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lundi 30 mai 2022

SIX INFOS A RETENIR SUR LES REPARATIONS VERSEES PAR HAITI A LA FRANCE

Voici ce que les correspondants du New York Times ont appris sur les sommes qu’Haïti a dû verser après avoir chassé les colons français lors de la première révolte d’esclaves victorieuse du monde moderne.
By Eric Nagourney Published May 20, 2022Updated May 25, 2022
Un État défaillant. Un piège à aide humanitaire. Une terre maudite tant par la nature que par la nature humaine.
Haïti figure parmi les pays les plus pauvres de la planète, mais la sympathie qu’attirent ses souffrances sans fin se teinte souvent de remontrances et de leçons de morale quant à la corruption et à la mauvaise gestion qui l’affligent.
On sait que les Haïtiens ont chassé leurs maîtres esclavagistes français dont la brutalité était notoire, puis proclamé leur indépendance en 1804. C’est la première nation du monde moderne à être née d’une révolte d’esclaves.
On sait moins ce qui est advenu deux décennies plus tard. Les Français sont revenus à Haïti sur des navires de guerre pour lui délivrer un ultimatum ahurissant. Ils ont sommé le pays, qui avait déjà conquis sa liberté au prix de son sang, de lui verser une colossale somme d’argent en espèces. Sinon, ce serait la guerre.
Des générations successives de descendants d’esclaves ont ainsi dû payer les héritiers de leurs anciens maîtres avec des fonds qui auraient mieux servi à construire des écoles, des routes, des cliniques et à faire tourner l’économie.
Une question plane depuis des années à laquelle les journalistes du New York Times se sont confrontés au fil de leur enquête : Et si ? Et si Haïti n’avait pas été pillé depuis sa naissance par des puissances extérieures, par des banques étrangères et par ses propres dirigeants ? De quels moyens supplémentaires le pays aurait-il disposé pour se construire ?
Pour y répondre, pour quantifier le montant exact payé par les Haïtiens pour leur liberté, notre équipe de correspondants a passé 13 mois à fouiller les archives et les bibliothèques de trois continents. Voici les conclusions de leur enquête que nous publions cette semaine.
LE POINT DE DEPART : LA DOUBLE DETTE
En 1825, un navire de guerre français hérissé de canons surgit dans le port de la capitale haïtienne. À bord, un émissaire du roi Charles X qui vient livrer une requête ahurissante : la France exige des réparations de la part du peuple qu’elle a jadis asservi.
D’habitude ce sont les vaincus qui paient des réparations, pas les vainqueurs. Dix ans auparavant, la France avait dû en verser à ses voisins européens suite aux défaites militaires de Napoléon — dont les forces, soit dit en passant, avaient ont aussi été vaincues par les Haïtiens. Mais Haïti est très isolé et n’a aucun véritable allié. Le pays redoute d’être de nouveau envahi et a un besoin vital de commercer avec d’autres nations.
La somme exigée est de 150 millions de francs français, à verser en cinq tranches annuelles. C’est bien au-dessus des moyens du pays.
La France ajoute alors une condition : pour régler ses paiements le pays devra emprunter uniquement auprès de banques françaises. Ce rocher de Sisyphe est ce qu’on appelle la Double Dette.


LE COUT VERITABLE POUR HAITI, HIER ET ENCORE AUJOURD’HUI
The New York Times a traqué chaque paiement effectué par Haïti sur une période de 64 ans. Leur total se monte à 560 millions de dollars en valeur actualisée.
Mais le déficit pour le pays ne se mesure pas simplement par l’addition des sommes réglées au fil des ans à la France et à d’autres prêteurs.
Chaque franc expédié vers des coffres-forts bancaires de l’autre côté de l’Atlantique est un franc qui ne circule pas parmi les paysans, les ouvriers et les commerçants haïtiens, un franc qui n’est pas investi pour construire des ponts, des écoles ou des usines. Un franc, donc, qui ne peut pas contribuer à la construction et la prospérité de la nation.
Nos correspondants ont parcouru des milliers d’archives financières et ont consulté 15 économistes internationalement reconnus. Ils sont arrivés à la conclusion que les paiements à la France ont coûté à Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars en perte de croissance économique sur la longue durée. Cela représente jusqu’à huit fois la taille de l’économie entière d’Haïti en 2020.
C’est “le néocolonialisme par la dette”, dit Thomas Piketty, l’un des économistes que nous avons rencontrés. “Cette fuite a totalement perturbé le processus de construction de l’État”
Et ce n'était que le début. La double dette a contribué à précipiter Haïti dans une spirale d’endettement qui l’a paralysé pendant plus d’un siècle.

POUR LA BANQUE FRANCAISE, UNE POULE AUX ŒUFS D’OR


Après avoir saigné Haïti avec sa demande de réparation, la France change de tactique. Ce sera la main tendue d’un partenaire en affaires.
En 1880, Haïti fête la création de sa première banque nationale après un demi-siècle de paiements écrasants liés à la double dette. C’est ce type d’institution qui en Europe sert à financer la construction de chemins de fers et d’usines.
Las, la Banque Nationale d’Haïti n’a d’haïtien que son nom. Elle est en réalité une émanation de la banque française Crédit Industriel et Commercial, ou CIC. Elle contrôlera la banque nationale d’Haïti depuis Paris et prélèvera des commissions sur chaque transaction effectuée. Les archives retrouvées par The New York Times montrent de façon claire que le CIC a siphonné des dizaines de millions de dollars à Haïti au bénéfice d’investisseurs français et accablé ses gouvernement de prêts successifs. Les Haïtiens déchantent vite quand ils réalisent que quelque chose ne tourne pas rond.
“N’est-ce pas drôle”, fait remarquer un économiste haïtien, “qu’une banque qui prétend venir au secours d’un trésor public obéré commence, au lieu d’y mettre de l’argent, par emporter tout ce qu’il y avait de valeur ?”
POUR LES USA, UNE CAISSE ENREGISTREUSE
Quand les militaires américains envahissent Haïti à l’été 1915, leur prétexte officiel est que le pays est trop pauvre et trop instable pour être laissé à lui-même. Le secrétaire d’État des Etats-Unis Robert Lansing ne cache pas son mépris de la “race africaine” et présente l’occupation comme une mission civilisatrice destinée à mettre fin à “l’anarchie, la sauvagerie et l’oppression”.
Mais d’autres motivations perçaient depuis l’hiver précédent. En décembre 1914, un petit nombre de Marines avaient franchi le seuil de la banque nationale d’Haïti pour en ressortir avec 500 000 dollars en or. Quelques jours plus tard, l’or reposait dans le coffre d’une banque à Wall Street.
“J’ai contribué à faire d’Haïti et de Cuba des coins où les gars de la National City Bank pouvaient se faire de jolis revenus”, avouera quelques années plus tard le général qui avait commandé les forces américaines en Haïti et qui reconnaîtra avoir été un “racketteur au service du capitalisme”.
C’est sous pression de la National City Bank, l’ancêtre du géant bancaire Citigroup, et d’autres acteurs importants de Wall Street que Washington prend le contrôle d’Haïti et de ses finances, comme le révèlent les décennies d’archives, de rapports financiers et de correspondances diplomatiques que The New York Times a consultés. Les États-Unis sont la puissance dominatrice en Haïti au cours des décennies suivantes : ils dissolvent son parlement manu militari, exécutent des milliers de citoyens et expédient une grande partie des revenus du pays à des banquiers à New York. Pendant ce temps, les paysans qui travaillent à les enrichir vivent au seuil de la famine. Haïti retire tout de même quelques bénéfices tangibles de l’occupation américaine, estiment les historiens : construction d’hôpitaux, 1 200 km de routes et une fonction publique plus efficace. Mais à quel prix : les Américains établissent le travail forcé pour la construction des routes. Les soldats américains, non contents d’attacher les Haïtiens avec des cordes et de les faire travailler sans rémunération, tirent sur ceux qui tentent de fuir.
Sur une période de dix ans, un quart du revenu total d’Haïti sert à rembourser des dettes contrôlées par la National City Bank et sa filiale, d’après les informations contenues dans les 20 rapports annuels de fonctionnaires américains que le Times a consultés.
Certaines années, les Américains aux commandes des finances d’Haïti consacrent une plus grande part à leur rémunération et au règlement de leurs frais qu’au budget de santé du pays, qui compte deux millions d’habitants.


UN FLEAU INTERIEUR : LA CORRUPTION


“Ils ont été trahis par leurs propres frères, et ensuite par les puissances étrangères.”
Ce sont les mots de Georges Michel, un historien haïtien qui, comme nombre d’experts d’Haïti, assure que l’infortune du pays ne peut s’expliquer sans reconnaître le profond ancrage de sa culture de la corruption.
Un fonctionnaire haïtien au 19ème siècle conclut un accord avantageux pour une banque en France — pour ensuite y prend sa retraite ?
“Ce n’est pas le premier exemple d’un fonctionnaire haïtien qui brade les intérêts de son pays pour son profit personnel”, déplore M. Michel. “Je dirais que c’est presque une règle”.
Les dirigeants haïtiens ont toujours fait main basse sur les richesses du pays. Il arrive même qu’on entende à la radio des élus parlementaires discuter ouvertement des pots-de-vin qu’ils touchent. Nombre d’oligarques s’enrichissent à la tête de monopoles lucratifs et ne paient qu’un minimum d’impôts. Transparency International classe le pays parmi les plus corrompus du monde.
C’est un problème qui remonte loin.
En accordant le prêt de 1875, les banquiers français ont d’emblée prélevé 40 % de son montant total. Le reliquat a essentiellement servi à rembourser d’autres dettes, et une petite part a disparu dans les poches de fonctionnaires haïtiens véreux qui, pointent les historiens, s’enrichissaient aux dépens du sort de leur pays.
Un siècle plus tard, quand les Haïtiens élisent à la présidence un médecin érudit et d’âge mûr appelé François Duvalier, les perspectives du pays sont au vert. Pour la première fois depuis plus de 130 ans, Haïti n’a plus à porter le fardeau d’une dette internationale écrasante.
On est en 1957. Les 28 années suivantes verront Duvalier et son fils imposer une dictature notoirement corrompue et brutale. Les professionnels haïtiens prennent la fuite. Un pays déjà dans la misère s’enfonce encore davantage, tandis que les Duvalier détournent à leur profit des millions de dollars.
HAITI N'A PEUT-ETRE JAMAIS ETE SI PAUVRE .


L'HISTOIRE QU'ON ENSEIGNE PAS EN FRANCE
La double dette a largement disparu des mémoires. Des générations de Français ont copieusement profité des exploits financiers de leurs ancêtres mais rien de cela n’est enseigné dans les salles de classe. The New York Times Times s’est entretenu avec une trentaine de descendants de familles ayant reçu, jadis, des paiements au titre de la double dette d’Haïti. Pour la plupart, ils tombent des nues. “C’est une partie de l’histoire de ma famille que je ne connaissais pas”, s’étonne un descendant de sixième génération de la première femme de Napoléon.


Ce n’est pas un hasard. La France a tout fait pour gommer ce chapitre de son histoire, ou du moins le minimiser.
En Haïti même, il était mal connu jusqu’à ce qu’en 2003, le président Jean-Bertrand Aristide électrise les foules en dénonçant la dette imposée par la France et en exigeant des réparations.
La France a vite fait de le discréditer. Laisser parler de réparations est hautement risqué pour une nation dont d’autres anciennes colonies souffrent encore de séquelles de leur exploitation. De l’aveu même de l’ambassadeur de Français en Haïti à l’époque, la demande est de l’“explosif”.
“Il fallait essayer de la désamorcer”, dit-il.
Jean-Bertrand Aristide a même avancé un chiffre précis de ce que la France doit à Haïti, s’attirant d’ailleurs des railleries. Mais le calcul par The New York Times des pertes subies par Haïti s’avère étonnamment proche de l’estimation. Il se peut même qu’il ait été trop prudent.
En 2004, M. Aristide s’est retrouvé dans un avion, évincé au moyen d’une opération orchestrée conjointement par les États-Unis et la France. Américains et Français justifient encore l’éviction au titre de la nécessité de stabiliser Haïti, alors en proie à des troubles. Mais avec le recul, un autre ancien ambassadeur concède qu’il y avait sans doute d’autres facteurs.
L’abrupte destitution du président haïtien, a-t-il dit au New York Times, était “probablement un peu liée” aussi à sa demande de réparations.

