CHAPITRE XX
Il considéra qu’il avait suffisamment travaillé pour offrir à son corps et son esprit quelques instants de répit. Quelques moments d’oisiveté. Il quitta, la sacoche sous le bras, l’aire du champ de Mars et marcha quelques minutes vers son quartier.
A l’entrée de la cour qui abritait ses deux pièces, il remarqua un petit rassemblement de plus de dix personnes devant un poste de télévision qui diffusaient les images d’un match du tournoi des clubs champions d’Europe. Une équipe anglaise affrontait son homologue Allemande. L’ambiance était plutôt bon enfant.
Il échangea quelques mots avec des voisins notamment sur le score du match et la tendance du jeu. Puis il rentra chez lui pour exécuter le rituel de la douche à la belle étoile avec le sceau d’eau, le monticule de pierres lisses, la savonnette cachée dans le trou d’un bloc.
Au moment de ranger son dossier juste avant de s’étaler dans son lit pour finir une journée bien remplie, il réfléchit encore au peu d’attention accordée aux deux mots-prénoms que les deux filles se sont attribuées et qui ont été murmurés aux oreilles des deux jeunes hommes. Juste après des orgasmes sensationnels. Et si toute la clé de l’énigme se trouvait cachée comme un code dans ces deux mots ?
A la maison, il ne disposait pas de moyens efficaces pour explorer l’univers de ces deux prénoms.
Elbaid et Refner…
Malgré la fatigue et la lassitude provoquées par la répétition de l’écho des questions sans réponse, il se proposa quand même de débuter un approfondissement du sujet. Il chercha dans un meuble de rangement simulant un rayon de bibliothèque, deux petits dictionnaires basiques utilisés essentiellement pour vérifier l’orthographe de certains mots.
Aucun des deux prénoms n’y figure.
La bibliothèque du journal lui fournira une gamme plus large d’options pour parachever ses investigations.
Les volumineux dictionnaires, les tomes d’encyclopédies devaient bien contenir dans leurs pages des informations concernant ces deux prénoms. Si en réalité histoire ou signification ils en avaient bien entendu.
Il s’endormit facilement sans rêves érotiques faisant intervenir Elbaid ou Refne. Au réveil il enchaina comme un saint rituel bien coordonné les premiers gestes du matin : le café, le sceau d’eau, la douche. Et se rendit tôt dans les locaux du journal.
Il fut accueilli en héros. Comme toujours par le personnel. Lui qui n’avait rien accompli d’extraordinaire. Aucune prouesse. Mais les employés du journal étaient coutumiers des ses excentricités en matière de réflexions. Ses recherches métaphysiques, sa passion pour le triangle des Bermudes, et pour l’univers extraterrestre lui avaient monté une renommée d’homme doté d’une raison dépassant les limites nativement acceptables. Ce qui pour certains faisait de lui un fou. Un fou paisible. Un fou calme. A l’instar de Cyril Caravane…
Les applaudissements qui saluaient son passage dans les couloirs du bâtiment du journal s’intégraient plutôt dans cette attitude ironique qu’inspirent les gens étiquetés de dépourvus de raison. Les gens qui pour la grande majorité des êtres humains ont des comportements rangés en dehors des limites du socialement admis font rire. Le rire de l’insouciance. Un rire trop candide.
Ceux qui ont l’occasion de côtoyer de près Gaspard se méfient surtout de ses questionnements qu’il se fait.
A chaque jour pou lui, suffisait une énigme. On craignait par-dessus tout de se laisser entrainer dans des réflexions profondes sur de vieux et banaux faits divers que la mémoire et l’intérêt collectifs avaient déjà effacés.
Depuis plus de deux ans, il gonflait tous ses proches avec cette histoire de voiture retrouvée au sommet de l’arbre du centre du cimetière. Après un moment de répit, il était revenu avec plus de force à la charge après cet accident tragique qui avait causé la mort des deux jeunes. Les mêmes occupants de la voiture perchée. Pour lui personne ne pouvait lui faire avaler comme explication, une simple coïncidence ou une banale loi des séries.
Ses recherches s’intensifièrent et son intérêt se décupla après les funérailles.
