Les richesses que les ancêtres d’Adrienne Present tiraient de la terre ont généré d’immenses profits pour le Crédit Industriel et Commercial, ou CIC, une banque qui a co-financé la tour Eiffel, et pour ses investisseurs. Depuis Paris, ils ont eu, pendant des décennies, la mainmise sur les finances haïtiennes.
La France n’a toujours fait que la minimiser, la déformer, si ce n’est la gommer des mémoires. Seule une poignée d’universitaires l’a étudiée dans le détail. Aucun calcul approfondi n’a été tenté, d’après les historiens, de ce que les Haïtiens ont effectivement payé. Les Haïtiens eux-mêmes ne s’accordent toujours pas sur les effets à long terme de la dette sur l’économie, le développement et le destin politique du pays.
The New York Times s’est plongé pendant plusieurs mois dans des milliers de pages d’archives gouvernementales, certaines anciennes de plusieurs siècles et qui n’ont sans doute jamais été étudiées par des historiens. Nous avons fouillé dans des bibliothèques et des archives en Haïti, en France et aux États-Unis pour mieux comprendre la double dette et ses effets financiers et politiques sur Haïti.
Dans une démarche qualifiée de première par des historiens, nous avons calculé les sommes effectivement versées par les Haïtiens aux héritiers de leurs anciens maîtres, aux banques et aux investisseurs français détenteurs du premier prêt ayant servi à financer l’indemnité. Ont été pris en compte non seulement les remboursements de la dette par le gouvernement, mais aussi les intérêts et les pénalités de retard appliqués au fil des décennies.
D’après nos calculs, Haïti a déboursé environ 560 millions de dollars en valeur actualisée. Et cette somme est loin de correspondre au déficit économique réel subi par le pays. Si elle avait été injectée dans l’économie haïtienne et avait pu y fructifier ces deux derniers siècles au rythme actuel de croissance du pays — au lieu d’être expédiée en France sans biens ni services en retour — elle aurait à terme rapporté à Haïti 21 milliards de dollars. Et cela même en tenant compte de la corruption et du gaspillage notoires dans le pays.
À titre d’échelle, c’est bien davantage que le produit intérieur brut d’Haïti en 2020.
Nous avons partagé nos conclusions et notre analyse avec 15 économistes et historiens de renom, spécialistes des économies en développement et des effets des dettes publiques sur la croissance. Tous à l’exception d’un seul ont validé notre estimation de 21 milliards de dollars, ou déclaré qu’elle se situait dans la fourchette des possibles, ou encore l’ont jugée trop prudente. Certains ont proposé des modélisations alternatives, dont la plupart aboutissent à des pertes encore plus importantes à long terme pour Haïti.
La raison en est simple : si cet argent n’avait pas été envoyé aux anciens esclavagistes, il ne serait pas resté entre les mains de cultivateurs de café, de blanchisseuses, de maçons ou de tout autre à l’avoir gagné par le travail. Au contraire, il aurait circulé dans les commerces, il aurait servi à payer des frais de scolarité et de santé. Il aurait contribué à soutenir des entreprises déjà existantes et à en créer de nouvelles. L’État en aurait capté une partie, peut-être pour construire ponts, égouts et autres canalisations.
Toutes ces dépenses rapportent au fil du temps car elles font croître l’économie d’un pays. Il est impossible de savoir avec certitude la tournure qu’aurait prise l’économie haïtienne, et compte tenu des fréquentes pratiques de corruption des dirigeants, certains historiens estiment que les besoins des paysans pauvres, comme ceux de Dondon par exemple, n’auraient de toute manière jamais été prioritaires.
Mais d’autres assurent que, sans le fardeau de la double dette, Haïti aurait pu se développer au même rythme que ses voisins d’Amérique Latine. “Il n’y a aucune raison pour qu’un Haïti libéré du fardeau français n’ait pas pu le faire”, soutient l’historien des finances Victor Bulmer-Thomas, spécialistes des économies de la région. André A. Hofman, expert du développement de l’Amérique Latine, estime le scénario “très raisonnable”, lui aussi.
Si l’on prend cette hypothèse, le manque à gagner pour Haïti est stupéfiant, de l’ordre de 115 milliards de dollars, soit huit fois la taille de son économie en 2020.
En d’autres termes, et d’après l’étude récente d’une équipe internationale d’universitaires, si Haïti n’avait pas eu à indemniser ses anciens maîtres, son revenu par habitant en 2018 aurait été près de six fois plus élevé — et comparable à celui de la République Dominicaine voisine.
Pour ces universitaires, le fardeau imposé à Haïti est “sans doute la dette souveraine la plus odieuse de tous les temps”.
The New York Times n’a calculé que l’impact économique de la double dette — les réparations aux colons et le prêt initial contracté pour les financer.
Les problèmes d’Haïti allaient bien plus loin que cela.
La dette a engendré une cascade de privations, de déficits budgétaires et d’emprunts extérieurs ruineux qui ont affecté Haïti jusqu’au-delà du 20ème siècle.
En 1888, quand le pays boucle enfin son dernier paiement lié aux anciens esclavagistes, la dette est loin d’être réglée. Pour s’en acquitter, Haïti a emprunté à d’autres créanciers étrangers. Ces derniers, de mèche avec des fonctionnaires haïtiens cupides et indifférents aux souffrances de leur peuple, ponctionneront au fil des décennies une part importante des revenus du pays.
Déjà exangue d’avoir payé la France depuis des décennies, Haïti multiplie les emprunts. En 1911, sur 3 dollars perçus via l’impôt sur le café, principale source de revenus du pays, 2,53 dollars servent à rembourser la dette aux mains d’investisseurs français, d’après les estimations des historiens haïtiens Gusti-Klara Gaillard et Alain Turnier. Leurs calculs concordent avec des livres de comptes conservés au Centre des Archives diplomatiques françaises à La Courneuve, en banlieue parisienne
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La somme restante ne permet guère de gouverner le pays, encore moins de le bâtir.
Sous l’occupation américaine qui débute 1915, il arrive certaines années que le budget serve davantage à payer les salaires et les frais des Américains qui contrôlent les finances haïtiennes qu’à fournir des soins de santé à l’ensemble de la nation, qui compte environ deux millions d’habitants.
La levée de la mainmise fiscale américaine à la fin des années 1940 ne change rien à la donne. Les paysans haïtiens survivent dans un état “souvent proche du seuil de famine”, selon un rapport des Nations Unies de l’époque. À peine plus d’un enfant sur six est scolarisé.
Le pays croule toujours sous les dettes. Dans les années 1940, on demande aux enfants qui ont la chance d’aller à l’école d’apporter quelques sous en classe pour aider au remboursement de l’avalanche d’emprunts qui accable le pays depuis sa création.
