Thierry Portes
Le 22 janvier dernier, des Haïtiens se massent devant l'ambassade du Canada à Port-au-Prince, dans l'espoir d'un rapatriement. Crédits photo : AFP Des dizaines de milliers d'Haïtiens sont partis vivre à l'étranger après le 12 janvier.
Dès 8 heures, sous une chaleur naissante, une foule se presse tous les jours devant le petit bâtiment de la capitale, Port-au-Prince, par lequel doit nécessairement passer celui qui veut des papiers. C'est le premier pas officiel sur la route de l'émigration que les Haïtiens ont si souvent empruntée par le passé et qu'ils tentent à nouveau de forcer en grand nombre, depuis le séisme du 12 janvier dernier.
Fuir la misère, le manque de perspectives, des souvenirs horribles, la peur que leur terre natale tremble à nouveau. Sur l'avenue Lalu, les policiers jouent du mégaphone et de la matraque pour contenir les files indisciplinées qui enserrent le bâtiment de l'immigration-émigration. De l'autre côté de l'avenue, ils sont aussi nombreux à attendre, suscitant des embouteillages.
Double nationalité
À l'intérieur du minuscule édifice, il faut passer plusieurs guichets, faire encore plusieurs queues. Sur une terrasse du premier, sous une bâche protégeant du soleil, entouré de deux adjointes qui écrivent à l'aide de leur ordinateur portable, le général Chavanne, cravaté, droit sur sa chaise derrière son petit bureau d'écolier, fait face à des piles de dossiers. Pourtant, il ne gère que les cas les plus épineux, ceux qui concernent les adoptions d'enfants, par exemple, pour lesquels les consuls étrangers l'appellent régulièrement. Il ne peut affirmer que les 24 000 demandes de passeport effectuées depuis le 12 janvier sont toutes celles de candidats à l'émigration.
Sur le ton de la confidence, le général Chavanne reconnaît que «beaucoup d'enfants sont partis étudier à l'étranger» ; que «le Venezuela, le Chili et le Mexique ont aidé les étudiants à avoir des bourses» ; et que par dizaines de bus et centaines de voitures particulières, des Haïtiens sont partis pour
Les premières destinations choisies demeurent depuis des décennies les États-Unis et le Canada.
Fuite des cerveaux
Ce n'était un secret pour personne, mais devant l'afflux d'Haïtiens devant les ambassades américaine et canadienne, l'évidence s'est imposée. Tous ces gens n'étaient pas passés par le Centre immigration-émigration et présentaient des documents en règle. Il y avait surtout des enfants. Leurs mères, avec un visa touristique, avaient accouché aux États-Unis. Le droit du sol offre à leur progéniture le précieux sésame. Dans un geste humanitaire, l'Amérique a laissé venir à elle tous ces enfants dont l'école s'était effondrée. Plusieurs milliers ont été transportés dans les avions militaires de l'US Army.
Commerçant dans le quartier carrefour, Georges Ruhes a, comme tant d'autres, amené ses deux fils, de 7 et 5 ans, à l'ambassade américaine de Port-au-Prince, trois jours après le séisme , raconte-t-il. Son épouse vit à Boston et l'appelait pour mettre leurs deux enfants à l'abri. «Il y avait du monde partout à l'ambassade américaine», dit-il, mais l'attente ne fut pas longue. C'est son beau-frère, détenteur d'un passeport américain, qui a conduit ses neveux à sa s½ur. «J'irai les voir cet été ; en attendant, il faut que je leur envoie de l'argent», ajoute ce commerçant de Port-au-Prince. Son cas est particulier. On considère en général qu'un tiers du produit intérieur brut haïtien provient des transferts de fonds des membres de la diaspora vers leur île natale, qu'ils contribuent à ne pas laisser sombrer.
Étudiants et professeurs, estimant que l'effondrement de l'université de Port-au-Prince était le dernier coup du sort qu'ils pouvaient supporter, sont eux aussi partis, comme de très nombreux cadres haïtiens. Ils seraient environ 10 000 parmi les plus diplômés à émigrer chaque année, rapporte le quotidien Le Nouvelliste. Le séisme ne pouvait que renforcer cette fuite des cerveaux qui ajoute à l'incertitude quant à l'avenir d'Haïti.
Aujourd'hui encore, ce mouvement, nourri par des catégories sociales plus modestes, se poursuit. À l'ambassade du Canada, Charles est ainsi revenu du Québec pour plaider le regroupement familial. Sa fille peut le suivre, mais le dossier de sa seconde épouse, haïtienne, est plus compliqué. Édith, qui vit à Montréal où, ses études terminées, elle a fait sa vie, aimerait que sa s½ur, malade, puisse se soigner au Canada. «La chambre de la petite (la fille de sa s½ur) est déjà prête», dit Édith. Avec son voisin dans la file, Georges, qu'elle ne connaît pas, Édith partage au moins une certitude : «Je reviendrai un jour, pour la retraite. Il fait trop froid au Canada. Quand on est vieux, c'est trop dur.»
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