu’ils sont surpris par le lever du jour (ne voulant pas être identifiés par les membres de la population), ils déversent les déchets humains à même le sol.
Avant l’épidémie de choléra, les bayakou et mêmes les camions se déchargeaient de leur contenu dans les ravines qui drainent les eaux pluvieuses vers la mer. Depuis l’apparition de la maladie, les autorités s’efforcent de convaincre les compagnies ainsi que les bayakou de vider leurs cargaisons dans des endroits convenables aux fins de ne pas mettre en danger la vie des individus.
Vers la fin de l’année 2010, la DINEPA et l’UNICEF ont aménagé un trou géant à la décharge de Truitier, au nord de la capitale pour vidanger les matières fécales, particulièrement celles qui provenaient des toilettes mobiles des camps de déplacés. A l’époque, un représentant de la DINEPA avait confié à AKJ que la grosse piscine d’excrétas était « le début d’une forme de gestion des excréments ».
Des avancées, des défis
D’octobre 2010 à aujourd’hui la DINEPA et ses partenaires ont réalisé des avancées considérables dans le domaine de l’assainissement. Avec l’appui du gouvernement espagnol, de l’UNICEF et d’autres acteurs, la DINEPA a pu construire deux centres de traitements pour les « eaux noires » (la matière fécale avec l’urine) de la région métropolitaine.
L’agence pense construire 22 autres centres. Le coût total serait de 159 millions $US. Pour le moment, la construction de trois d’entre eux a déjà débuté à Morne Saint-Marc (Artibonite/ nord), aux Cayes (Sud) et à Limonade (Nord).
Le centre de traitement d’excrétas de Morne à Cabri (est de la capitale), inauguré en septembre 2011 et qui a couté 2.5 millions $US, est impressionnant. La nouvelle installation « possède une capacité de traiter 500 mètres cube d’excrétas par jour, soit l’équivalent de ce que produirait 500 mille personnes », indique DINEPA.
Cependant, il y a déjà un hic.
Aujourd’hui le centre est fermé. Les excréments n’arrivent pas. Les portes sont verrouillées. Le manque de financement est une des raisons évoquées. Les frais de transport sont trop élevés pour les entreprises privées de vidange qui n’en tirent pas assez de revenus.
En plus, après le retrait, faute de financement, des agences humanitaires qui assuraient la gestion des camps, les livraisons des contenus des toilettes mobiles faisaient problème.
« On est passé de 10 à 20 pour cent de détritus dans les récipients à 70 à 80 pour cent », explique Petit. « La station n’était pas conçue pour des détritus. Elle devrait traiter de l’eau et des matières fécales. Nos bassins ont été bloqués par les détritus. »
En dépit du manque de financement, la DINEPA compte remettre le centre en marche.
« Nous allons utiliser les équipements que l’Etat peut mettre à notre disposition. Si nous les obtenons, 40 à 50 mille $US devraient nous permettre de faire le nettoyage », estime-t-elle.
Certes, l’autre centre fonctionne, mais pas sans difficulté. L’énigme est le suivant : comment convaincre tous les acteurs d’y amener leurs cargaisons ?
Et même quand les vœux de la DINEPA seraient exaucés, le problème de financement se ferait toujours sentir. Les compagnies privées peuvent assurément payer, mais rien n’est certain pour les bayakou. C’est peut-être la raison pour laquelle les observateurs pensent qu’ils continueront à déverser les matières fécales dans les cours d’eau, les canaux et les ravines.
« Les vidangeurs qui opèrent manuellement, le font mal… », critique Frantz François, responsable d’assainissement et de jardinage pour un centre communautaire de Cité-Soleil.
« Au moment même où nous parlons tu peux arpenter les abords du canal, tu verras qu’il est propre. Le lendemain, cela pue. Ils vident la matière tirée des fosses n’importe où », fait-il remarquer.
Un autre aspect du plan de lutte contre le choléra consiste en l’organisation de campagnes d’éducation au niveau national sur les comportements à adopter afin de changer « les mauvaises pratiques de défécation et d’hygiène ». D’après Petit, beaucoup de familles vivant en milieu rural ne pensent plus à construire des latrines ; elles ne font que bâtir leurs maisons.
« Durant ces 30 dernières années, nous avons pris l’habitude de compter sur l’autre (les organisations étrangères) pour nous apporter les toilettes », explique Petit.
Plutôt que de donner aux gens des latrines et des toilettes gratuites, la DINEPA compte créer un fonds de 120 millions $US afin de fournir des crédits aux familles pour la construction de toilettes.
Une alternative
Il n’y a pas que la DINEPA qui opère dans le domaine d’installations sanitaires en Haïti.Sustainable Organic Integrated Livelihoods (SOIL), une organisation basée aux Etats-Unis d’Amérique, traite et transforme les excréments humains en compost. Le produit peut être utilisé comme engrais.