En France, cette histoire est passé sous silence. Les programmes scolaires français ne font pas mention des réparations que des générations d’Haïtiens ont été forcés de payer à leurs anciens maîtres, constatent les chercheurs. Alors quand un dirigeant de Haïti évoque la question à grand bruit, le gouvernement français prend l’affaire de haut et tente d’étouffer la polémique.
Jean-Bertrand Aristide est un ancien prêtre et le premier président démocratiquement élu après une longue dictature. En 2003, à grands renforts de publicités télévisées et de banderoles dans les rues, il exige que la France rembourse les sommes extorquées et charge une équipe de juristes de réunir de quoi initier une procédure judiciaire internationale. Le gouvernement français réplique en nommant une commission publique chargée d’examiner les relations entre les deux pays. En coulisses, la commission a toutefois pour instruction de “ne pas dire un mot allant dans le sens de la restitution”, affirme Thierry Burkard, l’ambassadeur de France en Haïti à l’époque, lors d’un entretien avec The New York Times.
Aux yeux de la commission, les exigences de M. Aristide sont des manœuvres de démagogue. Dans son rapport publié en janvier 2004, la dette de l’indépendance était un simple “traité” conclu entre Haïti et la France — la présence d’une armada de guerre au large d’Haïti pour l’imposer de force n’est mentionnée qu’en annexe.
Un mois plus tard, le gouvernement français contribuera à évincer Jean-Bertrand Aristide du pouvoir sous prétexte d’éviter que les troubles politiques secouant Haïti ne dégénèrent en guerre civile. La France a longtemps nié tout lien entre le départ du président haïtien et sa demande de restitution. M. Burkard, pourtant, le reconnaît : “C’est probablement ça aussi un peu”.
La demande, ajoute-t-il, “aurait été un précédent pour 36 autres réclamations”.
La question de la restitution ne disparaît pas avec le départ de Jean-Bertrand Aristide. En mai 2015, lors de l’inauguration d’un centre mémoriel sur la traite et l’esclavage en Guadeloupe, le président François Hollande sidère son public en qualifiant le tribut versé par Haïti de “rançon de l’indépendance”.
“Quand je viendrai en Haïti", promet-il, “j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons.”
Le public, parmi eux le président haïtien de l’époque, se lève comme un seul homme et l’applaudit avec ferveur.
“Les gens pleuraient, les chefs d’État africains pleuraient”, se rappelle Michaëlle Jean, ancienne secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie, d’origine haïtienne, et qui assistait à l’événement. “C’était immense.”
Mais l’enthousiasme est de courte durée.
Quelques heures plus tard, l’entourage du président Hollande précise aux agences de presse que ce dernier parlait d’une “dette morale” de la France envers Haïti — et non d’une quelconque indemnisation financière. La position de la France n’a pas bougé depuis.
“La France doit regarder son histoire en face”, reconnaît le ministère des Affaires Étrangères au New York Times, ajoutant l’expression de sa “solidarité” à Haïti. La France n’a néanmoins pas calculé le montant des sommes reçues d’Haïti au fil des générations.
“C’est le travail des historiens”, estime le ministère.
Les paiements haïtiens aux anciens colons n’étaient censés bénéficier qu’à des propriétaires individuels, non au gouvernement français. L’État en touchera pourtant sa part. D’après des documents officiels de la fin des années 1900 retrouvés par The New York Times, près de 2 millions de francs versés par les descendants d’esclaves — environ 8,5 millions de dollars — ont rejoint les caisses de l’État français. (La direction générale du Trésor se refuse à tout commentaire, affirmant que ses archives ne remontent qu’à 1919.)
Les descendants de familles qui ont touché ces réparations font encore partie, pour certains, du gotha européen ou de l’aristocratie française. Parmi eux, on trouve Maximilien Margrave de Baden, cousin germain du prince Charles ; Ernest-Antoine Seillière de Laborde, ancien président du Medef ; ou encore Michel de Ligne, un prince belge dont les ancêtres, proches de Catherine II de Russie, firent construire le “Versailles belge”, où des centaines d’enfants Juifs ont été cachés pendant l’Holocaust.
The New York Times a retrouvé et interrogé plus de 30 descendants de familles ayant bénéficié de paiements liés à la dette de l’indépendance haïtienne. La plupart déclarent tomber des nues.
“C’est une partie de l’histoire de ma famille que je ne connaissais pas”, s’étonne Nicolas Herzog von Leuchtenberg — duc de Leuchtenberg et descendant au sixième degré de Joséphine de Beauharnais, la première femme de Napoléon — lors d’une interview téléphonique depuis l’Allemagne.
Le poids de la dette n’a pas pesé de manière égale sur tous les Haïtiens. La petite élite du pays, qui vit aujourd’hui dans des résidences protégées quand elle n’est pas en vacances à Paris ou à Miami, a été très peu affectée. Ce sont les plus pauvres qui ont payé le prix fort — et qui continuent de le faire, beaucoup soulignent, puisque le pays a toujours manqué d’écoles, d’eau potable, d’électricité et autres services de base.
“Aujourd’hui encore, nous souffrons des conséquences de la dette”, constate Francis Saint-Hubert, un médecin qui enseigne à l’École de médecine de la Fondation Aristide pour la Démocratie en Haïti, et qui a participé à la campagne de Jean-Bertrand Aristide pour la restitution. Lors d’une visite récente à un hôpital public, il a trouvé les armoires vides des fournitures les plus élémentaires. Aucun tensiomètre. Aucun thermomètre.
“Nous continuons à payer”, déplore-t-il, “et parfois de nos vies.”
Les documents que the New York Times a consultés permettent de comprendre la genèse de cette dette et son impact au fil de l’histoire. Certains remontent aux années précédant la naissance de la nation haïtienne.
La colonie la plus lucrative du monde
Au temps de l’esclavage, la prospérité de Saint-Domingue est telle que Cap-Français, sa ville la plus grande et la plus importante, est surnommée le “Paris des Antilles”. Librairies, cafés, jardins, places publiques élégantes et fontaines bouillonnantes y abondent. La Comédie du Cap, d’une capacité de 1500 spectateurs, accueille 200 spectacles par an, beaucoup en provenance directe de Paris, ainsi qu’un grand nombre de bals. L’historien John Garrigus raconte que les maisons de Cap-Français — avec leurs toits d’ardoise caractéristiques, leurs murs et leurs cours blanchies à la chaux — se louaient quatre fois plus cher que des appartements en rez-de-chaussée au centre de Paris. Le port de la ville, aujourd’hui envahi d’ordures, était à tout moment encombré de navires prêts pour la traversée de l’océan.
L’essor de ce territoire montagneux niché dans la partie occidentale de l’île d’Hispaniola, et colonisé bien après les autres îles caribéennes, a été fulgurant. Moins d’un siècle après sa colonisation par la France, Saint-Domingue devient le premier fournisseur de sucre de l’Europe. À la fin des années 1730 apparaissent les premières plantations de café, sur les flancs des montagnes de Dondon où travaille aujourd’hui Adrienne Present.
