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lundi 31 décembre 2007

L'identité musicale métisse .. de Turgot Theodat

En Haïti, il y a une certaine promotion du jazz qui se fait avec parti pris. Et depuis 40 ans, c'est pratiqué en anglais, précise Turgot Théodat. Le peuple n'a pas accès au jazz. Le choix est porté, argumente le directeur de l'Enarts, sur un style bon enfant : le « cool jazz ». L'aspect social du jazz est écarté au profit d'un snobisme moderne. On ne parle pas d'Archie Shepp, un Afro-Américain très revendicatif. Le jazz qu'on écoute à Port-au-Prince est celui des autoroutes américaines. Le jazz identitaire nègre est occulté.

L.N. : Vous revenez d'une tournée en Guadeloupe. Cependant, on n'en parle pas dans la presse haïtienne. Qu'est- ce qui explique ce silence et pourquoi le choix a-t-il été porté sur vous ?
Turgot Théodat : C'était un hommage que la Municipalité de Pointe-à-Pitre a voulu rendre à mon travail dans le domaine du jazz. Plusieurs milliers de personnes avaient assisté à la performance de ce qu'ils appellent, là-bas, la grande musique haïtienne. Pourquoi la grande musique haïtienne ? Considère-t-on la nouvelle démarche de notre musique contemporaine comme une tendance de marque et de bonne qualité par rapport à la tradition ? En fait, on voulait honorer le nouveau courant musical en Haïti : le jazz et la musique métisse. Le métissage musical est le mixage de la musique contemporaine et de la culture traditionnelle. Cela se fait dans plusieurs pays. A Porto Rico, il y a William Cepeda. J'ai joué juste avant Cepeda. Il n'y a pas seulement que la musique dans cet art de métissage. Il est enrobé d'un concept idéologique qui porte sur la scène les cultures paysannes des peuples du sud. La création artistique et le contexte social sont aussi explorés par Hugues Masekela, un brillant musicien sud-africain. Il était un ancien mari de Myriam Makeba. A Port-au-Prince, on commence à découvrir avec bonheur la musique métisse.

L.N. : Comment se présente cet art de métissage culturel en Guadeloupe ?
T.T. : En Guadeloupe, il y a le rythme traditionnel qu'on appelle Gwoka. Il y a aussi le zouk. Maintenant, beaucoup de musiciens modernes guadeloupéens se tournent vers leur racine. Ils sont très sensibles à leurs origines ancestrales africaines. Ils produisent beaucoup. Pourquoi m'ont-ils choisi parmi Buyu Ambroise, Réginald Policard, Mushi Widmaïer, Mosaïk ? Ces derniers sont plus constamment que moi sur la scène internationale et sont plus médiatisés. Je crois qu'ils ont identifié mes recherches et que cela marche de pair avec leur quête d'identité africaine. Au festival de Jazz à New-York, je n'ai pas été invité. J'ai la forte impression que c'est mon style qui a joué en ma faveur. Ma musique a parlé pour moi.

L.N. : Quelle est la situation du jazz en Guadeloupe ?
T.T. : En Guadeloupe, il y a le fils de la romancière Simone Schwarz-Bart, Jacques Schwarz-Bart, qui est un saxophoniste très talentueux alliant démarche esthétique et concept idéologique. Il y a aussi en Guadeloupe une minorité qui veut nier la culture africaine. Jacques est dans la même attitude que moi en Haïti. Quelques semaines de cela j'ai été invité sur une station de radio pour parler de musique en général et du compas en particulier. J'ai affirmé que je n'ai pas assez de connaissance dans le compas pour en parler. Comme mon interlocuteur a insisté j'ai précisé que je ne vois pas trop de différence entre T-Vice, Sweet Micky, Tabou Combo... J'ai eu donc un avis négatif. J'ai, ensuite, associé ce style musical à la dictature de l'époque. Ce que tout chercheur découvre dans la musique c'est l'harmonie, la mélodie, l'improvisation. Cela permet de magnifier l'art musical. J'avais 15 ans quand j'ai assisté à un concert du Tabou Combo. 33 ans plus tard, c'est le même rythme. Herman Nau a appelé à l'émission par téléphone pour argumenter, et critiquer le Tabou Combo c'est nier le drapeau national. C'était aller trop vite en besogne. Cela n'a pas empêché qu'en Guadeloupe j'aie demandé au public d'applaudir notre compatriote Herman Nau. Il a joué avec moi un rara traditionnel. J'étais heureux.

L.N. : La musique contemporaine haïtienne reçoit des influences un peu particulières tel le Rap, par exemple. Cela ne met-il pas en question nos traditions culturelles musicales nées des fêtes paysannes, alors que le Rap est l'expression d'un monde urbain désarticulé ?
T.T. : Le Rap ouvre un espace à une autre forme de créativité. Le Rap, c'est aussi une culture de la révolte sociale et c'est extrêmement dynamique.. Il porte un discours qui a une portée populaire. Cependant, la créativité est limitée. L'instrumentation est quasiment nulle. On n'a pas besoin d'avoir de bonnes compétences techniques pour pratiquer cette musique urbaine.