Source : https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-reparations-aristide.html?action=click&module=RelatedLinks&pgtype=Article

dimanche 29 mai 2022

LA RANÇON : Comment une banque françaisea fait main basse sur Haïti

 

À la fin du 19e siècle, le Crédit Industriel et Commercial a soutiré des millions à Haïti.
Le Times a retracé l’histoire de cette opération — et son coût pour Haïti.
By Matt Apuzzo, Constant Méheut, Selam Gebrekidan and Catherine Porter

Published May 20, 2022Updated May 24, 2022

Sur l’invitation à dîner, chaque phrase est ponctuée d’un ornement à l’encre : une triple boucle calligraphique de convenance pour une nuit de banquet, de danses et de feux d’artifices au palais présidentiel d’Haïti.
Depuis plus d’un demi-siècle, le pays vit étouffé par ses dettes. Même après avoir évincé la puissance coloniale française lors de sa guerre d’indépendance, Haïti a été forcé de payer une rançon d’un montant équivalent à plusieurs centaines de millions de dollars à ses anciens esclavagistes, le prix d’une liberté déjà obtenue sur le champ de bataille.
Mais en cette nuit du 25 septembre 1880, les derniers paiements de cette rançon semblent enfin à portée de vue. Haïti n’aura plus à tituber d’une crise à l’autre, ni à garder un œil sur l’horizon, à l’affût d’un retour de navires de guerre français. Lysius Salomon, son nouveau président, a réussi un tour de force qui semblait impossible depuis la création du pays.
“Le pays sera bientôt doté d’une banque”, annonce-t-il à ses invités en portant un toast. Dehors, des soldats paradent dans des rues bardées de gigantesques drapeaux.
Salomon a des raisons d’être optimiste. Après tout, les banques nationales en Europe ont financé chemins de fer et usines, atténué les chocs des récessions et apporté de la stabilité à la gestion des affaires publiques. Elles ont participé à la naissance d’un Paris majestueux, avec ses grandes avenues, son eau potable et ses égouts — autant d’investissements qui porteront leurs fruits pendant longtemps.
C’est désormais au tour d’Haïti de profiter d’un “grand évènement, qui fera époque dans nos annales”, clame Salomon.
Mais tout cela n’était qu’une illusion.
La Banque Nationale d’Haïti, sur laquelle tant d’espoirs étaient fondés ce soir-là, n’avait en fait de nationale que le nom. Loin d’être la clé du salut du pays, la banque a été, dès sa création, un instrument aux mains de financiers français et un moyen de garder une mainmise asphyxiante sur l’ancienne colonie jusqu’au 20e siècle.
Derrière cette banque fantoche, on retrouve un nom bien connu des Français : le Crédit Industriel et Commercial (CIC).
Alors qu’à Paris, le CIC participe au financement de la tour Eiffel, symbole de l’universalisme français, il étouffe au même moment l’économie haïtienne en rapatriant en France une grande partie des revenus publics du pays, au lieu de les investir dans la construction d’écoles, d’hôpitaux et autres institutions essentielles à toute nation indépendante.
Pesant 335 milliards de dollars, le CIC est aujourd’hui une filiale du Crédit Mutuel, l’un des plus grands conglomérats financiers d’Europe. Mais la banque a laissé derrière elle en Haïti un lourd héritage d’extraction financière et d’espoirs déçus — même pour un pays qui a longtemps souffert de ces deux maux.
Haïti fut la première nation moderne à obtenir son indépendance grâce à une révolte d’esclaves, avant d’être entravée financièrement sur plusieurs générations par les réparations exigées au bénéfice des anciens colons français.


Et au moment où ces paiements étaient sur le point d’être acquittés, le CIC et sa Banque Nationale — ceux-là mêmes qui portaient une promesse d’indépendance financière — ont enfermé Haïti dans un tourbillon de nouvelles dettes s’étalant sur plusieurs décennies.
La Banque Nationale était contrôlée depuis Paris par des membres de l’élite française, y compris un descendant d’un des plus riches esclavagistes de Saint-Domingue, le nom d’Haïti pendant la colonisation française. Les livres de comptes de la banque ne laissent percevoir aucune trace d’investissement dans des entreprises haïtiennes ou dans d’ambitieux projets comme ceux ayant modernisé l’Europe.
Les dossiers découverts par The New York Times démontrent plutôt que le CIC a siphonné des dizaines de millions de dollars à Haïti, au bénéfice d’investisseurs français.
La Banque Nationale prélevait des frais et commissions sur presque toutes les transactions effectuées par le gouvernement haïtien. Certaines années, les profits de ses actionnaires français étaient si élevés qu’ils dépassaient le budget entier dédié aux travaux publics, dans un pays comptant alors 1,5 millions d’habitants.
De ce passé, on ne trouve pratiquement plus de traces. Selon les chercheurs, la plupart des archives du CIC ont été détruites. Haïti n’apparaît pas dans l’historique que la banque utilise pour promouvoir son ancienneté. En 2009, lorsqu’elle commande une histoire officielle pour commémorer son 150e anniversaire, Haïti y est à peine mentionné. Le CIC est “une banque sans mémoire”, affirme Nicolas Stoskopf, l’universitaire qui a rédigé cette histoire.
Paul Gibert, un porte-parole du CIC, a indiqué que la banque n’avait pas d’informations sur ce passé et a décliné plusieurs demandes d’entretien pour en discuter. “La banque que nous gérons aujourd’hui est très différente”, explique-t-il. (Après la parution de cet article, le président du Crédit Mutuel, propriétaire du CIC, a indiqué que des chercheurs seraient recrutés pour étudier le passé de la banque en Haïti et son rôle dans une quelconque “colonisation financière”. )
Le meurtre du président haïtien, assassiné en toute impunité dans sa chambre, les nombreux enlèvements et l’anarchie régnant dans les zones de Port-au-Prince contrôlées par les gangs posent aujourd’hui avec une urgence renouvelée une question qui taraude depuis longtemps l’Occident : pourquoi Haïti semble-t-il enfermé dans une crise sans fin, avec un niveau d’analphabétisme vertigineux, la faim, la maladie et des salaires journaliers de 2 dollars ? Pourquoi ce pays n’a-t-il ni transports publics, ni réseau d’électricité fiable, ni système de collecte de déchets ou égouts ?
La corruption chronique des dirigeants du pays constitue sans aucun doute une partie de la réponse. Mais une autre partie se trouve dans des textes tombés dans l’oubli, éparpillés à travers Haïti et la France dans des centres d’archives et des bibliothèques.
Le Times a passé au crible des archives diplomatiques et documents bancaires datant du 19e siècle et rarement, sinon jamais, étudiés par les historiens. L’ensemble de ces documents indique clairement que le CIC, avec le concours de membres corrompus de l’élite haïtienne, a laissé au pays tout juste de quoi fonctionner — et encore moins de quoi construire une nation.
Au début du 20e siècle, la moitié de l’impôt sur le café haïtien, de loin la source de revenus publics la plus importante, revenait aux investisseurs français du CIC et de la Banque Nationale. Après déduction des autres dettes d’Haïti, le gouvernement se retrouvait avec des miettes — 6 cents pour chaque 3 dollars d’impôts collectés — pour diriger le pays.
Les documents consultés aident à comprendre pourquoi Haïti est resté sur la touche pendant une période aussi riche de modernisation et d’optimisme que la Belle Époque, surnommée la “Période Dorée” aux États-Unis. Cette ère prolifique a bénéficié tant aux puissances lointaines qu’aux pays en développement voisins. Haïti, à l’inverse, n’avait guère de quoi investir dans des choses aussi élémentaires que l’eau courante, l’électricité ou l’éducation.
Les dégâts causés furent immenses. Les documents analysés démontrent que, pendant trois décennies, les actionnaires français de la Banque Nationale ont engrangé des bénéfices équivalent à au moins 136 millions de dollars actuels — soit autant qu’une année entière de recettes fiscales d’Haïti à l’époque.
Le Times a fait valider sa méthodologie et les sources utilisées pour ces calculs par plusieurs historiens économiques et comptables. L’économiste Éric Monnet, de la Paris School of Economics, résume ainsi le rôle de la Banque Nationale : de la “pure extraction”.
Les pertes cumulées pour Haïti sont en fait encore plus importantes : si les sommes siphonnées par la Banque Nationale étaient restées dans le pays, elles auraient enrichi l’économie haïtienne d’au moins 1,7 milliards de dollars au fil des ans — soit plus que la totalité des revenus publics du pays en 2021.
Et cela si cet argent était simplement resté dans l’économie haïtienne, circulant parmi les agriculteurs, ouvriers et commerçants, sans être investi dans des ponts, écoles et autres usines — le type d’investissement qui participe à la prospérité d’une nation.
De manière encore plus significative, les fonds siphonnés par la Banque Nationale ont succédé à des décennies de réparations payées aux anciens esclavagistes français et qui ont infligé jusqu’à 115 milliards de dollars de pertes à l’économie haïtienne au cours des deux derniers siècles. Après les feux d’artifice et le festin au palais présidentiel, il n’a pas fallu longtemps à Haïti pour se rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond. La Banque Nationale a tellement prélevé et si peu redistribué que les Haïtiens l’ont rapidement surnommée “la Bastille financière”, en référence à la tristement célèbre prison, devenue symbole d’une monarchie française despotique.
Dès 1880, l’homme politique et économiste haïtien Edmond Paul écrivait ainsi : “N’est-ce pas drôle qu’une banque qui prétend venir au secours d’un trésor public obéré commence, au lieu d’y mettre de l’argent, par emporter tout ce qu’il y avait de valeur ?”

Espoirs et aspirations
En cette fin de 19e siècle, le président d’Haïti n’est pas le seul à avoir de folles ambitions. À Paris, Henri Durrieu, le président du Crédit Industriel et Commercial, n’est lui aussi pas en reste.
M. Durrieu n’est pas né dans le monde de la haute finance. Il débute sa carrière en tant que percepteur des impôts, comme son père. Lorsqu’il rejoint le nouvellement créé CIC, il a déjà la quarantaine. Mais la banque connaît des débuts difficiles. Elle a beau être la première en France à proposer des comptes courants, ce nouveau produit ne prend pas et, dans les années 1870, l’entreprise reste cantonnée au second rang des banques françaises.
Le CIC a pourtant un avantage : il est la banque privilégiée de la plupart des bourgeois catholiques du pays, des clients fortunés désirant des investissements à forte rentabilité.
Avec un certain goût du risque, M. Durrieu va s’inspirer des banques publiques alors créées dans certaines colonies françaises, comme le Sénégal et la Martinique. Lui et ses collègues sont fascinés par l’idée de “créer une banque dans ces pays riches mais lointains”, comme ils l’écrivent dans des notes manuscrites retrouvées aux Archives nationales de France.
Ces banques “donnent en général de brillants résultats”, concluent les pères fondateurs de la Banque Nationale d’Haïti.
Haïti, “un pays neuf pour le crédit, pays d’une richesse proverbiale”, semble donc constituer un bon pari.
L’utilisation du mot “richesse” peut étrangement sonner dans la bouche d’un banquier parisien pour décrire le Haïti de l’époque. Sa capitale, Port-au-Prince, est alors envahie par les déchets ménagers et humains, qui vont s’échouer dans le port. Les rues et les infrastructures sont si délabrées que les Haïtiens en ont fait un dicton : "Contourne un pont mais ne le franchis jamais.”
Mais si les Haïtiens sont pauvres, le pays, lui, peut rendre riche. Comme l’écrit le diplomate britannique Spenser St. John en 1884, “aucun pays ne possède de plus grandes capacités, ou une meilleure position géographique, ou une plus grande variété de sols, de climats, ou de productions.” Les colons français avaient fait main basse sur ces richesses. D’abord par le fouet, puis avec une flottille de navires de guerres exigeant des réparations pour les plantations, les terres et les esclaves, qu’ils considéraient comme autant de biens perdus après la révolution haïtienne. C’est le seul et unique cas où un peuple libre a dû payer les descendants de ses anciens esclavagistes.
Un demi-siècle plus tard, M. Durrieu et le CIC approchaient Haïti avec une tactique différente : la main tendue d’un associé.
“On doit plus qu’avant”
M. Durrieu savait vendre du rêve.

En 1875, le CIC, à l’aide d’un partenaire aujourd’hui disparu, octroyait à Haïti un prêt de 36 millions de francs, soit environ 174 millions de dollars aujourd’hui. L’argent devait servir à construire des ponts, des marchés, des chemins de fer et des phares. Dans le monde entier, l’époque est alors à l’investissement. L’Angleterre fait passer des lois rendant la scolarité obligatoire et construit de nouvelles écoles. Paris ouvre un aqueduc long de 156 kilomètres qui achemine de l’eau potable vers la capitale. À New York, les arches emblématiques du pont de Brooklyn s’élèvent au-dessus de l’East River — une merveille d’ingénierie qui transformera à jamais l’économie de la ville.