Dès fin des années 1780, la colonie de Saint-Domingue aura capté à elle seule 40 % de l’ensemble du commerce transatlantique d’esclaves. Les Africains arrachés de chez eux succombent en grand nombre quelques années après leur traversée dans les cales putrides et surpeuplées des navires négriers, puis leur marquage au fer du nom ou des initiales de leurs nouveaux maîtres.
Ceux qui survivent constituent la proportion stupéfiante de 90 % de la population de la colonie. Ils sont écrasés par la faim, l’épuisement et des châtiments publics d’une extrême brutalité. Les supplices ont lieu sur l’une ou l’autre des élégantes places de l’île, et les colons s’y pressent en foule voir les esclaves être brûlés vifs ou écartelés, membre par membre, sur une roue.
Ces châtiments sadiques sont si courants, notent les historiens, qu’ils acquièrent des surnoms : “le quatre-piquets”, “le hamac” ou encore “l’échelle”. Il existe même une technique consistant à bourrer l’esclave de poudre à canon avant de le faire exploser comme un boulet. On lui “brûlait un peu de poudre au cul”, précise l’historien Pierre de Vaissière, citant une lettre de colon datée de 1736.
“Ô terre de mon pays ! en est-il une sur le globe qui ait été plus imbibée de sang humain ?” écrit le baron de Vastey, un officier haïtien affecté au nord du pays, dans un livre publié en 1814, “Le Système colonial dévoilé”.
“À la honte de la France, pas un seul de ces monstres n’a subi la peine due à ses forfaits”, s’insurge-t-il, désignant les propriétaires et les régisseurs de plantations par leurs noms.
Dans les années 1780, la France renforce sa législation interdisant aux maîtres de mutiler ou de tuer leurs esclaves, signe du degré de cruauté qu’avaient atteint les planteurs. Quelques années plus tard, 14 esclaves d’une plantation de café isolée entreprennent un long voyage jusqu’au Palais de Justice de Cap-Français pour prendre la mesure de ces nouvelles lois. Leur maître, un riche colon nommé Nicolas Lejeune, a fait torturer deux femmes que les enquêteurs retrouveront enchaînées, les jambes noircies de brûlures. Elles décèderont peu après. Lejeune, lui, sera acquitté.
Dans une lettre au procureur, Lejeune affirme que la seule chose qui “empêche le Nègre de poignarder son maître, c’est le sentiment du pouvoir absolu qu’il [le maître] a sur sa personne”, rapporte l’historien Malick Ghachem. “Ôtez-lui ce frein, il osera tout.”
Trois ans plus tard, par un soir d’août, les esclaves de Saint-Domingue se révoltent et déclenchent ce que les historiens désignent comme étant la plus grande insurrection d’esclaves de l’histoire.
On sait peu de choses sur les premiers jours de l’insurrection. Un esclave avouera, sans doute sous la torture, qu’il a pris part à une réunion clandestine dans les bois avec 200 autres venus du nord de la colonie. Plus tard, lors d’une cérémonie, les insurgés feront le serment d’éliminer l’oppresseur et les instruments de leur asservissement.
Toutes les armes possibles sont mises à bon usage et de nouvelles sont façonnées. La plus efficace est la mise à feu des champs et des bâtiments des plantations de canne à sucre. Un chirurgien français décrit le nuage de fumée noire qui envahit Cap-Français, si dense qu’après le coucher du soleil, le ciel luit telle lors d’une aurore boréale.
En l’espace de deux semaines, toutes les plantations dans un rayon de 80 kilomètres de la capitale sont réduites en cendres et les rebelles, la plupart en haillons, quelques centaines à cheval, se sont répartis en trois armées. Un chef rebelle devient tristement célèbre en répliquant les châtiments cruels des propriétaires d’esclaves, accablant les colons de coups de fouets et leur coupant les mains.
Deux ans après le début de l’insurrection, les commissaires français de la colonie proclament que tous les asservis sont désormais libres et citoyens français. La décision se veut pragmatique : les recrues manquent pour défendre la colonie contre les attaques de la Grande-Bretagne, ou de l’Espagne qui contrôle la partie orientale de l’île d’Hispaniola. La décision est aussi d’ordre idéologique, notent les historiens, puisqu’elle reflète les idéaux révolutionnaires qui submergent la France au même moment.
En 1794, après l’exécution de Louis XVI et de Marie-Antoinette, le gouvernement révolutionnaire abolit l’esclavage non seulement à Saint-Domingue mais dans l’ensemble des colonies françaises. Pour l’historien Laurent Dubois, c’est là le bouleversement le plus radical issu de la Révolution française. Avec toutefois une nuance : pour les esclaves de Saint-Domingue, “ce n’était que la fin du début d’une longue lutte pour la liberté.”
Napoléon, qui a pris le pouvoir en 1799, a des vues bien différentes sur l’esclavage. Dès décembre 1801, il dépêche à Saint-Domingue une armada de quelque 50 vaisseaux pour y réimposer l’empire colonial français. “Défaites-nous de ces Africains dorés”, ordonne-t-il au commandant de la flotte, son beau-frère. Il rétablit la traite négrière dans les autres colonies françaises et prévoit qu’il faudra trois mois pour soumettre les Haïtiens.
Au lieu de cela, près de 50 000 soldats, marins et colons français trouveront la mort sur l’île, selon l’historien Philippe Girard. Deux ans après leur arrivée, le peu qu’il reste des troupes napoléoniennes lève l’ancre depuis le port calciné de Cap-Français, qui sera rebaptisé Cap-Haïtien.
Du Brésil à la Caroline du Sud, la proclamation de son indépendance par Haïti — du nom indigène repris par les insurgés — fait souffler un vent d’espoir parmi toutes les populations asservies, note l’historien Julius S. Scott.
Mais pour leurs maîtres, c’est un redoutable précédent.
“La paix de 11 États de notre union ne saurait tolérer qu’une insurrection victorieuse de Nègres porte ses fruits”, tonnera Thomas Benton, sénateur américain du Missouri, devant ses collègues parlementaires au Congrès. Et d’expliquer pourquoi il est hors de question que les États-Unis reconnaissent le nouvel état indépendant : “Il ne sera permis à aucun consul ni ambassadeur Noir de s’établir dans nos villes et de parader dans notre pays.”
Le sénateur de Géorgie John Berrien déclarera que toute relation officielle avec Haïti “entraînerait une contagion morale” à côté de laquelle la peste la plus noire apparaîtrait “inoffensive et insignifiante”.
L’ultimatum
Haïti savait que les Français reviendraient. Leur prémonition est encore scellée dans les hautes murailles de la Citadelle, la plus grande forteresse militaire des Caraïbes et sans doute le bâtiment le plus important d’Haïti, qui domine toujours les plantations de café de Dondon. Dressés sur un sommet verdoyant, les remparts gris, tachetés désormais de lichen orangé, sont épais de 3 mètres et hauts de 40. On dirait la proue d’un navire immense prêt à fondre sur les frêles embarcations en contre-bas. Plus de 160 canons menacent depuis les meurtrières et les corniches.