L.N. : On constate que le jazz en Haïti est limité encore à un cercle très fermé.
T.T. : Il y a plusieurs raisons à cela. Il y a une insuffisance au niveau de la production. Le manque d'ouverture sur le plan international est aussi un facteur de stagnation. La promotion du jazz est encore embryonnaire. Le jazz n'a pas encore une bonne assise populaire. Il n'est connu que dans un milieu d'intellectuels et de connaisseurs. Il y a une catégorie sociale en Haïti qui veut prospérer au milieu de l'ignorance et de l'obscurantisme du peuple. Moi, je veux être roi dans la clarté pas au-dessus des immondices.

L.N. : Il y a donc des exclusions dans le domaine de la musique contemporaine déjà très peu connue.
T.T. : Je peux citer l'exemple de la canadienne Christie Jensen qui était venue en Haïti pour un concert en novembre dernier au Parc historique de la Canne à Sucre. On a organisé un cocktail pour elle et toute la bonne société de la musique haïtienne était présente. Mais quand elle a affirmé vouloir rencontrer Turgot Théodat on a changé d'humeur à son égard. A sa prestation au Parc historique de la Canne à Sucre il n'y a eu qu'une centaine de personnes. Elle est venue à L'Enarts et a joué sur la cour pour les étudiants avec ses musiciens. Nous avions aussi joué ensemble à l'Institut français d'Haïti. C'est une grande saxophoniste de jazz. Elle n'a pas été interviewée par les radios connues. Elle a eu un gros problème de promotion.

L.N. : A Port-au-Prince, il y a donc une certaine promotion du jazz qui se fait avec parti pris.
T.T. : Et depuis 40 ans c'est pratiqué en anglais. Le peuple n'a pas accès au jazz et là encore le choix est porté sur un style bon enfant : le « cool jazz ». L'aspect social du jazz est écarté. On ne parle pas ,par exemple, d'Archie Sheep, un afro-américain très militant et revendicatif. Le jazz qu'on écoute ici est celui des autoroutes américaines. Le jazz identitaire nègre est occulté.

L.N. : Vous évoluez en solitaire et en isolé dans un art très peu connu du peuple. Comment vivez-vous cette situation ?
T.T. : C'est salutaire pour moi. Je conserve précieusement mon identité. Je ne veux pas être noyé dans un ensemble insipide et uniforme.. L'Ecole nationale des Arts est la porte de sortie. Ici, nous formons des musiciens et des combattants culturels. Un créateur ne baisse pas la tête. Son travail doit toucher aussi bien à l'esthétique qu'à l'identique, à la politique. La grande masse est aliénée quant à sa quête identitaire. Il y a aussi des intérêts personnels. Que Caleb Desrameaux passe son temps à parler de T-Vice, c'est son choix. Mais que cette démarche dénature l'art national c'est une question de toute importance sociale, politique et médiatique.

L.N. : Avez-vous été interviewé par la presse à Pointe-à-Pitre ?
T.T. : J'ai eu une interview à RFO sur le jazz et l'identité caraïbe. Avec une journaliste sud-africaine j'ai parlé de la situation du jazz en Haïti, de sa réalité quotidienne, de notre difficulté d'exister. Etre rebelle dans une société fermée c'est un gros risque.


L.N. : C'était votre première tournée en Guadeloupe.
T.T. C'est pour la première fois que j'ai joué en Guadeloupe. J'ai fait la Martinique. Je dois y retourner sous peu. Ces déplacements renforcent la sympathie avec Haïti. Les musiciens caribéens rêvent tous de venir en Haïti, terre mythique et promise.

L.N. : On commence à faire la promotion du jazz à travers le Club de jazz de Claude Carré qui a tenu dernièrement une conférence à l'Institut haïtiano-américain.
T.T. : C'est une bonne initiative. Cela va créer une dynamique autour du jazz. A l'Enarts, nous comptons avoir des séries de conférences sur le jazz.

L.N. : Quels sont vos projets musicaux ?
T.T. : Je n'ai pas trop de projets. Je suis un peu pris à la direction de l'Enarts. J'ai un rêve.

L.N. : Lequel ?
T.T. : Jouer sur la scène du Parc historique de la Canne à Sucre. Tifane l'a fait en deux ans de carrière. Moi, j'ai 20 ans de pratique musicale.

L.N. : Comment se porte l'Enarts ?
T.T. : Cela ne va pas trop mal. La culture est une priorité dans les discours mais dans les actes pourtant il y a une inadéquation. Officiellement, on dépense beaucoup pour le carnaval qui ne se déroule que durant trois jours. Qu'en est-il de l'Ecole nationale des Arts ? On devrait profiter du consensus qui existe aujourd'hui au niveau des étudiants. A l'Enarts l'encadrement est insuffisant, l'équipement pas assez, il n'y a pas d'accompagnement ministériel, il n'y avait pas de projet d'avenir. J'ai fait une proposition : la quête identitaire culturelle. On l'accepte. Il nous manque de la documentation pour l'appliquer et un bon budget pour la supporter. (Propos recueillis par Pierre Clitandre)

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