Pour recueillir les matières fécales, SOIL place ses toilettes spéciales pour les personnes et les institutions qui acceptent de payer une modique somme pour assurer la collecte des matières chaque deux semaines par une camionnette spéciale appelée « Poopmobile » (véhicule collecteur d’excréments). SOIL indique que son système de toilettes « Eco-San » dessert aujourd’hui 24,000 individus à travers le pays.
Le centre pour la transformation d’excréments en compost est à Truitier, au nord de la capitale, non loin de l’un des deux centres de traitement des eaux usées de la DINEPA. Une équipe de trois individus s’occupent directement de la vidange des récipients : l’un les décharge dans des monticules où les matières se transformeront en compost après six mois, et les autres ouvriers les nettoient afin qu’ils soient utilisés au cours de la prochaine collecte. « Il y a beaucoup de pays qui utilisent ce système, notamment ceux de l’Afrique de l’ouest. C’est une nouvelle approche, il s’agit de l’assainissement écologique », indique Baudeler Magloire, responsable de projet à SOIL.
Ce n’est pas une approche totalement nouvelle. L’utilisation de matières fécales pour la fertilisation des cultures remonte à l’antiquité et a été pratiquée par les peuples de la Chine, de l’empire romain et d’autres civilisations. Les Aztèques et les Incas se sont servis également des excréments humains dans leur agriculture.
Magloire affirme que son organisation n’est pas contre le système de lagunage utilisé par la DINEPA pour traiter les déchets humains, mais ses objectifs sont différents.
« Notre mission est de permettre que la matière soit recyclée, transformée afin de l’utiliser dans divers endroits à travers le pays, là où des individus peuvent l’acheter, la vendre et l’utiliser dans l’agriculture », explique Magloire.
Quel avenir pour le plan anti-cholera ?
Pendant que le véhicule collecteur de matières fécales dessert 24,000 latrines dans un pays d’à peu près 10 millions d’habitants, les trois quarts de la population conservent encore des pratiques et des structures non hygiéniques et dangereuses.
Le Plan d’élimination du choléra en Haïti nécessite 2.2 milliards $US, et un plan pour la République Dominicaine requiert 77 millions $US supplémentaires. Pour les années 2013 et 2014, les deux pays sont à la recherche de 521 millions $US, dont 443.7 millions pour Haïti et 33 millions pour son voisin.
La Banque Mondiale, l’UNICEF et PAHO ont récemment promis 29 millions $US, et deux autres agences de l’ONU 2.5 millions $US. Mais, jusqu’au 31 mai 2013, les promesses des bailleurs ne dépassaient pas la barre de 210 millions $US, soit moins de la moitié du montant nécessaire pour les deux premières années.
Sa directrice exhorte à la participation de tout un chacun.
« Le gouvernement ainsi que ses partenaires doivent trouver de l’argent pour avoir l’assurance qu’on arrive à accomplir les tâches nécessaires. Notre objectif ne consiste pas seulement en l’élimination du choléra, mais nous devons avoir la garantie que chaque homme, femme et enfant aient accès à l’eau potable et à l’assainissement. Ce sont entre autres les éléments basiques de la dignité humaine », selon Carissa F. Etienne, directrice générale de PAHO.
L’ONU devrait fournir la majorité des fonds nécessaires, dès que possible, d’après le docteur Rattan de Physicians for Haiti.
« Il a réduit le montant initialement promis et il n’a pas encore fait le décaissement », a écrit le docteur le 17 juillet 2013 dans un courriel à AKJ. « Cela paralyse le gouvernement haïtien dans la mise en œuvre du plan. »
A Cité Soleil, Michelène Milfort sait très bien que l’exécution du plan n’est pas pour demain. Milfort vit sous une tente avec neuf autres individus, dans un camp où sont installés 38 abris provisoires, des tentes et des maisons de fortunes qui sont pour la plupart abimées. Ces rescapés du séisme n’ont que trois cabines de SOIL pour faire leurs besoins. Avant, ils avaient l’habitude de se soulager sur des parcelles vides.
John Abniel Poliné, son voisin, témoigne : « il y a des gens qui n’ont pas d’endroits fixes pour satisfaire leurs besoins physiologiques. Parfois l’individu est obligé d’utiliser des sachets plastiques qui sont jetés par la suite dans un canal. Parfois, la culpabilité ne revient pas à l’individu. Tu dois comprendre que si l’individu avait un endroit fixe pour faire ses besoins, il ne serait pas obligé d’agir ainsi. »
Poliné s’est interrogé sur les priorités du gouvernement haïtien et des acteurs internationaux, en particulier, la MINUSTHA. « L’on ne fait que fournir des milliers de dollars à la MINUSTHA, pendant que le peuple de Cité Soleil vit dans des conditions infrahumaines », dit-il.
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