La Citadelle a été érigée en 14 ans à peine dans les toutes premières années de l’indépendance par 20 000 paysans réquisitionnés par le nouveau gouvernement haïtien. Elle est l’un des 30 forts édifiés sur ordre de Jean-Jacques Dessalines, le premier dirigeant d’Haïti, pour parer à un “éventuel retour offensif des Français”.
Ce retour finit par arriver — 21 ans après l’indépendance.
Le 3 juillet 1825, à midi, un navire de guerre français flanqué de deux autres vaisseaux fait son entrée dans le port de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti.
C’est Charles X, le nouveau roi de France, qui a dépêché les vaisseaux avec pour mission de faire appliquer l’ordonnance suivante : la France reconnaîtra l’indépendance de son ancienne colonie en contrepartie de 150 millions de francs et d’une baisse radicale des taxes douanières sur les marchandises françaises.
Si le gouvernement haïtien refuse de ratifier l’ordonnance exactement telle qu’elle est rédigée, le baron Ange René Armand de Mackau a pour ordre de traiter Haïti “en ennemi de la France” et de mettre en place un blocus de ses ports. Dans le rapport rédigé de sa main , le baron écrit qu’il a pour instruction de lancer une opération militaire qui “ne pourra plus être arrêtée.”
“Je ne suis pas un négociateur”, prévient-il le président haïtien Jean-Pierre Boyer, toujours d’après son rapport publié cette année en France. “Je ne suis qu’un soldat.”
En amont de la côte, onze autres navires de guerre français patientent. Un général du président haïtien lui fait porter de toute urgence la nouvelle, alors qu’il est en pleins pourparlers, qu’un de ses hommes a repéré la flotte française.
L’idée de payer la France n’est pas nouvelle. Le président haïtien en place en 1814 l’avait déjà avancée pour éviter ce que beaucoup craignaient qu’il advienne d’un moment à l’autre : une nouvelle invasion française. Privé d’échanges commerciaux avec l’Hexagone, parfois même avec les États-Unis, Boyer lui-même avait envisagé un paiement en échange de la reconnaissance internationale d’Haïti.
Mais il s’était agi là de négociations diplomatiques. Désormais, un montant exorbitant est exigé sous peine de guerre. Les requêtes de la France sont “excessives” et “dépassent tous nos calculs”, s’insurge Boyer, d’après le rapport du baron.
Après trois jours de réunions, le président haïtien finit néanmoins par céder.
Certains historiens contestent l’idée que Boyer aurait transigé pour la seule raison d’éviter la guerre à son peuple. L’universitaire haïtien-américain Alex Dupuy est plutôt d’avis que le président y voyait l’occasion d’entériner les droits de propriété de l’élite haïtienne sur les terres qu’elle avait saisies, et qu’il savait que les coûts seraient répercutés sur les masses démunies. “Il faut comprendre la pression exercée par la France sur Haïti, mais aussi les intérêts de la classe dirigeante haïtienne”, souligne-t-il
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L’ordonnance du roi marque une véritable rupture. L’usage veut que les réparations de guerre incombent aux perdants, rappellent les historiens. En 1815, les vainqueurs en Europe ont fait payer à la France ses guerres napoléoniennes, dix ans avant l’arrivée du baron de Mackau en Haïti. Après la Première Guerre mondiale, les Alliés réunis à Versailles ont imposé à l’Allemagne des pénalités considérables, sources du profond ressentiment qui mènera à la Seconde Guerre mondiale.
Dans le cas d’Haïti, c’est l’inverse : ce sont les vainqueurs qui doivent s’acquitter de réparations alors même qu’ils ont brisé leurs chaînes puis repoussé l’assaut des troupes napoléoniennes. Plutôt que de réparer, sinon simplement de reconnaître les abus de l’esclavage, l’ordonnance de Charles X se focalise sur les pertes financières de leurs anciens maîtres.
Au cours des décennies suivantes, la Grande Bretagne et d’autres pays aboliront l’esclavage et indemniseront leurs colons de leurs pertes tout en exigeant des nouveaux affranchis qu’ils continuent de travailler plusieurs années gratuitement pour leurs anciens maîtres. L’historienne suisse Frédérique Beauvois le rappelle : seuls les États-Unis, au lendemain de la guerre de Sécession, acteront la libération des esclaves sans aucune compensation pour leurs esclavagistes.
Le cas d’Haïti fait exception. Les Haïtiens s’étaient déjà libérés.
Dans les autres cas, les gouvernements ont indemnisé les propriétaires d’esclaves pour atténuer leur résistance à l’abolition et éviter que l’économie ne s’effondre. Mais dans le cas d’Haïti, France exige que ce soient les anciens asservis qui paient.
“C’était pour les punir”, assure Frédérique Beauvois. “C’était une vengeance.”
La facture est démesurée. En 1803, la France a cédé la Louisiane aux États-Unis pour la somme de 80 millions de francs — à peine plus de la moitié de ce qu’elle exige désormais d’Haïti. Et la Louisiane s’étendait alors sur une très large partie du continent, englobant tout ou partie de 15 États américains actuels. Haïti était 77 fois plus petit.
Le gouvernement haïtien n’a pas de quoi payer le premier des cinq versements prévus par l’ordonnance.
« Le baron ramène donc trois diplomates haïtiens en France, où ils scellent un emprunt de 30 millions de francs. Mais une fois les commissions prélevées par le consortium de banquiers prêteurs, dont les Rothschild, Haïti ne touche que 24 millions de francs.
Les Haïtiens se retrouvent soudain à devoir non plus 150, mais 156 millions de francs. Plus les intérêts. »
C’est l’un des premiers d’une multitude de prêts par des banques françaises à des gouvernements étrangers qui feront de Paris une plaque tournante de la finance internationale. Il servira aussi de prototype pour la mainmise sur les colonies post-indépendance ainsi que l’envisageait le baron, qui sera ministre de la Marine et des Colonies.
“Sous un tel régime", écrira-t-il, “Haïti deviendrait indubitablement une province de la France, rapportant beaucoup et ne coûtant rien.”
‘Réduites par décès’
Paris, 1826. Charles X désigne une commission chargée d’examiner les quelque 27 000 demandes d’indemnisation d’anciens colons qui ont afflué plus de 30 ans après la révolution haïtienne.
L’indemnisation la plus importante reviendra à la famille d’un des plus puissants esclavagistes de l’histoire d’Haïti, Jean-Joseph de Laborde, banquier de Louis XV, selon l’historien allemand Oliver Gliech auteur d’une base de données sur les anciens colons.