Outre le financement d’infrastructures, le contrat du prêt indique que 20 % des sommes seront dévolues au remboursement du restant des dettes liées aux anciens esclavagistes francais.
“Le pays sortira enfin de son malaise”, prédit cette année-là le rapport annuel du gouvernement haïtien. “Nos finances prospèrent.”

Rien de tout cela n’aura lieu. Dès le début, les banquiers français conservent 40 % du montant du prêt en commissions et frais divers. Le reste ne servira qu’à rembourser de vieilles dettes, ou disparaîtra dans les poches de politiques haïtiens corrompus. “Aucun de ces buts n’a été atteint”, déclare un sénateur haïtien en 1877. “On doit plus qu’avant.”
Le prêt de 1875 a deux conséquences importantes. La première est ce que l’économiste Thomas Piketty nomme la transition du “colonialisme brutal” au “néocolonialisme par la dette”. Avec ce prêt, Haïti se voit imposer des millions de dollars de nouveaux intérêts, dans le seul espoir de se débarrasser enfin du fardeau des paiements à ses anciens colons.
De cette façon, le prêt a contribué à prolonger la servitude financière d’Haïti envers la France. Bien après que les familles d’anciens esclavagistes aient été remboursées, Haïti a continué à payer — cette fois-ci, auprès du CIC.
Les dirigeants haïtiens ont bien sûr une part de responsabilité. Certains chercheurs estiment que ce prêt démontre justement l’égoïsme de certains politiques, plus prompts à se servir qu’à développer leur pays.
La seconde conséquence a elle des effets immédiats. Initialement, le prêt oblige le gouvernement haïtien à verser au CIC et à son partenaire financier près de la moitié des taxes gouvernementales sur les exportations, comme celles sur le café, jusqu’à ce que la dette soit remboursée, étouffant ainsi la principale source de revenus du pays.
Forts de cette première étape, M. Durrieu et le CIC ont la main sur une grande partie de l’avenir financier d’Haïti. Mais M. Durrieu ne compte pas s’arrêter là.
La Banque Nationale
Les tentatives d’Haïti pour créer une banque nationale durent depuis des années : le prédécesseur du président Salomon avait même acheté des coffres dans ce but. Il faut attendre 1880 pour que les espoirs d’indépendance financière d’Haïti s’alignent parfaitement avec les ambitions de M. Durrieu.
Le contrat donnant naissance à la Banque Nationale d’Haïti ressemble à une série de concessions. M. Durrieu et ses collègues prennent le contrôle du Trésor public haïtien. L’impression du papier-monnaie, la perception des impôts et le paiement des salaires des fonctionnaires sont désormais entre leurs mains. À chaque fois que le gouvernement haïtien dépose de l’argent ou paie une facture, la Banque Nationale prend une commission. Et, s’il y avait le moindre doute quant à la destination de ces commissions, les statuts stipulent que la Banque Nationale sera enregistrée en France, exemptée d’impôts en Haïti et immunisée contre les lois du pays. Tous les pouvoirs sont remis aux mains du conseil d’administration à Paris. Haïti n’a donc pas son mot à dire dans la gestion de sa propre banque centrale.
Le siège social de la banque — qui se trouve être aussi celui du CIC — se trouve dans le 9e arrondissement de Paris, à l’ombre du somptueux palais de l’Opéra Garnier.
M. Durrieu devient le premier président d’un conseil d’administration qui sera composé de banquiers et hommes d’affaires français, dont notamment Édouard Delessert, arrière-petit-fils d’un des plus grands esclavagistes de l’histoire de Saint-Domingue, Jean-Joseph de Laborde.
Les notes manuscrites issues du conseil d’administration clarifient, dès le début, qui est aux commandes. Comme l’écrit l’Association Financière de Paris en 1896 : “La Banque Nationale d’Haïti est une institution financière française, dont le siège social, ouvert aux obligataires, est à Paris. Ses établissements à Haïti ne sont que des succursales, placées sous l’autorité et le contrôle du siège social.”
Le pari de M. Durrieu va payer. À une époque où les rendements sur investissement en France tournent autour de 5 %, les membres du conseil d’administration et les actionnaires de la Banque Nationale d’Haïti touchent en moyenne 15 % par an, selon une analyse de bilans financiers réalisée par The New York Times. Certaines années, ces rendements approchent même 24 %.
M. Durrieu s’en sort aussi très bien. Le contrat lui garantit des “parts bénéficiaires” dans la banque, dont la valeur s’élèverait aujourd’hui à des millions de dollars.
L’année même où il inaugure la Banque Nationale d’Haïti, M. Durrieu est nommé commandeur de la Légion d’Honneur, une distinction décernée pour services rendus à la nation. “Trahis par leurs propres frères”
Qu’Haïti accepte des conditions aussi écrasantes — en particulier venant d’une banque à l’origine d’un précédent prêt si largement critiqué — donne un aperçu de son désespoir. Mais cela met aussi en lumière une figure récurrente dans l’histoire du pays : le membre égoïste de la haute société haïtienne, qui réussit alors que son pays souffre.
Dans le cas de la Banque Nationale, Haïti confie les négociations à Charles Laforestrie, un diplomate haïtien ayant vécu la plupart de sa vie à Paris. Le journal français La Petite Presse le décrit alors comme un homme que le “bonheur avait toujours pris par la main pour le faire s’asseoir aux meilleures places de l’État.”
Lorsque les banquiers parisiens organisent une fête pour célébrer le prêt de 1875, M. Laforestrie fait une entrée remarquée. À une époque où les cultivateurs de café haïtiens élèvent leurs familles avec environ 70 cents par jour, M. Laforestrie débarque habillé de manière élégante et distribue de coûteux cigares autour de lui, selon M. Paul, l’économiste haïtien, qui décrivit le gala quelques années plus tard.
M. Laforestrie avait tellement poussé pour la création de la Banque Nationale que le président d’Haïti cite son nom lors de la cérémonie au palais présidentiel, d’après les notes manuscrites d’un diplomate. Mais il n’aura pas le temps d’assister à la chute de la banque. Acculé par des accusations de corruption, M. Laforestrie démissionne de son poste, et prend sa retraite en France.
Ironie du sort, ne manqueront pas de relever ses détracteurs, M. Laforestrie bénéficiera d’une généreuse pension du gouvernement haïtien, qu’il complètera plus tard avec les revenus d’un autre poste : membre du conseil d’administration de la Banque Nationale d’Haïti.
“Ce n’est pas le premier exemple d’un dirigeant haïtien qui brade les intérêts de son pays pour son profit personnel”, commente l’historien haïtien Georges Michel. “Je dirais que c’est presque la règle.”
Plusieurs historiens estiment ainsi que les Haïtiens ne peuvent rendre l’ingérence française ou américaine responsable de tous leurs maux.
“Ils ont été trahis par leurs propres frères”, explique M. Michel, “et ensuite par les puissances étrangères.”
Espoirs déçus
Passé le spectacle de feux d’artifices au palais présidentiel, les Haïtiens ne tardent pas à se rendre compte qu’ils ont été floués.
La Banque Nationale n’offre pas de compte d’épargne aux citoyens et commerces du pays. Et même si ses statuts lui permettent de prêter de l’argent aux entreprises, comme l’espéraient clairement les Haïtiens, des registres bancaires découverts aux Archives nationales du monde du travail, à Roubaix, montrent que cela a rarement, sinon jamais, été le cas.
“Non, ce n’est pas de la Banque d’Haïti, telle qu’elle fonctionne, que les Haïtiens peuvent espérer leur relèvement”, écrit alors le Ministre des Finances d’Haïti, Frédéric Marcelin.
M. Marcelin, le fils moustachu d’un riche négociant haïtien, devient le plus ardent détracteur de la banque. À la fois homme d’affaires, journaliste et politique, M. Marcelin luttera pendant des années pour soustraire son contrôle aux actionnaires parisiens.
La relation est tellement inégale, s’indigne-t-il, qu’à “la Banque Nationale d’Haïti, les seules places réservées aux Haïtiens sont celles des garçons de recette”, ces employés chargés d’encaisser les paiements des clients. Encore un nouvel emprunt

La seconde moitié du 19e siècle aurait dû constituer une opportunité immense pour Haïti. La demande mondiale de café, dont la production structure l’économie locale, est alors florissante.
De l’autre côté de la mer des Caraïbes, le Costa Rica profite des richesses tirées du café pour construire des écoles, des systèmes d’égouts et le premier réseau municipal d’éclairage électrique d’Amérique Latine.
Haïti, en revanche, reverse le gros de son impôt sur le café à la France, d’abord à ses anciens esclavagistes, puis au CIC.
Grâce aux prix élevés du café, Haïti demeure malgré tout une économie caribéenne de taille moyenne. Mais lorsque le marché s’effondre dans les années 1890, les impôts haïtiens sur le café dépassent alors le prix de la denrée elle-même. Tout le modèle économique du pays se retrouve au bord du gouffre.
Il est donc temps pour un nouveau prêt : 50 millions de francs (environ 310 millions de dollars aujourd’hui) sont obtenus via la Banque Nationale en 1896. Le prêt est une nouvelle fois garanti par l’impôt sur le café, la source de revenus la plus fiable du pays.
Les Haïtiens sont alors pauvres depuis des générations. Mais c’est à ce moment-là, lorsque le pays se retrouve sous perfusion du café, du CIC et de la Banque Nationale, qu’Haïti entame un déclin rapide par rapport au reste de la région, selon les recherches de l’économiste britannique Victor Bulmer-Thomas, spécialiste de l’histoire des Caraïbes.
“Haïti a fait beaucoup d’erreurs”, explique-t-il, comme le fait de contracter de nouvelles dettes et d’échouer à diversifier son économie. “Mais il n’y a aucun doute sur le fait qu’à partir de la fin du 19e siècle, beaucoup de ses problèmes peuvent être attribués à ces puissances coloniales.”
La chute de la Banque Nationale Henri Durrieu décède en 1890, avant que la banque qu’il a créée ne s’effondre.
En 1903, les autorités haïtiennes commencent à accuser la Banque Nationale de surfacturation frauduleuse, de faire payer des intérêts en double et de travailler au détriment de l’intérêt supérieur du pays. Mais la banque leur rappelle un détail important : elle est une société enregistrée en France, et considère donc que des tribunaux haïtiens ne peuvent juger de tels litiges.
Sans se décourager, M. Marcelin persuade le parlement de reprendre le contrôle du Trésor public. Haïti gagne enfin le droit d’imprimer sa propre monnaie, et de payer ses propres factures.
Mais des documents trouvés aux Archives diplomatiques françaises montrent que la Banque Nationale peut alors compter sur un puissant allié : le gouvernement français.
En janvier 1908, le représentant de la France en Haïti, Pierre Carteron, rencontre M. Marcelin et le presse de normaliser ses relations avec la banque. M. Marcelin refuse. Il faudrait que la banque contribue au développement économique d’Haïti, si tant est qu’elle survive, répond-t-il. Cela pourrait se faire, réplique M. Carteron. Évidemment, ajoute-t-il, Haïti devrait alors rendre à la France le contrôle de son Trésor public. D’ailleurs, “vous avez besoin d’argent”, avance M. Carteron, selon ses propres notes. “Où en trouverez-vous ?”