Son apparition au bureau devint synonyme d’énigmes. Énigmes souvent indéchiffrables. Sur la liste remise à jour la plus récente reste l’explication d’un tableau présentant un chat noir portant accroché à son museau une couleuvre verte traversant juste devant le corbillard d’un cortège funéraire.
Ses amis, encore une fois, avaient, vu juste. Sa présence dans les locaux ce matin était bien motivée par la recherche d’éléments explicatifs concernant deux prénoms inhabituels. Orientaux peut –être…
Il se dirigea sans détour vers le casier aménagé à l’intention de son ami qui le reçut avec un enthousiasme débordant non dissimulé.
- Alors mon bon ami, lui dit-il, quel bon vent conduit tes pas dans mon humble espace.
Une poignée de main ferme accompagna ces mots élaborés avec une pointe de liberté entachée d’un zeste d’ironie
…- C'est toujours avec un immense plaisir que je viens parmi vous pour remplir malgré moi, ma mission qui est celle d'éblouir vos instants ténébreux de ma divine lumière.
A ce stade, personne ne se sentait choqué par cette réplique hautaine qui, venant d'un autre personnage, aurait été accueillie avec une certaine répugnance déclenchée comme un réflexe nauséeux pour vomir en jet cet accès de mégalomanie insupportable.
Les gens se mirent à applaudir. Certains reconnurent qu'il avait frappé encore plus fort ce matin. D'autres confessèrent avec clameur qu'ils n'allaient pas oublier de si tôt cette réplique bien membrée.
Son ami, le journaliste, inclina la tête en signe d'hommage en récitant une litanie sortie de la prière chrétienne.
- Je vous salue cher maître...
Il l'interrompit de façon sèche en lui disant cette réplique sortie de sa propre besace:
- Tu le sais très bien, mon bon ami et cher collègue qu'il n'est de Maître et de rois que dans l'esprit de ceux qui colportent comme un fardeau un statut d'esclave ou de sujet difficile à jeter devant l'autel de toutes les libertés.
- Cher Gaspard, en effet, tes idées sont définitivement éblouissantes. Reprit le collègue qui semblait être tout à coup inspiré pour mijoter une de ces situations mi embarrassantes, mi agaçantes à son endroit.
Ainsi continue-t-il sur un ton assez aguicheur...
- Ça tombe bien figure toi. Il serait ridicule que de ne pas voir en toi l'homme providentiel que tu as toujours été. Ta lumière nous sera encore une fois plus que salutaire.
Il lui fit signe de prendre place à sa droite. Juste derrière le bureau qui exhibait en premier plan, un tas de feuilles blanches comportant des textes écrits à la main et à la plume et à l'encre bleue.
- Je vais te faire une mise en contexte pour que tu puisses bien me comprendre.
Le regard sûr, rivé sur les copies, Gaspard, prêta une attention soutenu au récit sérieux que lui faisait son ami.
- En effet cher ami, la semaine dernière je suis parti dispenser mon cours de philosophie à l'école et je suis passé juste après un cours de linguistique sorti du cerveau de l'un des directeurs.
En fait, discrètement et sans l'avouer, il mettait à la disposition des élèves, des outils pour cerner et comprendre l'orthographe du créole.
J'aurais dû dire sa façon par lui préconisée pour l'écriture du créole. Il initia donc pendant une heure, juste avant mon temps de cours, les élèves à l'alphabet phonétique international. Il s'appuya bien sur la règle d'or "d'un seul signe pour un seul son et toujours le même signe pour le même son".
J'ai donc retrouvé au tableau des phrases écrites issues du français et du créole en phonétique internationale.
Cette écriture que nous lisons souvent accrochée aux mots et aux expressions dans des livres de langues étrangères comme l'anglais et l'espagnol indiquant leurs prononciations correctes.
Je me suis dit que c'était à la fois intéressant et amusant. Après avoir parcouru l'ensemble de ce qui se trouvait écrit sur le tableau, j'effaçai tout de quelques coups de brosse. Afin de ne pas oublier, je notai dans le coin supérieur gauche, en phonétique internationale, onekomone.