À la fin du 18ème siècle, les navires négriers de Laborde ont convoyé vers Haïti près de 10 000 Africains, et il a fait travailler plus de 2 000 personnes asservies sur ses plantations. Beaucoup y ont péri. Il est décapité en 1794 sous la Révolution Française, mais deux de ses enfants, Alexandre et Nathalie, toucheront près de 350 000 francs, soit environ 1,7 millions de dollars actuels, en compensation de pertes déclarées en Haïti.
Officiellement, les anciens colons n’ont droit qu’à un dixième de la valeur de leurs biens perdus. Mais Alexandre, fils de Laborde et par ailleurs fervent abolitionniste, s’étonne lors d’un débat parlementaire en 1833 du montant des indemnités, si élevées qu’elles dépassent la valeur réelle des pertes subies.
“Avec la moitié de l’indemnité qui me reviendrait, je pourrais acquérir les trois habitations que je possédais”, affirme-t-il aux législateurs.
La loi dispose que la commission n’indemnisera les Français que pour les seuls “biens-fonds”, c’est-à-dire les biens immobiliers. Il est cependant entendu que “les esclaves étaient presque la seule valeur de Saint-Domingue” et doivent donc être pris en compte dans les calculs. C’est ce que précise à ses collègues parlementaires Jean-Marie Pardessus, un homme politique qui contribue à établir les règles d’indemnisation.
Aujourd’hui, le peu que nous connaissons des décisions de la commission provient d’un volume de 990 pages de ses notes manuscrites retrouvé en 2006 aux Archives Nationales du Monde du Travail à Roubaix.
On y découvre les réclamations d’anciens colons qui, comme preuve de leurs achats d’Africains à la veille de la Révolution, soumettent des courriers de capitaines de navires négriers ou de marchands d’esclaves. On comprend aussi à la lecture de ces pages que les commissaires soustraient du montant de l’indemnité la valeur des esclaves que les colons ont emmenés avec eux dans leur fuite.
En 1828, la commission auditionne Philippine Louise Geneviève de Cocherel. Son père, le marquis de Cocherel alors tout juste décédé, avait possédé six propriétés à Saint-Domingue, dont une plantation de sucre et une plantation de café.
Ce marquis a été distingué par le baron de Vastey dans son traité sur les horreurs de l’esclavage, mais le secrétaire de la commission enregistre les pertes sans états d’âme.
D’une belle écriture cursive, il note que les plantations de sucre et de coton ont été “réduites postérieurement par décès” à 220 esclaves d’une valeur estimée à 3 425 francs par tête.
Quant aux esclaves sur la plantation de café, ils ont été “réduits à 40 par décès” d’une valeur de 3 250 francs chacun. Dans la ferme principale 7 ont été “réduits à 6” évalués à 2 500 francs par tête.
En 1789, avant la rébellion des esclaves et avant de retourner en France, le marquis a acheté 21 Africains tout juste enlevés de chez eux. Comme aucune précision n’est donnée quant au lieu où il les a fait travailler, la commission les évalue au prix moyen et au centime près : 3 366,66 francs.
La fille de M. de Cocherel, désormais jeune mariée et elle-même marquise, se voit finalement octroyer le versement annuel d’une somme moyenne de 1 450 francs — 280 dollars dans les années 1860 — sur plusieurs dizaines d’années, d’après le compte-rendu officiel des arrêtés de la commission.
À titre de comparaison, le revenu annuel moyen d’un cultivateur de café en 1863 en Haïti est d’environ 76 dollars, écrit à l’époque l’économiste et homme politique haïtien Edmond Paul. À peine de quoi s’offrir un repas par jour composé de “ce qu’il y a de moins substantiel dans une œuvre de mastication.”
Comme au temps de l’esclavage, déplore-t-il.
“Prête à combattre”
Le gouvernement haïtien se retrouve immédiatement à court de fonds. Pour régler la première tranche de l’indemnité, il vide les caisses de l’État et expédie en France tout l’argent qui s’y trouve à bord d’un navire français, en sacs rangés dans des caisses clouées et cerclées de fer. Il ne reste plus un sou pour les services publics.
Pour recouvrer le restant de la somme, le gouvernement français brandit à nouveau la menace de guerre.
“Une armée de 500 000 hommes [est] prête à combattre", écrit le ministre des Affaires étrangères au consul de France à Haïti en 1831, “et derrière cette force imposante, une réserve de 2 millions.”
La réaction du président Boyer ne se fait pas attendre : il fait voter une loi qui dispose que chaque Haïtien doit se préparer à défendre le pays. Il fait aussi bâtir Pétionville, un quartier verdoyant aujourd’hui bastion de l’élite haïtienne sur un colline surplombant la baie de Port-au-Prince. Hors de portée des canons.
De l’avis même de diplomates français, l’effet de leurs menaces est qu’Haïti investit son argent dans l’armée plutôt que de l’envoyer en France.
“La crainte de la France, qui naturellement veut être payée, ne lui permet pas de réduire son état militaire”, rapporte un diplomate français en 1832.
Fin 1837, deux émissaires français débarquent à Port-au-Prince avec ordre de négocier un nouveau traité et faire reprendre les paiements. La dette de l’indépendance est réduite à 90 millions de francs et en 1838, un nouveau navire de guerre remet le cap sur la France. Dans ses cales, un second paiement qui, une fois de plus, aura absorbé une partie considérable des revenus d’Haïti.
L’armée accapare quant à elle une autre part importante de ces revenus, écrit Victor Schœlcher, l’homme politique et abolitionniste français. Il ne reste que des miettes pour les hôpitaux, les travaux publics et autres services d’intérêt général. L’éducation n’est financée qu’à hauteur de 15 816 gourdes, soit moins de 1 % du budget de l’État.
“Et se vendrait ensuite lui-même”
Les Français savent dès le départ que les paiements seront désastreux pour Haïti. Ils continuent néanmoins de les exiger et, pendant des dizaines d’années — à quelques exceptions près, notamment aux moments de grande instabilité politique — Haïti réussit à réunir les fonds.
The New York Times a retracé chaque versement effectué sur une durée de 64 ans, passant au crible des milliers de pages d’archives en France et en Haïti, et des dizaines d’articles et de livres du 19ème et du début du 20ème siècle, dont ceux de Frédéric Marcelin, un ministre des Finances haïtien de l’époque.
Certaines années, ce sont plus de 40 % des revenus du gouvernement de Haïti que la France accaparera.
“Ils ne savent plus où donner de la tête”, rapporte un capitaine français au baron de Mackau en 1826 au moment d’embarquer une cargaison d’or à Haïti.
“Après avoir essayé des emprunts à l’intérieur, des souscriptions patriotiques, des dons forcés, des ventes de domaines publics, ils se sont enfin arrêtés au pire de tous les partis”, écrit-il. Dix ans d’impôts exorbitants “tellement hors de toute proportion avec les ressources réalisables du pays, que, quand chacun vendrait tout ce qu’il possède, et se vendrait ensuite lui-même, on ne réunirait pas encore la moitié des sommes exigées.”