Les doutes de M. Carteron quant à un accord avec M. Marcelin sont évidents à la lecture de ses notes manuscrites. Il encourage donc ses collègues à Paris à concevoir une autre stratégie.
“Il importera à un haut degré qu’on étudie immédiatement les moyens de reconstituer un établissement de crédit français à Port-au-Prince”, écrit-il avant d’ajouter : “Sans attache désormais avec le gouvernement haïtien.”
Cette nouvelle institution ouvrira ses portes en 1910, avec un léger changement de nom : elle s’appellera désormais la Banque Nationale de la République d’Haïti. Des banques françaises y possèdent toujours des actions mais, trente ans après avoir mis un pied en Haïti, le CIC n’en fait plus partie.
Le centre de gravité de la finance mondiale a alors changé : il se trouve désormais à Wall Street, autour d’un groupe de banquiers américains ambitieux de la National City Bank de New York, l’ancêtre de Citigroup.
Les financiers américains vont poursuivre la stratégie de M. Durrieu. Leur ascension au rang de puissance dominante en Haïti va pourtant mener à une conséquence encore plus dévastatrice que la dette écrasante en partie engendrée par M. Durrieu.
Wall Street finit par se servir d’une arme bien plus puissante que les menaces indirectes d’un diplomate français. Les banquiers américains font appel à leurs amis à Washington et, 35 ans après la création de la Banque Nationale par M. Durrieu, les États-Unis envahissent Haïti.
Au cours de l’une des plus longues occupations militaires de l’histoire américaine, les États-Unis prennent le contrôle des finances d’Haïti, modelant ainsi son futur pour plusieurs décennies.
Une fois de plus, le pays a été ébranlé par l’institution que le président Salomon avait si fièrement célébrée lors de cette nuit au palais présidentiel : la Banque Nationale d’Haïti.
Source: https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/europe/haiti-cic-france-dette.html


LA RANÇON: Les Milliards (En)volés

 

LA RANÇON: Les Milliards (En)volés
By Lazaro Gamio, Constant Méheut, Catherine Porter, Selam Gebrekidan, Allison McCann and Matt ApuzzoMay 20, 2022
Vingt ans après avoir prononcé son indépendance, Haïti voit débarquer une escadre française porteuse d’un ultimatum du roi Charles X. Le choix est simple : la bourse ou la guerre.
La France exige des Haïtiens qu’ils versent une indemnité de 150 millions de francs à leurs anciens maîtres, une somme démesurée au regard de leurs moyens.
Sous la menace de la flotte française, positionnée au large de ses côtes, Haïti accepte.
Haïti, qui avait gagné sa liberté au prix du sang, est forcé de payer à nouveau — cette fois en espèces.
En contrepartie, la France reconnaît l’indépendance d’Haïti. Dans son pays, Charles X est présenté comme le véritable libérateur du peuple haïtien.
Des registres et relevés bancaires racontent pourtant une histoire bien différente. Celle d’une dette dont le montant et la longévité contribueront à enfermer Haïti dans une spirale de pauvreté et de sous-développement.
Haïti est le seul pays au monde où des générations de descendants d’esclaves ont versé des réparations aux héritiers de leurs anciens maîtres.
The New York Times a parcouru nombre d’archives et de documents officiels pour parvenir à ce que beaucoup d’historiens estiment être le premier état détaillé de ce qu’Haïti a effectivement payé pour son indépendance.
En 1825, la France exige que l’indemnité soit réglée en cinq tranches annuelles de 30 millions de francs chacune.
Le montant dépasse largement les maigres moyens d’Haïti. À lui seul, le premier versement représente environ six fois les revenus du pays cette année-là, d’après le célèbre historien haïtien Beaubrun Ardouin au 19e siècle.
Cela fait partie du plan de la France.
La France oblige Haïti à souscrire un emprunt pour couvrir le premier paiement. À ce fardeau s’ajoutent les intérêts et les commissions des banquiers français.
L’ensemble — l’indemnité et l’emprunt pour la payer — est communément appelé la “double dette” d’Haïti.
Fin 1837, une seconde flotte française jette l’ancre à Port-au-Prince, déterminée à faire payer Haïti.
La France accepte finalement de réduire l’indemnité à 90 millions de francs. Mais pendant près de 70 ans, Haïti paya 112 millions de francs au total, l’équivalent de 560 millions de dollars aujourd’hui, selon nos calculs.
Si Haïti avait conservé ces sommes, le pays se serait enrichi à hauteur de 21 milliards de dollars sur deux siècles, d’après nos estimations.
L’apport économique exact de cette somme est impossible à calculer. Mais les nombreux économistes et historiens qui ont vérifié notre analyse considèrent que notre estimation est, en fait, plutôt basse.
L’apport économique exact de cette somme est impossible à calculer. Mais les nombreux économistes et historiens qui ont vérifié notre analyse considèrent que notre estimation est, en fait, plutôt basse.
D’autres affirment que si Haïti n’avait pas été contraint de rembourser la double dette, le pays aurait pu connaître des taux de croissance comparables à ceux de ses voisins d’Amérique latine.
Cela porterait notre estimation à une perte de 115 milliards de dollars pour Haïti.
En 1826, Haïti épuise ses ressources pour effectuer le premier paiement. Le rapport d’un capitaine de navire français décrit comment l’argent est collecté puis transporté à Paris à l’intérieur de caisses verrouillées.
Haïti se retrouve quasi immédiatement en défaut de paiement.
Le fardeau de la dette n’a pas échu à l’élite du pays mais aux cultivateurs de café, par le biais des impôts sur les exportations.
Et c’est sans compter une série de catastrophes naturelles, puis une nouvelle révolution, qui secouent le pays.
En 1843, Jean-Pierre Boyer — le président haïtien qui avait accepté la double dette — est chassé du pays par des opposants qui réclament davantage de droits et moins d’impôts.
Beaucoup lui reprochent d’avoir maintenu le paiement de cette dette honnie.
Indifférente aux problèmes d’Haïti, la France use de tous les moyens pour faire payer son ancienne colonie. Elle dépêche une nouvelle flottille de guerre qui menace de bombarder les ports du pays.
Le paiement est “notre principal intérêt en Haïti, la question qui pour nous y domine toutes les autres”, explique un ministre français de l’époque.
Mauricio Lima pour The New York Times Le remboursement de la double dette se poursuit pendant des décennies. En 1880, une banque française entre en scène et fonde la première Banque Nationale d’Haïti.
Le Trésor public d’Haïti est désormais aux mains d’une banque française. Le gouvernement haïtien ne peut ni déposer ni dépenser des sommes sans lui verser une commission.
Certaines années, les bénéfices générés excèdent le budget haïtien alloué aux travaux publics.
Officiellement, le dernier versement d’Haïti sur sa double dette date de 1888. Mais pour y parvenir, le pays a contracté deux emprunts supplémentaires de taille, en 1874 et 1875.
À nouveau, les banquiers français se versent de gigantesques commissions. Des agents haïtiens corrompus se servent aussi au passage, siphonnant une grande partie de l’argent.
À nouveau, les banquiers français se versent de gigantesques commissions. Des agents haïtiens corrompus se servent aussi au passage, siphonnant une grande partie de l’argent.
D’autres emprunts calamiteux suivent. Officiellement ils sont sans rapport avec la double dette. Mais le pays est alors si exsangue que le gouvernement n’a que peu de ressources pour administrer voire même bâtir le pays.
En 1910, de nouveaux propriétaires s’emparent de la Banque Nationale d’Haïti. Une banque parisienne détient encore la majorité des parts, tandis que des banques américaines et allemandes se partagent le reste.
C’est peut-être la banque nationale du pays, mais elle n’appartient pas à Haïti.
La banque nationale accorde rapidement un nouveau prêt à Haïti à des conditions draconiennes. Le gouvernement se voit souvent refuser l’accès aux fonds, contribuant ainsi à l’aggravation de l’instabilité politique.
En 1911, sur 3 dollars perçus via l’impôt sur le café, la principale source de revenus d’Haïti, 2,53 servent à rembourser des emprunts contractés auprès d’investisseurs français.
Pendant ce temps-là, la France prospère. À Paris, les terrasses bondées servent souvent un café cultivé à l’autre bout du monde par des Haïtiens endettés.
/Getty Images Décembre 1914 : une canonnière américaine surgit à Port-au-Prince. À bord, des Marines américains chargés d’une mission très précise.
Depuis des années, les milieux d’affaires américains menés par la National Bank de New York, ancêtre de Citigroup, pressent les États-Unis de prendre le contrôle d’Haïti.
Ils ont convaincu le secrétariat d'État américain de saisir l’or entreposé dans les coffres de la Banque Nationale d’Haïti.
Les Marines s’introduisent dans la Banque Nationale et y saisissent 500 000 dollars en or.
Quelques jours plus tard, leur butin est à New York.
L’opération des Marines préfigure une invasion à grande échelle d’Haïti l’été suivant. Les Américains prennent le contrôle du gouvernement et rédigent une nouvelle constitution pour le pays.
L’occupation militaire durera 19 ans : c’est l’une des plus longues de l’histoire des États-Unis.
Les Marines américains usent du travail forcé pour la construction des routes, n’hésitant pas à tirer sur les fuyards. Pour beaucoup de Haïtiens, c’est un retour à l’esclavage.
Les finances d’Haïti sont désormais aux mains des États-Unis
En 1922, Haïti est contraint d’emprunter auprès de Wall Street, en dépit d’une opposition féroce du pays qui craint de sombrer encore davantage dans l’endettement.
Le contrôle financier américain perdure jusqu’en 1947. Le régime alimentaire des paysans haïtiens est alors “souvent proche du seuil de famine”, selon un rapport des Nations Unies. À peine un enfant sur six est scolarisé.
Federico Rios pour The New York Times On pourrait facilement réduire l’histoire d’Haïti à une simple affaire de corruption.
Les Duvaliers, dictateurs de père en fils pendant plus de 30 ans, se sont enrichis sur le dos du pays et ont accentué plus encore sa misère.
On pourrait aussi ne retenir de son histoire qu’une succession de cataclysmes: ouragans, épidémies, et catastrophes naturelles telles que le tremblement de terre de 2010 qui a dévasté le pays.
Un désastre. Un État en faillite. Un piège à aide humanitaire. Autant de qualificatifs qui collent à la peau d’Haïti.
Mais au cours des décennies suivant son indépendance, le pays a dû expédier une partie importante de ses richesses outre-mer.
À Haïti, la statue du “Nèg Mawon” figure un esclave fugitif soufflant dans une conque — cri de ralliement de la révolution — en commémoration de la lutte pour la liberté des Haïtiens.
Le prix de cette liberté a été long à payer, et il a privé le pays des richesses dont il avait besoin pour bâtir une nation.
Le système éducatif d’Haïti souffre encore du legs de la dette et de son extraction: aujourd’hui, seul un enfant sur quatre parvient au lycée.
Ce legs affecte aussi les hôpitaux publics d’Haïti, qui manquent cruellement de matériel et de fournitures les plus élémentaires.
Autre effet de la dette, le manque flagrant de canalisations pour la distribution et l’assainissement de l’eau.
En 2011, une épidémie de choléra transmise par des soldats des Nations Unies s’est propagée à une vitesse fulgurante et a fait des milliers de victimes.
Les dettes sont réglées, mais Haïti n’a pas fini d’en payer le prix.
Sources : Les Milliards Envolés - The New York Times (nytimes.com)

vendredi 27 mai 2022

LA RANÇON : À la racine des malheurs d’Haïti : des réparations aux esclavagistes


DONDON Haïti — Adrienne Present s’avance dans la forêt clairsemée près de chez elle pour y cueillir les premières cerises de café de la saison : des billes rouge vif chatoient au creux de ses mains. La récolte a commencé.
Tous les matins, alors qu’il fait encore nuit, elle allume un feu de charbon à même le sol de sa maison. L’électricité n’est jamais arrivée jusqu’à Dondon, la commune au nord d’Haïti où elle vit.
Adrienne Present remplit une casserole avec de l’eau qu’elle a puisée au point le plus proche, une source de montagne qui jaillit dans le champ d’un paysan. Elle y jette du café qu’elle a séché, tamisé, torréfié et moulu dans un grand mortier, le pilon, comme elle a appris à le faire petite.
Le café est au cœur de la vie en Haïti depuis près de trois siècles, quand les esclaves ont défriché des montagnes pour faire place aux premiers caféiers. La colonie, qui s’appelait alors Saint-Domingue, est devenue le premier fournisseur en café et en sucre des cuisines de Paris et des cafés de Hambourg, générant des fortunes exceptionnelles pour un grand nombre de familles françaises. De l’avis de beaucoup d’historiens, c’était aussi la colonie la plus violente du monde.
Les ancêtres d’Adrienne Present ont mis fin à cette situation en 1791 par la première révolte d’esclaves victorieuse du monde moderne. Elle aboutit en 1804 à la création d’une nation nouvelle et indépendante, plusieurs décennies avant que la Grande-Bretagne n’abolisse l’esclavage ou que la guerre de Sécession n’éclate en Amérique.
Après l’indépendance du pays, plusieurs générations de Haïtiens ont pourtant été contraints d’indemniser les héritiers de leurs anciens maîtres esclavagistes. Parmi celles-ci: l’impératrice du Brésil, le gendre du tsar russe Nicolas Ier, le dernier chancelier impérial d’Allemagne, et le général Gaston de Galliffet, surnommé le “massacreur de la Commune” après sa répression sanglante de l’insurrection parisienne de 1871.
Ce fardeau a pesé sur Haïti jusque dans le courant du 20ème siècle. 


