CHAPITRE XV
La virée de ce
lundi fut une virée ordinaire et habituelle. Rien de palpitant ni
d'extraordinaire qui eut valu le coup
d'être rangé pour la postérité.
Elle avait permis à
Gaspard de survivre une journée de plus. La récolte fut dans ce sens assez
maigre. Mais dans cette optique aussi, elle fut habituelle.
Les choses
bougeaient sans réellement avancer ni progresser pour Gaspard qui accumulait
des données et des indices. Vu sous cet angle, la rencontre avec le photographe
fut plus que positive. Même si les photos pour l'instant n'avaient révélé aucun
détail particulier. Au moins il disposait du reportage photographique des
funérailles. Narcisse, comme son ami du club de dominos, lui avait conseillé de voir un Bokor ou un
pasteur pour déchiffrer l'énigme du chat et de la couleuvre verte.
En plus, comme une suggestion tout à fait
nouvelle, il lui avait sérieusement recommandé de rentrer en contact avec la
fille de "l'oncle", psychiatre
très connue du milieu intellectuel.
Il se retrouvait
ainsi dans sa tête, à manipuler un volume très considérable d'informations.
Comme des pièces d'un puzzle de 1.000.000 unités posées sur une table d'une
superficie inférieure à celle du tableau final. Les espaces et les fiches
logeant cote à cote, dans une indifférence qui ralentit la construction de
l'œuvre définitive.
Il faut des yeux
pilotés par une réflexion logique, rivés à la fois sur les espaces et
l'ensemble des fiches pour établir un rapprochement. Puis une relation. Après une main vérifie la
véracité et surtout l'utilité de cette réflexion logique. Puis une main qui placera la bonne pièce dans le bon
espace. Ainsi de suite. Le puzzle prendra forme pour finalement dévoiler son secret et sa beauté.
Gaspard ne pouvait
cependant pas compter sur la logique globale et universellement acceptée.
Quelle réflexion
logique, ou quelle logique tout
court, pourrait expliquer la présence
d'une voiture perchée sur le faite d'un arbre en plein milieu d'un cimetière
urbain?
Quelle logique peut
démontrer le déterminisme qui fait qu'il y ait eu deux morts et deux
survivants dans ce tragique accident de
voitures?
Quel raisonnement
voudrait retrouver un message fort dans le fait de croiser un chat noir ayant
chassé une couleuvre verte ?
C'était là, évidemment,
le substrat même de l'enquête qu'il menait depuis plus de 777 jours.
Tout se trouvait
noté et consigné dans son dossier rangé par sous dossiers, feuilles et
chapitres. Tout ou presque.
L'élément vraiment
nouveau, ne figurant pas dans le dossier était à présent cette psychiatre,
fille de l'ethnologue.
Ceci méritera un
temps de réflexion particulière pour esquisser une stratégie pour approcher et
rencontrer ce nouveau personnage-clé.
Pour le reste, tout
se trouvait bien gardé dans ses dossiers.
Il suivit les
familles et les proches des défunts
pendant plus de 777 jours. Il a été conduit sur presque tous les champs et
terrains exploitables ou supposés l'être.
Pour gérer
l'angoisse insoutenable qu'avait généré la dégradation du comportement des deux
occupants de la voiture retrouvée sur l'arbre, les conseils les plus
invraisemblables, les consignes les plus déraisonnées avaient été suivies à la
lettre. Ce, malgré le scepticisme affiché par les parents.
Toutes les forces,
toutes les puissances avaient été consultées. Pasteurs, prêtres, houngans,
mambos, shamans, magnétiseurs, francs-maçons, psychologues, psychiatres,
jumeaux avaient donné leurs avis d'experts.
Le psychiatre
consulté n'était pas la fille de l'oncle. Pourquoi n'avait-elle pas été
consultée, si elle aurait été sans doute la psychiatre la plus à même de
comprendre la situation, en juger par sa
faculté de communiquer avec l'au-delà?
Peut-être elle est
beaucoup moins accessible pour les terriens. Un tel sujet aurait déchaîné en
elle une débordante passion et un grand intérêt.