En 1874, Haïti a pourtant réussi à rembourser la quasi-totalité de sa double dette — l’indemnité et l’emprunt de 1825 contracté pour la payer — en grande partie grâce à l’impôt sur le café. Il ne lui reste plus que 12 millions de francs à régler. Pour en finir et enfin se mettre à investir dans le développement du pays, construire des ponts, des chemins de fer et des phares, le gouvernement contracte deux importants nouveaux emprunts auprès de banques françaises.
Le résultat ? “Un gaspillage éhonté”, s’insurge le président de l’Assemblée nationale d’Haïti de l’époque à l’issue d’une enquête parlementaire.
Un prêt en 1875 voit 40 % de son montant prélevé par les banquiers et les investisseurs. Ce qui reste servira essentiellement à rembourser d’autres dettes quand il ne sera pas empoché par des fonctionnaires haïtiens véreux qui s’enrichissent aux dépens de l’avenir de leur pays, rapportent les historiens.
Loin d’échapper à la mizè, les Haïtiens s’y enfoncent encore davantage.
Pendant ce temps, les grandes puissances mondiales, et même des pays plus modestes comme le Costa Rica, investissent massivement dans la lutte contre les maladies et l’amélioration de la qualité de vie de leurs populations. Haïti n’a que des bouts de chandelle pour bâtir des hôpitaux et construire des canalisations. En 1877, à la création de son département des Travaux publics, le pays ne compte en tout et pour tout que deux architectes et six ingénieurs.
Le diplomate britannique Spencer St. John qualifie à l’époque Port-au-Prince de “ville la plus nauséabonde, la plus sale et, par conséquent, la plus frappée par les fièvres du monde”. Les déchets humains s’accumulent en flaques fétides en pleine rue, déplore-t-il, alors que “dans d’autres pays, ils sont évacués par les égouts.”
Le principal bénéficiaire du prêt de 1875 est le Crédit Industriel et Commercial, une des banques qui financera la tour Eiffel. Et peu après sa première incursion lucrative en Haïti, le CIC façonnera plus en avant le pays en prenant part à la création de la Banque Nationale d’Haïti.
Ladite banque n’a pratiquement d’haïtien que son nom.
Sise à Paris et contrôlée par des hommes d’affaires et des aristocrates français, elle a la main sur les opérations de trésorerie d’Haïti, prélève une commission chaque fois que le gouvernement dépose ou retire des fonds, et reverse ses bénéfices à ses investisseurs en France. En 1894, année faste, les gains de ces derniers dépassent le budget prévisionnel alloué à l’agriculture en Haïti.
En 1915, les Américains succèdent aux Français comme puissance dominante en Haïti et poussent plus loin encore la subordination du pays. Non contents de contrôler la Banque Nationale, ils mettent en place un gouvernement fantoche, dissolvent le parlement manu militari, établissent la ségrégation raciale, forcent les Haïtiens à construire des routes sans rémunération, tirent sur les manifestants et réécrivent la constitution du pays pour permettre à des étrangers de devenir propriétaires, une première depuis l’indépendance.
L’occupation militaire longue de 19 ans est présentée comme vitale pour les intérêts américains dans la région et pour mettre fin au chaos dans le pays. Les États-Unis, dont les parlementaires redoutaient naguère un effet de contagion de l’indépendance haïtienne, qualifient maintenant leur invasion de mission civilisatrice. Elle était même nécessaire, écrit le secrétaire d’État américain Robert Lansing en 1918, car “la race africaine est dépourvue de toute capacité d’organisation politique.”
Un autre acteur est à la manœuvre derrière cette occupation : Wall Street, et plus précisément la National City Bank de New York, ancêtre de Citigroup. Dès 1922, sa filiale a racheté toutes les actions de la Banque Nationale d’Haïti et, forte de la garantie du gouvernement américain qu’elle sera remboursée, obtient l’autorisation de prêter encore davantage à Haïti. La banque finira par contrôler la quasi-totalité de la dette extérieure d’Haïti. S’en suit un schéma déjà bien rodé.
En dix ans, elle ne fera grand-chose pour développer le pays mais siphonnera un bon quart des revenus d’Haïti, selon les rapports fiscaux annuels examinés par The New York Times.
Quand des enquêteurs des toutes nouvelles Nations Unies se rendent en Haïti en 1947, après la fin du contrôle financier américain, le pays est, encore et toujours, en situation de détresse.
D’après les calculs du New York Times, de 1825 à 1957, le paiement de la dette étrangère aura absorbé en moyenne 19 % des revenus annuels d’Haïti, voire plus de 40 % certaines années.
“C’est un montant vraiment énorme au regard des critères actuels”, commente Ugo Panizza, professeur d’économie internationale à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, qui a étudié l’impact économique de la double dette haïtienne.
Alors qu’un pays s’endette généralement pour investir dans son système social et son économie, Haïti a rarement été dans ce cas de figure. Au contraire, la double dette lui a été imposée par une puissance extérieure sans aucun bien ni service en retour. Elle a sapé la richesse de la jeune nation dès ses débuts.
“Le premier impact économique de cette ponction a été l’absence de ces fonds pour investir dans l’éducation, la santé, les infrastructures”, constate l’économiste français Thomas Piketty, qui a également étudié la double dette. “Mais de façon encore plus décisive à long terme, cette ponction a totalement détraqué le processus de formation de l’État.”
Tout le monde ne s’accorde pas sur cette analyse. Haïti a connu des périodes où le poste des dépenses publiques le plus important — plus encore que celui du paiement de la dette — était la Défense.
Certains experts jugent cette situation compréhensible étant données la crainte d’une invasion française puis l’occupation américaine. Pour d’autres au contraire, ces dépenses militaires sont révélatrices du caractère prédateur de gouvernements successifs plus soucieux de s’accaparer les richesses du pays et se maintenir au pouvoir que d’aider leur peuple.
“L’alternative a toujours existé : dépenser moins pour l’armée et davantage pour le développement”, juge Mats Lundahl, économiste suédois auteur de plusieurs ouvrages sur Haïti. “C’était un choix délibéré”. Il rappelle que de 1843 à 1915, Haïti a connu 22 gouvernements, dont 17 renversés par révolte ou par coup d’État.
Pour M. Lundahl , il est évident que la double dette imposée par la France a eu un impact mais, tempère-t-il : “Je ne pense pas que ce soit la raison principale du sous-développement d’Haïti.” Les dirigeants haïtiens “y ont eux-mêmes bien contribué.”
Président à vie
En 1957, un médecin d’âge mûr et d’allure studieuse est élu président d’Haïti.
François Duvalier, ex directeur d’une clinique de formation des médecins au traitement du pian, une maladie défigurante, promet de libérer le gouvernement de l’emprise des élites et de défendre l’autre Haïti : celle des pauvres, qui n’ont ni routes pavées, ni eau courante, ni éducation. Il les appelle “les grands oubliés” et s’engage à les extraire de la mizè.