Les richesses que les ancêtres d’Adrienne Present tiraient de la terre ont généré d’immenses profits pour le Crédit Industriel et Commercial, ou CIC, une banque qui a co-financé la tour Eiffel, et pour ses investisseurs. Depuis Paris, ils ont eu, pendant des décennies, la mainmise sur les finances haïtiennes. 


Le CIC fait aujourd’hui partie de l’un des plus importants conglomérats financiers d’Europe. Wall Street, elle aussi, a convoité les richesses d’Haïti, et elles ont assuré de très confortables revenus à la banque qui deviendra Citigroup. Supplantant l’influence française, celle-ci encouragea l’invasion américaine d’Haïti, qui sera l’une des plus longues occupations militaires de l’histoire des États-Unis.
La plupart des cultivateurs de café dans la région où vit Adrienne Present n’ont toujours pas d’eau courante ni de fosse septique. Ils se contentent encore de toilettes extérieures rudimentaires et préparent leur diri ak pwa — riz et haricots — sur des feux de camp. Ils livrent leurs récoltes de café à dos de chevaux émaciés équipés de selles en feuilles de palmier et de rênes en corde. À moins qu’ils ne les portent sur la tête, pieds-nus pour parcourir de longs kilomètres de pistes de terre.
Beaucoup d’Haïtiens ne savent pas lire, dont Jean Pierrelus Valcin, le mari d’Adrienne Present. Ils n’ont jamais été “assis sur un banc d’école”, comme on dit en créole. Les six enfants du couple n’ont pas pu finir leur scolarité car les frais sont trop élevés. À Haïti, l’enseignement est essentiellement privé, le pays n’ayant que de peu d’écoles publiques.
“Ici il n’y a rien”, soupire M.Valcin, qui perd la vue mais n’a pas les moyens de consulter un ophtalmologue. “Nos enfants sont obligés de quitter le pays pour trouver du travail.”
Il utilise un terme courant en Haïti — mizè. Davantage que la pauvreté : la misère.
Violence. Tragédies. Faim. Sous-développement. Voilà plus d’un siècle que ces mots collent à Haïti. Enlèvements. Épidémies. Tremblements de terre. Assassinat du président — dans sa chambre, pour cette fois.


Comment se fait-il, alors, que le pays voisin d’Haïti, la République Dominicaine sur la même île, ait un métro, un système de santé subventionné, des écoles publiques, des stations balnéaires bondées et de longues périodes de croissance économique ?
La corruption, voilà l’explication la plus fréquente, non sans raison : les dirigeants haïtiens ont toujours fait main basse sur les richesses du pays. Il arrive d’entendre des élus parler ouvertement à la radio des pots-de-vin qu’ils touchent, et nombre d’oligarques bénéficient de monopoles lucratifs et échappent à l’impôt. D’après Transparency International, Haïti compte parmi les pays les plus corrompus au monde.
Mais c’est sans tenir compte d’une autre histoire, celle-là rarement enseignée ou même reconnue. Haïti, le premier pays dont les esclaves se sont affranchis par eux-mêmes pour fonder leur propre nation, a été forcé de payer une nouvelle fois pour sa liberté — en espèces, cette fois.
Vingt-et-un an après la proclamation de leur indépendance par les héros révolutionnaires haïtiens et leur serment de mourir plutôt que retomber sous la coupe de la France, des navires de guerre français surgissent au large d’Haïti.
Vingt-et-un an après la proclamation de leur indépendance par les héros révolutionnaires haïtiens et leur serment de mourir plutôt que retomber sous la coupe de la France, des navires de guerre français surgissent au large d’Haïti.

 
À bord, 500 canons et l’envoyé du roi, le baron de Mackau, porteur d’un ultimatum redoutable : Si vous ne payez pas cette somme faramineuse, ce sera de nouveau la guerre.
Les Haïtiens ont de quoi prendre ces menaces au sérieux. Vingt ans plus tôt, Napoléon a déjà tenté de les soumettre en leur dépêchant l’une des plus importantes flottes militaires jamais rassemblées par la France, placée sous les ordres de son propre beau-frère. Les Haïtiens ont remporté la victoire et proclamé leur indépendance. Napoléon, qui aura perdu là davantage d’hommes qu’à Waterloo, a fini par rappeler ses troupes.
Mais les riches colons français impatients de récupérer leurs terres ne baissent pas les bras, et finissent par trouver oreille attentive au retour des Bourbons. Un ministre de la Marine, ancien colon et ardent défenseur de l’esclavage, va jusqu’à deviser un nouveau plan visant à remettre les Haïtiens en esclavage ou à les “exterminer” au moyen d’une armée de taille encore supérieure.
Haïti n’a aucun allié sur qui compter. Par leur refus de reconnaître son indépendance, les puissances mondiales l’ont mis au ban des nations. Les législateurs américains, tout particulièrement, redoutent que leurs propres esclaves ne s’inspirent de l’exemple haïtien et ne se révoltent.
Le président haïtien cède alors aux exigences de la France, espérant qu’une reconnaissance internationale assurerait au pays prospérité commerciale et sécurité. Avec cela, Haïti devient le premier et le seul pays à voir plusieurs générations de descendants d’esclaves verser des réparations financières aux héritiers de leurs anciens maîtres.


C’est ce qu’on appelle souvent “la dette de l’indépendance”. L’appellation est cependant trompeuse. C’était une rançon.
La somme était exorbitante au regard des maigres moyens d’Haïti. À lui seul, le premier paiement, en 1825, représentait six fois les revenus du gouvernement cette année-là, selon les reçus officiels consultés par Beaubrun Ardouin, un historien haïtien du 19ème siècle.
Tout cela était intentionnel et faisait partie d’un plan. Car le roi de France avait confié au baron de Mackau une seconde mission : veiller à ce que l’ancienne colonie emprunte à des banques françaises pour s’acquitter de ses paiements.
C’est ce qu’on appelle la “double dette” d’Haïti — l’indemnité et l’emprunt contracté pour la payer. Colossale, elle a stimulé la croissance du tout jeune système bancaire international sur la place de Paris et précipité Haïti sur la voie de la pauvreté et du sous-développement. D’après Beaubrun Ardouin, à elles seules, les commissions des banquiers cette année-là dépassent l’ensemble des recettes du gouvernement haïtien.
Et ce n’est qu’un commencement. La double dette contribuera à happer Haïti dans une spirale d’endettement qui l’affaiblira pendant plus de 100 ans, siphonnera une grande partie de ses revenus et grèvera sa capacité à se doter d'institutions et d’infrastructures essentielles à toute nation indépendante. Des générations après que les esclaves se sont rebellés pour créer la première nation Noire libre des Amériques, leurs descendants seront forcés de travailler pour un salaire dérisoire, voire inexistant, au bénéfice de tiers : d’abord les Français, puis les Américains, et enfin leurs propres dictateurs.
Deux siècles plus tard, l’écho des salves des canons français à Port-au-Prince marquant l’accord sur la dette résonne toujours. Il n’y a qu’à voir les bidonvilles, les hôpitaux dépourvus de tout, les routes défoncées et les estomacs vides, jusque dans ces campagnes jadis parmi les plus lucratives et fécondes du monde.


“C’était un pays pauvre que 300 ans d’exploitation ont encore appauvri”, déplore Cedieu Joseph, sa voix se mêlant au chant des cigales sur sa parcelle de café à Dondon, non loin de celle d’Adrienne Present. Il gère une coopérative de café qui porte le nom d’un héros local de la révolution et compare la dette de l’indépendance à un fouet brandi par la France pour punir son ancienne colonie d’avoir désiré, et gagné, sa liberté.
“Les esclaves se sont battus pour notre indépendance”, rappelle-t-il. “Les faire payer pour cette indépendance, c’était créer un nouveau type d’esclavage.”
 
Entre-temps, la double dette est tombée dans les oubliettes de l’histoire. 
La France n’a toujours fait que la minimiser, la déformer, si ce n’est la gommer des mémoires. Seule une poignée d’universitaires l’a étudiée dans le détail. Aucun calcul approfondi n’a été tenté, d’après les historiens, de ce que les Haïtiens ont effectivement payé. Les Haïtiens eux-mêmes ne s’accordent toujours pas sur les effets à long terme de la dette sur l’économie, le développement et le destin politique du pays.
The New York Times s’est plongé pendant plusieurs mois dans des milliers de pages d’archives gouvernementales, certaines anciennes de plusieurs siècles et qui n’ont sans doute jamais été étudiées par des historiens. Nous avons fouillé dans des bibliothèques et des archives en Haïti, en France et aux États-Unis pour mieux comprendre la double dette et ses effets financiers et politiques sur Haïti.
Dans une démarche qualifiée de première par des historiens, nous avons calculé les sommes effectivement versées par les Haïtiens aux héritiers de leurs anciens maîtres, aux banques et aux investisseurs français détenteurs du premier prêt ayant servi à financer l’indemnité. Ont été pris en compte non seulement les remboursements de la dette par le gouvernement, mais aussi les intérêts et les pénalités de retard appliqués au fil des décennies.