Gaspard nécessitait
des réponses à ces questions pour construire sa stratégie d'approche.
Pour le reste, il
se plongera dans ses papiers pour retrouver le Pasteur et le Bokor. Les deux
religieux qui intervinrent dans cette histoire.
Ces deux
interventions avaient déclenché une excitation pré-orgasmique chez Gaspard qui
avait vu son enquête faire un bon vertigineux en avant.
Tout avait commencé
après une visite dans le quartier des deux jeunes tués lors de l'accident. Ce
ne fut pas la première ni la seule. Mais après celle-là, il n'avait plus jugé
bon de revenir dans cette zone.
Cette promenade lui
avait permis d'arpenter les entrailles d'un
bidonville accoudé aux murs cachés des villas de luxe. La bonté humaine
avait permis cette entente entre les extrêmes dans une alliance mixant insouciance et résilience.
Une situation
honteuse pour certains. Mais bien habituel et typique pour d'autres.
Des informations
d'une extrême importance, lui avait couté en fait que le prix de deux boissons
gazeuses.
Un chauffeur-garde
du corps en mission spéciale, après deux grogs, avait livré les contours
supposés secrets de sa mission et de son travail. Ce monsieur qui était aussi
membre de la milice créée par le régime au pouvoir, était loin d'imaginer que
cet inconnu qui déglutissait l'une après l'autre deux bouteilles de boisson
gazeuse, était sans doute le seul citoyen qui allait faire de cette histoire
une affaire personnelle.
Lui, il
s'entretenait comme d'habitude avec son ami de fortune. Son épicier. Son
banquier. Son porte monnaie. Sa garantie pour les petites dépenses du
quotidien. Le garant de sa survie et de sa sécurité alimentaire.
Un épicier dans ce
genre de quartier est un personnage très important. Au même titre que le
directeur-fondateur de la petite école mixte ou le prédicateur de la petite
église évangélique.
Il est souvent pris
pour une sorte de confesseur d'âmes perdues dans la monotonie des comportements
stéréotypés. Parfois il est le confident des ménages en déperdition et en panne
d'inspiration.
Il sait entendre.
Il sait comprendre. Il sait évaluer. Gaspard imagina vite qu'il en savait
beaucoup plus que de raison. Le plus important maintenant c'était de gagner sa
confiance sans qu'il ne se souciât ni de son identité ni de sa profession.
Il lui fallait une
information précise sur la mission du chauffeur-garde du corps. L'emplacement
de l'église chrétienne protestante que fréquentait l'un des jeunes de la
voiture et de sa famille.
Il se dit aussi
qu'il ne devrait pas y avoir de lendemain. Comment justifier cependant une autre fois sa présence dans ce quartier et
encore moins dans l'épicerie sans habiter les parages?
Donc la solution
imaginée et trouvée fut celle de prolonger son séjour et espérer que le
chauffeur irait plus loin dans ses confessions. Une fois que les deux grogs
auraient fait leurs effets de délier les langues et désinhiber les contraintes.
Pendant le passage
du chauffeur à l'épicerie, celui-ci avait déclaré au propriétaire qu'il
n'allait pas disposer d'assez de temps pour rentrer chez lui et manger quelque
chose avant de partir travailler. L'épicier lui avait proposé selon ses propres
mots, un sandwich et un hamburger créoles.
Le chauffeur avait
hésité et réfléchi une minute avant de se décider pour un hamburger créole.
Gaspard ne
connaissait pas encore ces dénominations dans la restauration locale. Il
observa attentivement les gestes et les enchaînements dans la préparation du
hamburger créole.
L’épicier en
fredonnant une chanson vernaculaire, sortit d'un sac, un pain de mie. Bi-lobé
sur une face et plat sur l'autre. Il en fit deux moitiés asymétriques en le
découpant à l'aide d'un couteau bien aiguisé dans un plan horizontal et parallèle à la face plate. Il étala à l'aide du même
couteau une portion généreuse de margarine jaune orange. Puis de façon rythmée,
il sortit d'un carton un avocat mûri avec soin dégageant une odeur de paille
sèche. Il le fendit en quatre tranches
pour quatre quarts. D'un seul mouvement des mains il éplucha deux des quatre
tranches qu'il plaça sur une des deux moitiés de pains. Deux pincées de sel.