L’avenir du pays se présente sous un jour favorable. Pour la première fois depuis 130 ans, Haïti ne ploie pas sous le fardeau de la dette étrangère. Au Brésil, le gel a gâché la récolte de café dont le prix monte en flèche. C’est une véritable manne financière pour le gouvernement haïtien : le pays se dote de son premier grand barrage hydroélectrique et de canaux d’irrigation.
“La situation actuelle est une opportunité exceptionnelle pour Haïti”, avance la Banque mondiale en 1954. “L’occasion doit être saisie dès maintenant.”
Mais au lieu de cela, François Duvalier pousse son pays au désespoir.
La dictature de 28 ans qu’il partagera avec son fils Jean-Claude sème la terreur. Les Tontons Macoutes, une milice qu’il a personnellement créée, s’en prennent au moindre embryon de menace, s’attaquant même aux étudiants et aux journalistes. Des centaines d’Haïtiens sont arrêtés et disparaissent dans un réseau de prisons que Human Rights Watch dénonce comme étant un “triangle de la mort”. D’autres sont abattus en pleine rue et leurs corps abandonnés en tas sur place. En 1964, Duvalier se proclame “président à vie”.
Les professionnels qualifiés fuient le pays, emportant leur savoir-faire. En 1976, le journaliste James Ferguson dénombre davantage de médecins haïtiens à Montréal qu’en Haïti.
Duvalier perfectionne l’art de la corruption de ses prédécesseurs. Non content de profiter allègrement du monopole d’État sur le tabac, le dictateur ponctionne aussi les salaires des travailleurs haïtiens envoyés dans les usines sucrières de la République Dominicaine. Son gouvernement extorque directement les citoyens, notamment au travers de son “Mouvement de rénovation nationale”, exigeant qu’ils contribuent à la construction de “Duvalier ville", une ville que les juristes dénoncent comme “purement fictive.”
À ses débuts, Duvalier s’assure un précieux allié dans le contexte de guerre froide qui bat son plein : les États-Unis.
Après le vote d’un diplomate haïtien en faveur de l’éviction de Cuba de l’Organisation des États américains, les États-Unis financent la construction d’un grand aéroport à Port-au-Prince, l’Aéroport International François Duvalier. La presse qualifie l’accord d’échange de bons procédés. Mais en raison de la corruption du gouvernement Duvalier, l’Agence des États-Unis pour le Développement International fermera peu après ses bureaux tout neufs à Port-au-Prince.
Après une seconde crise cardiaque, Duvalier, surnommé “Papa Doc”, modifie la constitution d’Haïti pour que son fils de 19 ans à peine puisse le remplacer. Jean-Claude Duvalier, “Baby Doc”, perpétue le régime de terreur et de corruption de son père. Quand lui et ses proches, sous la pression des manifestants, seront exfiltrés du pays à bord d’un avion américain vers la France, sa famille aura dérobé des centaines de millions de dollars en usant de l’État comme d’un “fief royal”, selon une enquête du gouvernement haïtien.
Entre-temps, le pays a continué de s’enfoncer dans la misère. À peine un adulte sur quatre sait lire, selon un rapport de la Banque mondiale de 1985. La malnutrition affecte entre un quart et la moitié des enfants. Beaucoup habitent les campagnes, où les cultivateurs de café gagnent encore moins qu’avant le règne des Duvalier.
Après la fuite de Jean-Claude Duvalier, l’impôt sur le café est supprimé pour la première fois depuis plus d’un siècle. Mais c’est trop peu, et c’est trop tard.
Les conditions dans lesquelles Haïti cultive le café ont à peine évolué depuis l’époque de la Révolution : les caféiers poussent librement sur des lopins de terre minuscules et se reproduisent naturellement parmi les bananiers, les orangers et les légumes. Le gouvernement n’a jamais cherché à moderniser cette culture au moyen de technologies nouvelles, d’engrais ou même l’introduction d’autres variétés de café.
Les récoltes qui se succédaient depuis des générations et avaient contribué à rembourser les dettes de la nation abondaient “comme par magie”, raconte Jobert Angrand, ancien directeur de l’Institut national du café d’Haïti et récent ministre de l’Agriculture.
Mais dans les années 1980, la magie s’estompe. Les cultivateurs les plus pauvres abattent leurs caféiers et les remplacent par des plantations à croissance plus rapide et rentables, entraînant une érosion des terres. Depuis Dondon, la Citadelle, hier dissimulée par un épais feuillage, est désormais bien visible des fermiers. Les exportations de café chutent.
“C’est le problème d’Haïti”, déplore Jobert Angrand. “Il n’y a aucun investissement dans les campagnes.”
“Tant mieux”
29 février 2004. Il fait encore nuit noire quand les Américains se présentent au portail de la résidence du président Jean-Bertrand Aristide. Flanqué d’agents de sécurité, un diplomate américain gravit les marches pour voir le chef d’état haïtien — et exiger sa lettre de démission avant de lui faire prendre la route de l’exil.
M. Aristide, un ancien prêtre catholique et tribun féroce contre la dictature depuis les bidonvilles du pays, accompagné de la première dame Mildred Aristide, s’engouffre dans une voiture diplomatique qui les conduit à l’aéroport, où ils embarquent dans un avion américain.
La destination du vol n’est pas encore choisie. Ils sont simplement en train d’être exfiltrés du pays.
Pendant que l’appareil fait des ronds dans le ciel tous stores baissés, les autorités françaises enchaînent les coups de fils à divers dirigeants africains jusqu’à en trouver un qui accepte d’accueillir le président déchu, d’après Thierry Burkard, l’ambassadeur de France en Haïti à l’époque. Après trois refus essuyés, c’est finalement François Bozizé, président de la République centrafricaine, qui donne son accord.
À son arrivée à Bangui, une capitale à mille lieues de la sienne et située sur un autre continent, M. Aristide fera référence à Toussaint Louverture, le héros de la révolution haïtienne enlevé par les Français en 1802 après avoir signé un accord de paix. Louverture fut jeté sans procès dans une prison glaciale du Jura où il périt au bout d’un an.
Un de ses propos célèbres figure dans tous les livres d’histoire haïtiens : “En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines car elles sont profondes et nombreuses.”
À Bangui, Jean-Bertrand Aristide adapte quelque peu la citation : “Je déclare”, dit-il, “qu’en me renversant on a abattu le tronc de l’arbre de la paix, mais il repoussera car ses racines sont louverturiennes.”
Quelques jours plus tard, il est plus explicite : il déclare par téléphone aux médias américains qu’on l’a kidnappé.
Les deux anciens colonisateurs d’Haïti décrivent leur opération conjointe de février 2004 de rapprochement après leurs frictions sur la guerre en Iraq, et d’action humanitaire visant à éviter une guerre civile imminente. Dans le nord d’Haïti, des rebelles armés menaçaient de prendre la capitale et de renverser le président et dans les rues, des violences éclataient entre manifestants pro- et anti-Aristide. Colin Powell, alors secrétaire d’État, qualifie d’“absurde” l’affirmation de M. Aristide selon laquelle il a été kidnappé.