D’après nos calculs, Haïti a déboursé environ 560 millions de dollars en valeur actualisée. Et cette somme est loin de correspondre au déficit économique réel subi par le pays. Si elle avait été injectée dans l’économie haïtienne et avait pu y fructifier ces deux derniers siècles au rythme actuel de croissance du pays — au lieu d’être expédiée en France sans biens ni services en retour — elle aurait à terme rapporté à Haïti 21 milliards de dollars. Et cela même en tenant compte de la corruption et du gaspillage notoires dans le pays.
À titre d’échelle, c’est bien davantage que le produit intérieur brut d’Haïti en 2020.
Nous avons partagé nos conclusions et notre analyse avec 15 économistes et historiens de renom, spécialistes des économies en développement et des effets des dettes publiques sur la croissance. Tous à l’exception d’un seul ont validé notre estimation de 21 milliards de dollars, ou déclaré qu’elle se situait dans la fourchette des possibles, ou encore l’ont jugée trop prudente. Certains ont proposé des modélisations alternatives, dont la plupart aboutissent à des pertes encore plus importantes à long terme pour Haïti.
La raison en est simple : si cet argent n’avait pas été envoyé aux anciens esclavagistes, il ne serait pas resté entre les mains de cultivateurs de café, de blanchisseuses, de maçons ou de tout autre à l’avoir gagné par le travail. Au contraire, il aurait circulé dans les commerces, il aurait servi à payer des frais de scolarité et de santé. Il aurait contribué à soutenir des entreprises déjà existantes et à en créer de nouvelles. L’État en aurait capté une partie, peut-être pour construire ponts, égouts et autres canalisations.
Toutes ces dépenses rapportent au fil du temps car elles font croître l’économie d’un pays. Il est impossible de savoir avec certitude la tournure qu’aurait prise l’économie haïtienne, et compte tenu des fréquentes pratiques de corruption des dirigeants, certains historiens estiment que les besoins des paysans pauvres, comme ceux de Dondon par exemple, n’auraient de toute manière jamais été prioritaires.
Mais d’autres assurent que, sans le fardeau de la double dette, Haïti aurait pu se développer au même rythme que ses voisins d’Amérique Latine. “Il n’y a aucune raison pour qu’un Haïti libéré du fardeau français n’ait pas pu le faire”, soutient l’historien des finances Victor Bulmer-Thomas, spécialistes des économies de la région. André A. Hofman, expert du développement de l’Amérique Latine, estime le scénario “très raisonnable”, lui aussi.
Si l’on prend cette hypothèse, le manque à gagner pour Haïti est stupéfiant, de l’ordre de 115 milliards de dollars, soit huit fois la taille de son économie en 2020.
En d’autres termes, et d’après l’étude récente d’une équipe internationale d’universitaires, si Haïti n’avait pas eu à indemniser ses anciens maîtres, son revenu par habitant en 2018 aurait été près de six fois plus élevé — et comparable à celui de la République Dominicaine voisine.
Pour ces universitaires, le fardeau imposé à Haïti est “sans doute la dette souveraine la plus odieuse de tous les temps”.
The New York Times n’a calculé que l’impact économique de la double dette — les réparations aux colons et le prêt initial contracté pour les financer.
Les problèmes d’Haïti allaient bien plus loin que cela.
La dette a engendré une cascade de privations, de déficits budgétaires et d’emprunts extérieurs ruineux qui ont affecté Haïti jusqu’au-delà du 20ème siècle.
En 1888, quand le pays boucle enfin son dernier paiement lié aux anciens esclavagistes, la dette est loin d’être réglée. Pour s’en acquitter, Haïti a emprunté à d’autres créanciers étrangers. Ces derniers, de mèche avec des fonctionnaires haïtiens cupides et indifférents aux souffrances de leur peuple, ponctionneront au fil des décennies une part importante des revenus du pays.
Déjà exangue d’avoir payé la France depuis des décennies, Haïti multiplie les emprunts. En 1911, sur 3 dollars perçus via l’impôt sur le café, principale source de revenus du pays, 2,53 dollars servent à rembourser la dette aux mains d’investisseurs français, d’après les estimations des historiens haïtiens Gusti-Klara Gaillard et Alain Turnier. Leurs calculs concordent avec des livres de comptes conservés au Centre des Archives diplomatiques françaises à La Courneuve, en banlieue parisienne
. La somme restante ne permet guère de gouverner le pays, encore moins de le bâtir.
Sous l’occupation américaine qui débute 1915, il arrive certaines années que le budget serve davantage à payer les salaires et les frais des Américains qui contrôlent les finances haïtiennes qu’à fournir des soins de santé à l’ensemble de la nation, qui compte environ deux millions d’habitants.
La levée de la mainmise fiscale américaine à la fin des années 1940 ne change rien à la donne. Les paysans haïtiens survivent dans un état “souvent proche du seuil de famine”, selon un rapport des Nations Unies de l’époque. À peine plus d’un enfant sur six est scolarisé.
Le pays croule toujours sous les dettes. Dans les années 1940, on demande aux enfants qui ont la chance d’aller à l’école d’apporter quelques sous en classe pour aider au remboursement de l’avalanche d’emprunts qui accable le pays depuis sa création.
En France, cette histoire est passé sous silence. Les programmes scolaires français ne font pas mention des réparations que des générations d’Haïtiens ont été forcés de payer à leurs anciens maîtres, constatent les chercheurs. Alors quand un dirigeant de Haïti évoque la question à grand bruit, le gouvernement français prend l’affaire de haut et tente d’étouffer la polémique.
Jean-Bertrand Aristide est un ancien prêtre et le premier président démocratiquement élu après une longue dictature. En 2003, à grands renforts de publicités télévisées et de banderoles dans les rues, il exige que la France rembourse les sommes extorquées et charge une équipe de juristes de réunir de quoi initier une procédure judiciaire internationale. Le gouvernement français réplique en nommant une commission publique chargée d’examiner les relations entre les deux pays. En coulisses, la commission a toutefois pour instruction de “ne pas dire un mot allant dans le sens de la restitution”, affirme Thierry Burkard, l’ambassadeur de France en Haïti à l’époque, lors d’un entretien avec The New York Times.
Aux yeux de la commission, les exigences de M. Aristide sont des manœuvres de démagogue. Dans son rapport publié en janvier 2004, la dette de l’indépendance était un simple “traité” conclu entre Haïti et la France — la présence d’une armada de guerre au large d’Haïti pour l’imposer de force n’est mentionnée qu’en annexe.
Un mois plus tard, le gouvernement français contribuera à évincer Jean-Bertrand Aristide du pouvoir sous prétexte d’éviter que les troubles politiques secouant Haïti ne dégénèrent en guerre civile. La France a longtemps nié tout lien entre le départ du président haïtien et sa demande de restitution. M. Burkard, pourtant, le reconnaît : “C’est probablement ça aussi un peu”.
La demande, ajoute-t-il, “aurait été un précédent pour 36 autres réclamations”.
La question de la restitution ne disparaît pas avec le départ de Jean-Bertrand Aristide. En mai 2015, lors de l’inauguration d’un centre mémoriel sur la traite et l’esclavage en Guadeloupe, le président François Hollande sidère son public en qualifiant le tribut versé par Haïti de “rançon de l’indépendance”.
“Quand je viendrai en Haïti", promet-il, “j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons.”
Le public, parmi eux le président haïtien de l’époque, se lève comme un seul homme et l’applaudit avec ferveur.
“Les gens pleuraient, les chefs d’État africains pleuraient”, se rappelle Michaëlle Jean, ancienne secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie, d’origine haïtienne, et qui assistait à l’événement. “C’était immense.”
Mais l’enthousiasme est de courte durée.
Quelques heures plus tard, l’entourage du président Hollande précise aux agences de presse que ce dernier parlait d’une “dette morale” de la France envers Haïti — et non d’une quelconque indemnisation financière. La position de la France n’a pas bougé depuis.
“La France doit regarder son histoire en face”, reconnaît le ministère des Affaires Étrangères au New York Times, ajoutant l’expression de sa “solidarité” à Haïti. La France n’a néanmoins pas calculé le montant des sommes reçues d’Haïti au fil des générations.
“C’est le travail des historiens”, estime le ministère.
Les paiements haïtiens aux anciens colons n’étaient censés bénéficier qu’à des propriétaires individuels, non au gouvernement français. L’État en touchera pourtant sa part. D’après des documents officiels de la fin des années 1900 retrouvés par The New York Times, près de 2 millions de francs versés par les descendants d’esclaves — environ 8,5 millions de dollars — ont rejoint les caisses de l’État français. (La direction générale du Trésor se refuse à tout commentaire, affirmant que ses archives ne remontent qu’à 1919.)
Les descendants de familles qui ont touché ces réparations font encore partie, pour certains, du gotha européen ou de l’aristocratie française. Parmi eux, on trouve Maximilien Margrave de Baden, cousin germain du prince Charles ; Ernest-Antoine Seillière de Laborde, ancien président du Medef ; ou encore Michel de Ligne, un prince belge dont les ancêtres, proches de Catherine II de Russie, firent construire le “Versailles belge”, où des centaines d’enfants Juifs ont été cachés pendant l’Holocaust.
The New York Times a retrouvé et interrogé plus de 30 descendants de familles ayant bénéficié de paiements liés à la dette de l’indépendance haïtienne. La plupart déclarent tomber des nues.
“C’est une partie de l’histoire de ma famille que je ne connaissais pas”, s’étonne Nicolas Herzog von Leuchtenberg — duc de Leuchtenberg et descendant au sixième degré de Joséphine de Beauharnais, la première femme de Napoléon — lors d’une interview téléphonique depuis l’Allemagne.
Le poids de la dette n’a pas pesé de manière égale sur tous les Haïtiens. La petite élite du pays, qui vit aujourd’hui dans des résidences protégées quand elle n’est pas en vacances à Paris ou à Miami, a été très peu affectée. Ce sont les plus pauvres qui ont payé le prix fort — et qui continuent de le faire, beaucoup soulignent, puisque le pays a toujours manqué d’écoles, d’eau potable, d’électricité et autres services de base.
“Aujourd’hui encore, nous souffrons des conséquences de la dette”, constate Francis Saint-Hubert, un médecin qui enseigne à l’École de médecine de la Fondation Aristide pour la Démocratie en Haïti, et qui a participé à la campagne de Jean-Bertrand Aristide pour la restitution. Lors d’une visite récente à un hôpital public, il a trouvé les armoires vides des fournitures les plus élémentaires. Aucun tensiomètre. Aucun thermomètre.
“Nous continuons à payer”, déplore-t-il, “et parfois de nos vies.”
Les documents que the New York Times a consultés permettent de comprendre la genèse de cette dette et son impact au fil de l’histoire. Certains remontent aux années précédant la naissance de la nation haïtienne.
La colonie la plus lucrative du monde
Au temps de l’esclavage, la prospérité de Saint-Domingue est telle que Cap-Français, sa ville la plus grande et la plus importante, est surnommée le “Paris des Antilles”. Librairies, cafés, jardins, places publiques élégantes et fontaines bouillonnantes y abondent. La Comédie du Cap, d’une capacité de 1500 spectateurs, accueille 200 spectacles par an, beaucoup en provenance directe de Paris, ainsi qu’un grand nombre de bals. L’historien John Garrigus raconte que les maisons de Cap-Français — avec leurs toits d’ardoise caractéristiques, leurs murs et leurs cours blanchies à la chaux — se louaient quatre fois plus cher que des appartements en rez-de-chaussée au centre de Paris. Le port de la ville, aujourd’hui envahi d’ordures, était à tout moment encombré de navires prêts pour la traversée de l’océan.
L’essor de ce territoire montagneux niché dans la partie occidentale de l’île d’Hispaniola, et colonisé bien après les autres îles caribéennes, a été fulgurant. Moins d’un siècle après sa colonisation par la France, Saint-Domingue devient le premier fournisseur de sucre de l’Europe. À la fin des années 1730 apparaissent les premières plantations de café, sur les flancs des montagnes de Dondon où travaille aujourd’hui Adrienne Present.
Dès fin des années 1780, la colonie de Saint-Domingue aura capté à elle seule 40 % de l’ensemble du commerce transatlantique d’esclaves. Les Africains arrachés de chez eux succombent en grand nombre quelques années après leur traversée dans les cales putrides et surpeuplées des navires négriers, puis leur marquage au fer du nom ou des initiales de leurs nouveaux maîtres.
Ceux qui survivent constituent la proportion stupéfiante de 90 % de la population de la colonie. Ils sont écrasés par la faim, l’épuisement et des châtiments publics d’une extrême brutalité. Les supplices ont lieu sur l’une ou l’autre des élégantes places de l’île, et les colons s’y pressent en foule voir les esclaves être brûlés vifs ou écartelés, membre par membre, sur une roue.
Ces châtiments sadiques sont si courants, notent les historiens, qu’ils acquièrent des surnoms : “le quatre-piquets”, “le hamac” ou encore “l’échelle”. Il existe même une technique consistant à bourrer l’esclave de poudre à canon avant de le faire exploser comme un boulet. On lui “brûlait un peu de poudre au cul”, précise l’historien Pierre de Vaissière, citant une lettre de colon datée de 1736.
“Ô terre de mon pays ! en est-il une sur le globe qui ait été plus imbibée de sang humain ?” écrit le baron de Vastey, un officier haïtien affecté au nord du pays, dans un livre publié en 1814, “Le Système colonial dévoilé”.