Une pincée de poivre sur les morceaux d'avocats. Les deux moitiés sont mises l'une sur l'autre en
prenant soin de ne pas renverser le contenu. Le tout est partiellement
enveloppé dans un morceau de papier d'emballage et est servi au chauffeur qui
en salivait déjà d'envie.
Donc Gaspard pris
connaissance d'une nomination nouvelle pour du designer cette manière de
déguster du pain de mie et de l'avocat.
Il se demanda
cependant quelle combinaison pouvait correspondre au sandwich créole.
Vu qu'il s'était
lancé dans un processus de rapprochement intéressé de l'épicier pour dénicher
des informations dont il avait tant besoin, il se dit pourquoi ne pas essayer
ce sandwich créole?
Il utilisa des
thèmes dithyrambiques pour décrire la dextérité de l'épicier et féliciter
ouvertement l'aspect combien alléchant du produit fini.
Il confessa son
impossibilité de maitriser cette indicible et irrésistible envie de goûter au
sandwich créole.
Il reçut comme
réponse percutante un monsieur va se régaler les papilles!
L'épicier se mit
rapidement à l'ouvrage. Il sortit cette fois-ci deux galettes de manioc plates,
de vingt centimètres de diamètres. Elles étaient fermes et croustillantes. Il
prit juste à côté du pot de margarine, deux
autres pots. Un grand qui portait l'étiquette partiellement
détruite d'un pot de mayonnaise de Dijon et un petit dont on pouvait lire
GERBER sur une étiquette un peu vieillie. Il l'ouvrit avec un peu de difficulté
le pot le plus grand. Une forte odeur d'arachide envahir tout l'espace
antérieur de l'épicerie.
Il se servit du
même couteau pour sortir une portion d'une pâte marron clair dégoulinant un
surplus oléagineux sur les bords.
Il étendit cette
substance de façon uniforme sur l'une des faces des deux galettes.
Sur une étagère
placée plus loin, il récupéra un sac en plastique plongé dans un récipient
rempli d'eau claire et fraîche jusqu'aux bords. S'aidant de deux doigts, il y
extirpa quelques branches de cresson aux
tiges fermes et aux feuilles vertes et luisantes.
Il les secoua un
peu pour les purger de l'excès d'eau avant de les placer entre les deux galettes
tartinées de beurre d'arachides.
Il empauma le
couvercle du petit pot qu'il ouvrit en lui imprimant un mouvement d'une
amplitude d'un quart de tour. Puis aspergea le cresson à l'aide d'une cuillère
a café un liquide d'aspect plutôt sale répandant une odeur à citron vert, ail
et civettes.
Il posa les deux
galettes l'une sur l'autre. Les deux
faces enduites l'une contre
l'autre, séparées du manteau de cresson.
Un bout de papier
d'emballage et enfin Gaspard put mordre à pleines dents dans son sandwich
créole. Pendant la préparation, ses trippes étaient rentrées dans une danse
folle et les glandes salivaires en surproduction.
Il ferma les yeux,
la tête portée en arrière par une colonne cervicale en hyper extension. Sans
modifier son attitude, il continua les éloges vers l'épicier et sa recette.
Celui-ci ouvrit grand les yeux quand il entendit dire qu'il n'avait jamais mangé
quelque chose de si savoureux de sa vie.
Gaspard décida de
foncer et d'enfoncer le clou en faisant allusion au chauffeur garde du corps.
- Je crois qu'il a raté quelque chose ton ami
qui a préféré le hamburger au sandwich créole.
- Ah! Tu veux
parler du commandant? Je ne sais pas ce qui lui a pris. Généralement il est un
fan inconditionnel et non négociable de ce que tu manges actuellement.