Sans faire semblant d'y accorder la moindre importance, je me suis retourné face aux élèves pour m'engouffrer dans un cours sur le hasard et le déterminisme faisant intervenir Cournot et son concept et bien d’autres d’ailleurs.
A la fin de mon heure de cours dispensé, j'effaçai encore une fois le tableau pout n'y laisser que ma fameuse phrase écrite bizarrement et qui se lit mieux en phonétique : Onekomone.
- Les jeunes, leur dis-je avec un sérieux militaire, je voudrais vous laisser un petit travail de réflexion philosophique ouverte pour la semaine prochaine. La compréhension du sujet étant une partie intégrante et évaluable, je vous demanderais de copier en français normal ce que vous lisez actuellement en phonétique internationale.
Pour la première fois, depuis son récit, Gaspard ne put s'empêcher de l'interrompre. Se grattant la partie du crâne située juste au dessus de l'oreille droite, les yeux écarquillés d'émerveillement il prit la parole et dit:
- Mais c'est monstrueux ce que tu leur as fait. Les possibilités d'écritures sont très nombreuses!
- En effet, répondit le journaliste, en pointant du doigt le tas de copies reposant sur le bureau, devant eux. Puis continua son recit...
- Le plus marrant de la situation, mon cher Gaspard, un étudiant a compris que les possibilités d'écritures étaient multiples et m'a rendu de multiples copies.
- Alors là, ça relève du pur génie. C'est qui ce jeune homme? Le premier de sa classe?
- Loin de là. Un jeune brillant certes mais assez atypique. Il ne s'intéresse qu'aux sujets que lui il trouve passionnants.
- wow! Le prototype du vrai génie! Indépendamment du fond de ses dissertations, il mérite la meilleure qualification...
- Je savais qu'il allait te plaire. Ces amis disent qu'il est fou. Il est passionné des histoires de moines bouddhistes. Il parle et dit pratiquer la méditation transcendantale. Il dit pouvoir faire sécher un drap avec la chaleur émanant de son corps durant une séance de méditation-concentration. Ses lectures préférées traitent de Lobsang Rampa. Comme musique il écoute un chanteur de reggae de nationalité jamaïcaine qui ne se coupe pas les cheveux...
Gaspard était ravi de savoir de l'existence d'un tel jeune homme. Il tutoyait un état proche d'un orgasme foudroyant.
Son ami pour finir, ajouta
- Il s'amuse avec les copains à résoudre des multiplications à trois chiffres en haut et trois chiffres en bas plus rapidement qu'une calculatrice.
- Ce jeune homme possède quelque chose de divin. Une grande part de divinité ! S'il n'est pas le Christ redevenu homme, il doit être forcément l'antéchrist ou son envoyé spécial, ou son cousin...Je peux le rencontrer?
- On se calme cher ami. On verra tout cela après. Pour l'instant, j'aimerais juste que tu prennes et que tu corriges quelques copies. J'avais pensé au départ garder les autres copies et te passer celles bien nombreuses du jeune homme. Mais tu es en admiration devant lui. Tu seras incapable d'impartialité et d'objectivité au moment d'évaluer ses copies. On va donc faire le contraire.
Le journaliste sortit d'un tiroir un lot moins volumineux de copies et les tendit à Gaspard qui comprit que le tas de feuilles griffonnées à l'encre bleue visible des le début ne représentait que le travail du seul jeune homme. Il se mordit les lèvres en pensant qu'il venait de rater une occasion unique de rentrer dans la tête d'un vrai génie scellé par quelque chose de divin.
- Tout viendra à l'heure puisque tu sais attendre, lui dit le journaliste en guise de geste réconfortant en lui tapotant l'épaule.
- Je dispose de combien de temps?
- Prends-toi une petite semaine
Gaspard se dit : tel et pris qui croyait prendre. Lui qui était venu quérir une information sur deux prénoms orientaux, probables clés de l'énigme qu'il avait du mal à éclaircir, le voilà maintenant happé par l'insoutenable envie de pénétrer le monde de ce jeune peu compris par ses paires.
L'envie le faisait tournoyer comme pris pieds et mains dans un tourbillon d'une violence inouïe.
Là, il ne savait plus comment changer de sujet. Comment troquer son intérêt pour revenir vers son dossier important certes mais pas plus que les informations qu'il détenait enroulées sous les aisselles.