“À la honte de la France, pas un seul de ces monstres n’a subi la peine due à ses forfaits”, s’insurge-t-il, désignant les propriétaires et les régisseurs de plantations par leurs noms.
Dans les années 1780, la France renforce sa législation interdisant aux maîtres de mutiler ou de tuer leurs esclaves, signe du degré de cruauté qu’avaient atteint les planteurs. Quelques années plus tard, 14 esclaves d’une plantation de café isolée entreprennent un long voyage jusqu’au Palais de Justice de Cap-Français pour prendre la mesure de ces nouvelles lois. Leur maître, un riche colon nommé Nicolas Lejeune, a fait torturer deux femmes que les enquêteurs retrouveront enchaînées, les jambes noircies de brûlures. Elles décèderont peu après. Lejeune, lui, sera acquitté.
Dans une lettre au procureur, Lejeune affirme que la seule chose qui “empêche le Nègre de poignarder son maître, c’est le sentiment du pouvoir absolu qu’il [le maître] a sur sa personne”, rapporte l’historien Malick Ghachem. “Ôtez-lui ce frein, il osera tout.”
Trois ans plus tard, par un soir d’août, les esclaves de Saint-Domingue se révoltent et déclenchent ce que les historiens désignent comme étant la plus grande insurrection d’esclaves de l’histoire.
On sait peu de choses sur les premiers jours de l’insurrection. Un esclave avouera, sans doute sous la torture, qu’il a pris part à une réunion clandestine dans les bois avec 200 autres venus du nord de la colonie. Plus tard, lors d’une cérémonie, les insurgés feront le serment d’éliminer l’oppresseur et les instruments de leur asservissement.
Toutes les armes possibles sont mises à bon usage et de nouvelles sont façonnées. La plus efficace est la mise à feu des champs et des bâtiments des plantations de canne à sucre. Un chirurgien français décrit le nuage de fumée noire qui envahit Cap-Français, si dense qu’après le coucher du soleil, le ciel luit telle lors d’une aurore boréale.
En l’espace de deux semaines, toutes les plantations dans un rayon de 80 kilomètres de la capitale sont réduites en cendres et les rebelles, la plupart en haillons, quelques centaines à cheval, se sont répartis en trois armées. Un chef rebelle devient tristement célèbre en répliquant les châtiments cruels des propriétaires d’esclaves, accablant les colons de coups de fouets et leur coupant les mains.
Deux ans après le début de l’insurrection, les commissaires français de la colonie proclament que tous les asservis sont désormais libres et citoyens français. La décision se veut pragmatique : les recrues manquent pour défendre la colonie contre les attaques de la Grande-Bretagne, ou de l’Espagne qui contrôle la partie orientale de l’île d’Hispaniola. La décision est aussi d’ordre idéologique, notent les historiens, puisqu’elle reflète les idéaux révolutionnaires qui submergent la France au même moment.
En 1794, après l’exécution de Louis XVI et de Marie-Antoinette, le gouvernement révolutionnaire abolit l’esclavage non seulement à Saint-Domingue mais dans l’ensemble des colonies françaises. Pour l’historien Laurent Dubois, c’est là le bouleversement le plus radical issu de la Révolution française. Avec toutefois une nuance : pour les esclaves de Saint-Domingue, “ce n’était que la fin du début d’une longue lutte pour la liberté.”
Napoléon, qui a pris le pouvoir en 1799, a des vues bien différentes sur l’esclavage. Dès décembre 1801, il dépêche à Saint-Domingue une armada de quelque 50 vaisseaux pour y réimposer l’empire colonial français. “Défaites-nous de ces Africains dorés”, ordonne-t-il au commandant de la flotte, son beau-frère. Il rétablit la traite négrière dans les autres colonies françaises et prévoit qu’il faudra trois mois pour soumettre les Haïtiens.
Au lieu de cela, près de 50 000 soldats, marins et colons français trouveront la mort sur l’île, selon l’historien Philippe Girard. Deux ans après leur arrivée, le peu qu’il reste des troupes napoléoniennes lève l’ancre depuis le port calciné de Cap-Français, qui sera rebaptisé Cap-Haïtien.
Du Brésil à la Caroline du Sud, la proclamation de son indépendance par Haïti — du nom indigène repris par les insurgés — fait souffler un vent d’espoir parmi toutes les populations asservies, note l’historien Julius S. Scott.
Mais pour leurs maîtres, c’est un redoutable précédent.
“La paix de 11 États de notre union ne saurait tolérer qu’une insurrection victorieuse de Nègres porte ses fruits”, tonnera Thomas Benton, sénateur américain du Missouri, devant ses collègues parlementaires au Congrès. Et d’expliquer pourquoi il est hors de question que les États-Unis reconnaissent le nouvel état indépendant : “Il ne sera permis à aucun consul ni ambassadeur Noir de s’établir dans nos villes et de parader dans notre pays.”
Le sénateur de Géorgie John Berrien déclarera que toute relation officielle avec Haïti “entraînerait une contagion morale” à côté de laquelle la peste la plus noire apparaîtrait “inoffensive et insignifiante”.
L’ultimatum
Haïti savait que les Français reviendraient. Leur prémonition est encore scellée dans les hautes murailles de la Citadelle, la plus grande forteresse militaire des Caraïbes et sans doute le bâtiment le plus important d’Haïti, qui domine toujours les plantations de café de Dondon. Dressés sur un sommet verdoyant, les remparts gris, tachetés désormais de lichen orangé, sont épais de 3 mètres et hauts de 40. On dirait la proue d’un navire immense prêt à fondre sur les frêles embarcations en contre-bas. Plus de 160 canons menacent depuis les meurtrières et les corniches.
La Citadelle a été érigée en 14 ans à peine dans les toutes premières années de l’indépendance par 20 000 paysans réquisitionnés par le nouveau gouvernement haïtien. Elle est l’un des 30 forts édifiés sur ordre de Jean-Jacques Dessalines, le premier dirigeant d’Haïti, pour parer à un “éventuel retour offensif des Français”.
Ce retour finit par arriver — 21 ans après l’indépendance.
Le 3 juillet 1825, à midi, un navire de guerre français flanqué de deux autres vaisseaux fait son entrée dans le port de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti.
C’est Charles X, le nouveau roi de France, qui a dépêché les vaisseaux avec pour mission de faire appliquer l’ordonnance suivante : la France reconnaîtra l’indépendance de son ancienne colonie en contrepartie de 150 millions de francs et d’une baisse radicale des taxes douanières sur les marchandises françaises.
Si le gouvernement haïtien refuse de ratifier l’ordonnance exactement telle qu’elle est rédigée, le baron Ange René Armand de Mackau a pour ordre de traiter Haïti “en ennemi de la France” et de mettre en place un blocus de ses ports. Dans le rapport rédigé de sa main , le baron écrit qu’il a pour instruction de lancer une opération militaire qui “ne pourra plus être arrêtée.”
“Je ne suis pas un négociateur”, prévient-il le président haïtien Jean-Pierre Boyer, toujours d’après son rapport publié cette année en France. “Je ne suis qu’un soldat.”
En amont de la côte, onze autres navires de guerre français patientent. Un général du président haïtien lui fait porter de toute urgence la nouvelle, alors qu’il est en pleins pourparlers, qu’un de ses hommes a repéré la flotte française.
L’idée de payer la France n’est pas nouvelle. Le président haïtien en place en 1814 l’avait déjà avancée pour éviter ce que beaucoup craignaient qu’il advienne d’un moment à l’autre : une nouvelle invasion française. Privé d’échanges commerciaux avec l’Hexagone, parfois même avec les États-Unis, Boyer lui-même avait envisagé un paiement en échange de la reconnaissance internationale d’Haïti.
Mais il s’était agi là de négociations diplomatiques. Désormais, un montant exorbitant est exigé sous peine de guerre. Les requêtes de la France sont “excessives” et “dépassent tous nos calculs”, s’insurge Boyer, d’après le rapport du baron.
Après trois jours de réunions, le président haïtien finit néanmoins par céder.
Certains historiens contestent l’idée que Boyer aurait transigé pour la seule raison d’éviter la guerre à son peuple. L’universitaire haïtien-américain Alex Dupuy est plutôt d’avis que le président y voyait l’occasion d’entériner les droits de propriété de l’élite haïtienne sur les terres qu’elle avait saisies, et qu’il savait que les coûts seraient répercutés sur les masses démunies. “Il faut comprendre la pression exercée par la France sur Haïti, mais aussi les intérêts de la classe dirigeante haïtienne”, souligne-t-il
. L’ordonnance du roi marque une véritable rupture. L’usage veut que les réparations de guerre incombent aux perdants, rappellent les historiens. En 1815, les vainqueurs en Europe ont fait payer à la France ses guerres napoléoniennes, dix ans avant l’arrivée du baron de Mackau en Haïti. Après la Première Guerre mondiale, les Alliés réunis à Versailles ont imposé à l’Allemagne des pénalités considérables, sources du profond ressentiment qui mènera à la Seconde Guerre mondiale.
Dans le cas d’Haïti, c’est l’inverse : ce sont les vainqueurs qui doivent s’acquitter de réparations alors même qu’ils ont brisé leurs chaînes puis repoussé l’assaut des troupes napoléoniennes. Plutôt que de réparer, sinon simplement de reconnaître les abus de l’esclavage, l’ordonnance de Charles X se focalise sur les pertes financières de leurs anciens maîtres.
Au cours des décennies suivantes, la Grande Bretagne et d’autres pays aboliront l’esclavage et indemniseront leurs colons de leurs pertes tout en exigeant des nouveaux affranchis qu’ils continuent de travailler plusieurs années gratuitement pour leurs anciens maîtres. L’historienne suisse Frédérique Beauvois le rappelle : seuls les États-Unis, au lendemain de la guerre de Sécession, acteront la libération des esclaves sans aucune compensation pour leurs esclavagistes.
Le cas d’Haïti fait exception. Les Haïtiens s’étaient déjà libérés.
Dans les autres cas, les gouvernements ont indemnisé les propriétaires d’esclaves pour atténuer leur résistance à l’abolition et éviter que l’économie ne s’effondre. Mais dans le cas d’Haïti, France exige que ce soient les anciens asservis qui paient.
“C’était pour les punir”, assure Frédérique Beauvois. “C’était une vengeance.”
La facture est démesurée. En 1803, la France a cédé la Louisiane aux États-Unis pour la somme de 80 millions de francs — à peine plus de la moitié de ce qu’elle exige désormais d’Haïti. Et la Louisiane s’étendait alors sur une très large partie du continent, englobant tout ou partie de 15 États américains actuels. Haïti était 77 fois plus petit.
Le gouvernement haïtien n’a pas de quoi payer le premier des cinq versements prévus par l’ordonnance.
« Le baron ramène donc trois diplomates haïtiens en France, où ils scellent un emprunt de 30 millions de francs. Mais une fois les commissions prélevées par le consortium de banquiers prêteurs, dont les Rothschild, Haïti ne touche que 24 millions de francs.
Les Haïtiens se retrouvent soudain à devoir non plus 150, mais 156 millions de francs. Plus les intérêts. »
C’est l’un des premiers d’une multitude de prêts par des banques françaises à des gouvernements étrangers qui feront de Paris une plaque tournante de la finance internationale. Il servira aussi de prototype pour la mainmise sur les colonies post-indépendance ainsi que l’envisageait le baron, qui sera ministre de la Marine et des Colonies.
“Sous un tel régime", écrira-t-il, “Haïti deviendrait indubitablement une province de la France, rapportant beaucoup et ne coûtant rien.”
‘Réduites par décès’
Paris, 1826. Charles X désigne une commission chargée d’examiner les quelque 27 000 demandes d’indemnisation d’anciens colons qui ont afflué plus de 30 ans après la révolution haïtienne.
L’indemnisation la plus importante reviendra à la famille d’un des plus puissants esclavagistes de l’histoire d’Haïti, Jean-Joseph de Laborde, banquier de Louis XV, selon l’historien allemand Oliver Gliech auteur d’une base de données sur les anciens colons.
À la fin du 18ème siècle, les navires négriers de Laborde ont convoyé vers Haïti près de 10 000 Africains, et il a fait travailler plus de 2 000 personnes asservies sur ses plantations. Beaucoup y ont péri. Il est décapité en 1794 sous la Révolution Française, mais deux de ses enfants, Alexandre et Nathalie, toucheront près de 350 000 francs, soit environ 1,7 millions de dollars actuels, en compensation de pertes déclarées en Haïti.
Officiellement, les anciens colons n’ont droit qu’à un dixième de la valeur de leurs biens perdus. Mais Alexandre, fils de Laborde et par ailleurs fervent abolitionniste, s’étonne lors d’un débat parlementaire en 1833 du montant des indemnités, si élevées qu’elles dépassent la valeur réelle des pertes subies.
“Avec la moitié de l’indemnité qui me reviendrait, je pourrais acquérir les trois habitations que je possédais”, affirme-t-il aux législateurs.
La loi dispose que la commission n’indemnisera les Français que pour les seuls “biens-fonds”, c’est-à-dire les biens immobiliers. Il est cependant entendu que “les esclaves étaient presque la seule valeur de Saint-Domingue” et doivent donc être pris en compte dans les calculs. C’est ce que précise à ses collègues parlementaires Jean-Marie Pardessus, un homme politique qui contribue à établir les règles d’indemnisation.
Aujourd’hui, le peu que nous connaissons des décisions de la commission provient d’un volume de 990 pages de ses notes manuscrites retrouvé en 2006 aux Archives Nationales du Monde du Travail à Roubaix.
On y découvre les réclamations d’anciens colons qui, comme preuve de leurs achats d’Africains à la veille de la Révolution, soumettent des courriers de capitaines de navires négriers ou de marchands d’esclaves. On comprend aussi à la lecture de ces pages que les commissaires soustraient du montant de l’indemnité la valeur des esclaves que les colons ont emmenés avec eux dans leur fuite.
En 1828, la commission auditionne Philippine Louise Geneviève de Cocherel. Son père, le marquis de Cocherel alors tout juste décédé, avait possédé six propriétés à Saint-Domingue, dont une plantation de sucre et une plantation de café.