- Il est commandant
lui? Il commande qui et quoi? S'en chérit Gaspard pour avancer dans le sujet.
- Tous les gens
d'ici l'appellent commandant. Ce dont on est certains c'est qu'il a de
l'autorité. Pendant toutes les manifestations de la milice du régime à la mode
on le voit toujours porter fièrement son uniforme. Et lui, au lieu de ceindre
une machette à la ceinture il exhibe des pistolets ou des revolvers.
- A quand même!
Répliqua Gaspard Jouant l'étonnement.
- Mais il est clair
que ces derniers temps il a des comportements bizarres. Il boit beaucoup plus
qu'avant.
- Ah oui? Et on
sait pourquoi?
- Personne ne veut
en parler mais il parait que ses troubles se sont apparus depuis qu'il a été
appelé par les hautes instances du pouvoir pour lui confier cette mission.
Gaspard
bouillonnait de jubilation. L'épicier se laissait conduire comme par le bout du
nez, là ou exactement il voulait l'emmener.
- C'est quelqu'un
d'important maintenant. Pourtant...
L'épicier comme
frappé par une logorrhée aiguë ne lui laissa plus le loisir de placer le
moindre mot.
Il enchaîna
réflexion après réflexion. Les unes les plus intéressantes que les autres.
Gaspard retint que son comportement commença à subir des modifications plus il
restait longtemps au contact du jeune et de sa famille.
Gaspard feignit de
n'avoir gardé qu'un souvenir vague et
flou de cet événement qui avait bloqué complètement la capitale un dimanche
matin.
L'épicier lui fit
cadeau d’un exquis récit modifié et corrigé.
Gaspard s'arrangea
pour le ramener sans cesse à parler du commandant. Ce qui l'intéressait c'était
seulement l'adresse de l'église protestante ou il devait conduire sous peu le
jeune et sa famille.
Son insistance eut
les effets escomptés.
Comme pour clore le
chapitre, l'épicier balança une phrase que le journaliste, sans se faire prier,
capta comme un ballon placé par un coup de pied d'expert dans la lucarne.
- Il va devenir
encore plus bizarre, maintenant qu'il accompagne le jeune et ses parents à l'église
tous les dimanches.
Gaspard joue encore
l'air étonné.
- Ah oui? Ils vont
faire quoi à l'Eglise?
- Il parait que les
parents pour le sauver ont du rentrer dans la religion protestante. Depuis il
donne des témoignages un peu partout. Surtout lors des rassemblements spéciaux
et importants.
Le témoignage!
C'est juste ce qui lui manquait à Gaspard. La version directe des faits.
Rapportée et racontée par un des acteurs.
Il était sur le
point de décrocher un sésame. Son sésame!
Jusqu'à maintenant
tout allait bien. Pas question de tout foirer sur une maladresse. Il devait
accélérer avant qu'un autre client ne se pointât et brisât l'intimité qui avait
facilité cet échange verbal très bénéfique. Il lui restait une dernière
question à poser.
- Il les accompagne
à quelle Eglise ce dimanche?
- l'Eglise Baptiste
de la Croix des
Missions. La première.
- La première
Eglise Baptiste de la Croix
des missions?
- Oui. Elle héberge
une semaine de réveil. D'après ce que j'ai pu comprendre il en sera l'orateur
principal ce dimanche. Le pasteur lui cédera sa place. Au lieu d'un message
traditionnel il racontera son histoire en guise de témoignage.
Gaspard eut du mal
à finir la dernière bouchée de son
sandwich créole. Son pèlerinage en ces lieux venait de prendre fin. Et de quelle manière!
Il s'aida d'une
gorgée d'une troisième bouteille de gazeuse qu'il avait commandée pour
accompagner son sandwich.
La bouche vide, il
prit congé de l'épicier et s'en alla. Il prit congé aussi de ce quartier qu'il
avait découvert. Un quartier sans aucune particularité en dehors d'être des
quartiers quand même particuliers. Des quartiers ou la vie se vit au ralenti et
au rythme du hasard et de ses circonstances.
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