Son ami le journaliste le connaissait très bien. Il était impératif de le faire revenir sur terre. Il lui revenait à lui de l'aider à remonter le temps et faire ce voyage vers don monde à lui.
- Alors Gaspard, si on repartait à zéro, après avoir fermé cette intéressante parenthèse?
- J'ai failli oublier, le but et surtout l'objectif de ma visite dans ces locaux ce matin. Bref. Je voulais voir avec toi pour savoir si dans une de ces mythologies pour lesquelles tu démontres la plus religieuse des passions ce que pourraient évoquer pour toi des mots comme elbaid et refne.
- Comment tu dis? Elbaid...refne? Tu les a lus où ces mots? Dans quel contexte ?
- Il s'agit encore et toujours de mon enquête sur la mort des deux jeunes hommes. Ces mots seraient des prénoms. Des prénoms de jeunes filles. De jeunes filles plutôt riches, modernes évoluées, très émancipées, sexuellement.
- Elbaid? ...Refne?...Ça ne me dit pas grand chose. J'ai déjà entendu Jefte comme prénom masculin. Tu devrais jeter un coup d'œil dans les grands dictionnaires du placard.
- Merci, c'est effectivement ce qui me reste à faire.
Gaspard s'extirpa du groupe. Il trouva refuge dans une petite pièce déjetée du bâtiment comme un repli pour finir un élément non compris dans le plan initial. Peu de gens comprenaient l'utilité de ce recoin dans un espace assez juste pour le volume de travail et de travailleurs qui le fréquentaient. Un projet de réaménagement avait été planifié. Ce, depuis des années déjà. Cependant les ressources financières, toujours de plus en plus restreintes, guidaient et orientaient la hiérarchie des priorités.
Pour une fois, cet espace allait à Gaspard comme un gant. Il pouvait s'y enfermer sans être vu. Donc sans être dérangé. Il ne pouvait voir personne. Donc il ne dérangeait personne. A la rigueur, quelqu'un en quête d'un isoloir pourrait tomber sur lui. Mais la chaleur des lieux était la plus efficace des forces dissuasives.
Avant de s'isoler, il avait extirpé des rangées de deux grands buffets antiques, véritables garde-mangers taillés dans du bois d'ébène centenaire, deux grands et vieux dictionnaires. Sa recherche n'allait pas durer indéfiniment puisqu'il allait lire en suivant l'ordre alphabétique. Les mots qui l'intéressaient commençaient par E et R. Respectivement E, L, B et R, E, F.
Le moins volumineux des deux livres correspondaient à un dictionnaire des noms propres. Tandis que l'autre était un classique utilisé par tout le monde. Un vrai dictionnaire. Il débuta ses lectures par ce dernier. Il fut content de voir que le mot ELBAID existait et qu'il correspondait à un nom propre. Des artistes, des mannequins ont porté ce nom. Souvent écrit en deux mots. El et puis Baid. Les porteurs de ce nom écrit en un ou deux mots furent des personnages si différents qu'il ne vit aucun intérêt à en rapprocher un d'eux de son dossier. Les données piochées dans les deux livres lui permirent d'arriver à cette conclusion.
Quant à Refne, le mot le plus proche qu'il trouva correspondait à l'abréviation du nom d'un réseau de chemin de fer d'une nation européenne.
Il allait, comme souvent, depuis qu'il avait voulu embrasser cette enquête, repartir bredouille. Mais sa force de persuasion était telle que rien ni personne ne pouvait le faire lâcher prise. Il était tous les jours, encore plus convaincu que l’enchaînement de tous ces événements ne pouvait être platement le fruit d'un simple et limité hasard.
Ainsi il se poussait lui-même des zèles pour aller plus haut et plus loin. Même quand les plus fermes espoirs se transformaient en amères désillusions.
D'ailleurs deux heures de lecture ne sont jamais vaines. Que le livre soit la bible, un manuel de bandes dessinées, une revue pornographique, un journal ou autre chose, on y apprend toujours quelque chose..
Auteur: Jonas JOLIVERT
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)
samedi 7 septembre 2013
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