Ses propos sont pourtant contredits, deux décennies plus tard, par M. Burkard, l’ambassadeur français. Lors d’une interview avec The New York Times, il reconnaît que la France et les États-Unis ont effectivement orchestré “un coup” contre M. Aristide en l’obligeant à s’exiler.
Et si la demande de restitution financière de M. Aristide n’était pas le motif principal de son éviction, son exil présentait l’avantage, dit M. Burkard, de mettre fin à une campagne qui faisait l’effet d’une grenade dégoupillée susceptible de mettre feu aux relations de la France avec ses anciennes colonies.
“Tant mieux s’il est parti”, estime M. Burkard.
Le président Aristide avait déjà été déposé dans le passé, lors du coup d’État militaire de 1991 moins d’un an après sa victoire aux premières élections démocratiques du pays depuis la fin de la dictature. Il a été réélu neuf ans plus tard et a lancé sa campagne pour la restitution de la dette en 2003, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture
Si le pays récupère les sommes jadis versées à la France pour régler la double dette, affirme M. Aristide, il pourra les investir en écoles, en hôpitaux, en routes, en tracteurs et en eau pour les paysans — toutes ces choses qu’il n’a jamais eu les moyens de s’offrir.
Et il annonce la facture de la somme perdue par Haïti : 21 685 137 571 de dollars et 48 cents.
L’énormité et la précision du montant déclenchent les railleries des diplomates français et d’intellectuels haïtiens qui accusent M. Aristide de vouloir détourner l’attention des malheurs d’Haïti pour se maintenir au pouvoir. Selon les estimations du New York Times approuvées par plusieurs économistes et historiens, ce montant est toutefois sans doute réaliste, voire même sous-estimé.
Le gouvernement d’Aristide recrute des avocats internationaux pour réunir des arguments juridiques et un chercheur qui se plonge dans les archives françaises. Le 1er janvier 2004, à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance d’Haïti, M. Aristide prend la parole devant une foule immense réunie sur la pelouse du Palais national. Il promet la mise en œuvre de 21 mesures dès la restitution effectuée, en référence à la salve de 21 coups de canons tirée par la flotte du baron de Mackau deux siècles plus tôt.
“Pourquoi, 200 ans plus tard, Haïti est-il aussi pauvre ?”, s’indigne toujours Jean-Bertrand Aristide lors d’un entretien exceptionnel avec The New York Times à son domicile dans la banlieue de Port-au-Prince, un grand buste doré de Toussaint Louverture posé sur une table derrière lui.
“Nous étions voués à vivre dans la pauvreté — et pas seulement dans la pauvreté, dans la misère”, déplore-t-il. “Une misère abjecte, issue de 1825.”
Aucun président haïtien n’a soulevé la question de la dette depuis le départ de M. Aristide. Douze ans après avoir rejeté la demande de restitution, la France reconnaîtra, par la voix de François Hollande, avoir bien une dette envers Haïti — avant que ses collaborateurs ne précisent très vite qu’il ne s’agissait pas d’une dette monétaire.
Aujourd’hui, Jean-Bertrand Aristide estime qu’il a, avec d’autres, “planté des graines.” Si la révolution haïtienne remonte à 1791, il a fallu des années pour que les esclaves soient libres, rappelle-t-il, et des années encore avant qu’ils ne proclament l’indépendance de leur pays.
“Ce n’est pas fini”, prédit-il.
“Il faut se résigner à la mizè”
Des pelles métalliques raclent le sol en béton de la coopérative de café Vincent Ogé. Fidèles à une technique immuable, les ouvriers ramassent les cerises de café qui sèchent au soleil et les lancent dans des brouettes.
À l’approche du crépuscule, les agriculteurs convergent depuis leurs plantations chargés de seaux ou d’épais sacs en plastique contenant la première récolte de la saison.
“Les bénéfices du café n’ont jamais été reversés aux paysans”, estime Françisque Dubois, le fondateur de la coopérative.
Quant à la double dette, “même si l’argent revenait, il n’arriverait pas jusqu’à nous”, pense-t-il. “Il irait dans les poches des gwo moun — les gros bonnets — comme Duvalier qui a tout placé dans des banques suisses.”
Installé sur une chaise en paille, M. Dubois accueille les paysans dans la pénombre de la salle de conditionnement. À ses côtés, un ouvrier pieds nus verse la récolte de chacun dans un seau d’eau pour en retirer les cerises rongées par les parasites. Une fois leur chair retirée, les graines restantes — ce qu’on appelle désormais les fèves — sont ensuite transférées dans une citerne en vue de leur fermentation. Le processus est quasiment inchangé depuis le temps du boom du café à Saint-Domingue.
Très peu de cultivateurs de café à Dondon ont entendu parler de la dette de l’indépendance, alors même que leurs ancêtres ont largement contribué à la payer. Les rares à connaître cette histoire se disent préoccupés par trop d’autres soucis pour réfléchir à l’impact de la dette sur leur pays. Leur priorité est ailleurs : lutter contre la mizè.
La faim. La maladie. Les frais de scolarité à payer. Le prix exorbitant des funérailles d’un père. Un homme ressort de la coopérative, se passe la main sur le visage et confie d’un ton las qu’il n’arrive plus à réfléchir à rien depuis que son petit-fils est mort de fièvre.
“Il faut se résigner à la mizè”, soupire Rose Mélanie Lindor, une grand-mère de 70 ans. Cinq de ses dix enfants n’y ont pas survécu.
Quand Étienne Roberson parvient à la coopérative, le soleil baigne déjà les arbres d’une couleur de miel. Lui en sait davantage que les autres sur la dette de l’indépendance. Il a bien failli terminer ses études secondaires, mais sa famille n’a pas été en mesure de continuer à payer ses frais de scolarité.
“Ça a été mauvais pour le pays”, juge-t-il. “C’est quand on remboursait que le pays est devenu pauvre.”
De l’autre côté de la piste en terre, plus tôt dans la journée, Adrienne Present a interrompu un instant sa cueillette pour réfléchir au passé d’Haïti et au rôle qu’y ont joué ses ancêtres.
“Si c’est grâce au café que nous sommes libres aujourd’hui”, a-t-elle conclu, “je suis fière.”
Puis elle s’est remise au travail.
Ont contribué à cette enquête : Charles Archin, Harold Isaac et Ricardo Lambert à Port-au-Prince ; Daphné Anglès, Claire Khelfaoui and Oliver Riskin-Kutz à Paris ; David Foulk à Mont-de-Marsan ; Sarah Hurtes et Milan Schreuer à Bruxelles ; Allison Hannaford à North Bay, Canada ; et Kristen Bayrakdarian à New York.
Source : https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html