Ce marquis a été distingué par le baron de Vastey dans son traité sur les horreurs de l’esclavage, mais le secrétaire de la commission enregistre les pertes sans états d’âme.
D’une belle écriture cursive, il note que les plantations de sucre et de coton ont été “réduites postérieurement par décès” à 220 esclaves d’une valeur estimée à 3 425 francs par tête.
Quant aux esclaves sur la plantation de café, ils ont été “réduits à 40 par décès” d’une valeur de 3 250 francs chacun. Dans la ferme principale 7 ont été “réduits à 6” évalués à 2 500 francs par tête.
En 1789, avant la rébellion des esclaves et avant de retourner en France, le marquis a acheté 21 Africains tout juste enlevés de chez eux. Comme aucune précision n’est donnée quant au lieu où il les a fait travailler, la commission les évalue au prix moyen et au centime près : 3 366,66 francs.
La fille de M. de Cocherel, désormais jeune mariée et elle-même marquise, se voit finalement octroyer le versement annuel d’une somme moyenne de 1 450 francs — 280 dollars dans les années 1860 — sur plusieurs dizaines d’années, d’après le compte-rendu officiel des arrêtés de la commission.
À titre de comparaison, le revenu annuel moyen d’un cultivateur de café en 1863 en Haïti est d’environ 76 dollars, écrit à l’époque l’économiste et homme politique haïtien Edmond Paul. À peine de quoi s’offrir un repas par jour composé de “ce qu’il y a de moins substantiel dans une œuvre de mastication.”
Comme au temps de l’esclavage, déplore-t-il.
“Prête à combattre”
Le gouvernement haïtien se retrouve immédiatement à court de fonds. Pour régler la première tranche de l’indemnité, il vide les caisses de l’État et expédie en France tout l’argent qui s’y trouve à bord d’un navire français, en sacs rangés dans des caisses clouées et cerclées de fer. Il ne reste plus un sou pour les services publics.
Pour recouvrer le restant de la somme, le gouvernement français brandit à nouveau la menace de guerre.
“Une armée de 500 000 hommes [est] prête à combattre", écrit le ministre des Affaires étrangères au consul de France à Haïti en 1831, “et derrière cette force imposante, une réserve de 2 millions.”
La réaction du président Boyer ne se fait pas attendre : il fait voter une loi qui dispose que chaque Haïtien doit se préparer à défendre le pays. Il fait aussi bâtir Pétionville, un quartier verdoyant aujourd’hui bastion de l’élite haïtienne sur un colline surplombant la baie de Port-au-Prince. Hors de portée des canons.
De l’avis même de diplomates français, l’effet de leurs menaces est qu’Haïti investit son argent dans l’armée plutôt que de l’envoyer en France.
“La crainte de la France, qui naturellement veut être payée, ne lui permet pas de réduire son état militaire”, rapporte un diplomate français en 1832.
Fin 1837, deux émissaires français débarquent à Port-au-Prince avec ordre de négocier un nouveau traité et faire reprendre les paiements. La dette de l’indépendance est réduite à 90 millions de francs et en 1838, un nouveau navire de guerre remet le cap sur la France. Dans ses cales, un second paiement qui, une fois de plus, aura absorbé une partie considérable des revenus d’Haïti.
L’armée accapare quant à elle une autre part importante de ces revenus, écrit Victor Schœlcher, l’homme politique et abolitionniste français. Il ne reste que des miettes pour les hôpitaux, les travaux publics et autres services d’intérêt général. L’éducation n’est financée qu’à hauteur de 15 816 gourdes, soit moins de 1 % du budget de l’État.
“Et se vendrait ensuite lui-même”
Les Français savent dès le départ que les paiements seront désastreux pour Haïti. Ils continuent néanmoins de les exiger et, pendant des dizaines d’années — à quelques exceptions près, notamment aux moments de grande instabilité politique — Haïti réussit à réunir les fonds.
The New York Times a retracé chaque versement effectué sur une durée de 64 ans, passant au crible des milliers de pages d’archives en France et en Haïti, et des dizaines d’articles et de livres du 19ème et du début du 20ème siècle, dont ceux de Frédéric Marcelin, un ministre des Finances haïtien de l’époque.
Certaines années, ce sont plus de 40 % des revenus du gouvernement de Haïti que la France accaparera.
“Ils ne savent plus où donner de la tête”, rapporte un capitaine français au baron de Mackau en 1826 au moment d’embarquer une cargaison d’or à Haïti.
“Après avoir essayé des emprunts à l’intérieur, des souscriptions patriotiques, des dons forcés, des ventes de domaines publics, ils se sont enfin arrêtés au pire de tous les partis”, écrit-il. Dix ans d’impôts exorbitants “tellement hors de toute proportion avec les ressources réalisables du pays, que, quand chacun vendrait tout ce qu’il possède, et se vendrait ensuite lui-même, on ne réunirait pas encore la moitié des sommes exigées.”
En 1874, Haïti a pourtant réussi à rembourser la quasi-totalité de sa double dette — l’indemnité et l’emprunt de 1825 contracté pour la payer — en grande partie grâce à l’impôt sur le café. Il ne lui reste plus que 12 millions de francs à régler. Pour en finir et enfin se mettre à investir dans le développement du pays, construire des ponts, des chemins de fer et des phares, le gouvernement contracte deux importants nouveaux emprunts auprès de banques françaises.
Le résultat ? “Un gaspillage éhonté”, s’insurge le président de l’Assemblée nationale d’Haïti de l’époque à l’issue d’une enquête parlementaire.
Un prêt en 1875 voit 40 % de son montant prélevé par les banquiers et les investisseurs. Ce qui reste servira essentiellement à rembourser d’autres dettes quand il ne sera pas empoché par des fonctionnaires haïtiens véreux qui s’enrichissent aux dépens de l’avenir de leur pays, rapportent les historiens.
Loin d’échapper à la mizè, les Haïtiens s’y enfoncent encore davantage.
Pendant ce temps, les grandes puissances mondiales, et même des pays plus modestes comme le Costa Rica, investissent massivement dans la lutte contre les maladies et l’amélioration de la qualité de vie de leurs populations. Haïti n’a que des bouts de chandelle pour bâtir des hôpitaux et construire des canalisations. En 1877, à la création de son département des Travaux publics, le pays ne compte en tout et pour tout que deux architectes et six ingénieurs.
Le diplomate britannique Spencer St. John qualifie à l’époque Port-au-Prince de “ville la plus nauséabonde, la plus sale et, par conséquent, la plus frappée par les fièvres du monde”. Les déchets humains s’accumulent en flaques fétides en pleine rue, déplore-t-il, alors que “dans d’autres pays, ils sont évacués par les égouts.”
Le principal bénéficiaire du prêt de 1875 est le Crédit Industriel et Commercial, une des banques qui financera la tour Eiffel. Et peu après sa première incursion lucrative en Haïti, le CIC façonnera plus en avant le pays en prenant part à la création de la Banque Nationale d’Haïti.
Ladite banque n’a pratiquement d’haïtien que son nom.
Sise à Paris et contrôlée par des hommes d’affaires et des aristocrates français, elle a la main sur les opérations de trésorerie d’Haïti, prélève une commission chaque fois que le gouvernement dépose ou retire des fonds, et reverse ses bénéfices à ses investisseurs en France. En 1894, année faste, les gains de ces derniers dépassent le budget prévisionnel alloué à l’agriculture en Haïti.
En 1915, les Américains succèdent aux Français comme puissance dominante en Haïti et poussent plus loin encore la subordination du pays. Non contents de contrôler la Banque Nationale, ils mettent en place un gouvernement fantoche, dissolvent le parlement manu militari, établissent la ségrégation raciale, forcent les Haïtiens à construire des routes sans rémunération, tirent sur les manifestants et réécrivent la constitution du pays pour permettre à des étrangers de devenir propriétaires, une première depuis l’indépendance.
L’occupation militaire longue de 19 ans est présentée comme vitale pour les intérêts américains dans la région et pour mettre fin au chaos dans le pays. Les États-Unis, dont les parlementaires redoutaient naguère un effet de contagion de l’indépendance haïtienne, qualifient maintenant leur invasion de mission civilisatrice. Elle était même nécessaire, écrit le secrétaire d’État américain Robert Lansing en 1918, car “la race africaine est dépourvue de toute capacité d’organisation politique.”
Un autre acteur est à la manœuvre derrière cette occupation : Wall Street, et plus précisément la National City Bank de New York, ancêtre de Citigroup. Dès 1922, sa filiale a racheté toutes les actions de la Banque Nationale d’Haïti et, forte de la garantie du gouvernement américain qu’elle sera remboursée, obtient l’autorisation de prêter encore davantage à Haïti. La banque finira par contrôler la quasi-totalité de la dette extérieure d’Haïti. S’en suit un schéma déjà bien rodé.
En dix ans, elle ne fera grand-chose pour développer le pays mais siphonnera un bon quart des revenus d’Haïti, selon les rapports fiscaux annuels examinés par The New York Times.
Quand des enquêteurs des toutes nouvelles Nations Unies se rendent en Haïti en 1947, après la fin du contrôle financier américain, le pays est, encore et toujours, en situation de détresse.
D’après les calculs du New York Times, de 1825 à 1957, le paiement de la dette étrangère aura absorbé en moyenne 19 % des revenus annuels d’Haïti, voire plus de 40 % certaines années.
“C’est un montant vraiment énorme au regard des critères actuels”, commente Ugo Panizza, professeur d’économie internationale à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, qui a étudié l’impact économique de la double dette haïtienne.
Alors qu’un pays s’endette généralement pour investir dans son système social et son économie, Haïti a rarement été dans ce cas de figure. Au contraire, la double dette lui a été imposée par une puissance extérieure sans aucun bien ni service en retour. Elle a sapé la richesse de la jeune nation dès ses débuts.
“Le premier impact économique de cette ponction a été l’absence de ces fonds pour investir dans l’éducation, la santé, les infrastructures”, constate l’économiste français Thomas Piketty, qui a également étudié la double dette. “Mais de façon encore plus décisive à long terme, cette ponction a totalement détraqué le processus de formation de l’État.”
Tout le monde ne s’accorde pas sur cette analyse. Haïti a connu des périodes où le poste des dépenses publiques le plus important — plus encore que celui du paiement de la dette — était la Défense.
Certains experts jugent cette situation compréhensible étant données la crainte d’une invasion française puis l’occupation américaine. Pour d’autres au contraire, ces dépenses militaires sont révélatrices du caractère prédateur de gouvernements successifs plus soucieux de s’accaparer les richesses du pays et se maintenir au pouvoir que d’aider leur peuple.
“L’alternative a toujours existé : dépenser moins pour l’armée et davantage pour le développement”, juge Mats Lundahl, économiste suédois auteur de plusieurs ouvrages sur Haïti. “C’était un choix délibéré”. Il rappelle que de 1843 à 1915, Haïti a connu 22 gouvernements, dont 17 renversés par révolte ou par coup d’État.
Pour M. Lundahl , il est évident que la double dette imposée par la France a eu un impact mais, tempère-t-il : “Je ne pense pas que ce soit la raison principale du sous-développement d’Haïti.” Les dirigeants haïtiens “y ont eux-mêmes bien contribué.”
Président à vie
En 1957, un médecin d’âge mûr et d’allure studieuse est élu président d’Haïti.
François Duvalier, ex directeur d’une clinique de formation des médecins au traitement du pian, une maladie défigurante, promet de libérer le gouvernement de l’emprise des élites et de défendre l’autre Haïti : celle des pauvres, qui n’ont ni routes pavées, ni eau courante, ni éducation. Il les appelle “les grands oubliés” et s’engage à les extraire de la mizè.
L’avenir du pays se présente sous un jour favorable. Pour la première fois depuis 130 ans, Haïti ne ploie pas sous le fardeau de la dette étrangère. Au Brésil, le gel a gâché la récolte de café dont le prix monte en flèche. C’est une véritable manne financière pour le gouvernement haïtien : le pays se dote de son premier grand barrage hydroélectrique et de canaux d’irrigation.
“La situation actuelle est une opportunité exceptionnelle pour Haïti”, avance la Banque mondiale en 1954. “L’occasion doit être saisie dès maintenant.”
Mais au lieu de cela, François Duvalier pousse son pays au désespoir. La dictature de 28 ans qu’il partagera avec son fils Jean-Claude sème la terreur. Les Tontons Macoutes, une milice qu’il a personnellement créée, s’en prennent au moindre embryon de menace, s’attaquant même aux étudiants et aux journalistes. Des centaines d’Haïtiens sont arrêtés et disparaissent dans un réseau de prisons que Human Rights Watch dénonce comme étant un “triangle de la mort”. D’autres sont abattus en pleine rue et leurs corps abandonnés en tas sur place. En 1964, Duvalier se proclame “président à vie”.
Les professionnels qualifiés fuient le pays, emportant leur savoir-faire. En 1976, le journaliste James Ferguson dénombre davantage de médecins haïtiens à Montréal qu’en Haïti.
Duvalier perfectionne l’art de la corruption de ses prédécesseurs. Non content de profiter allègrement du monopole d’État sur le tabac, le dictateur ponctionne aussi les salaires des travailleurs haïtiens envoyés dans les usines sucrières de la République Dominicaine. Son gouvernement extorque directement les citoyens, notamment au travers de son “Mouvement de rénovation nationale”, exigeant qu’ils contribuent à la construction de “Duvalier ville", une ville que les juristes dénoncent comme “purement fictive.”
À ses débuts, Duvalier s’assure un précieux allié dans le contexte de guerre froide qui bat son plein : les États-Unis.
Après le vote d’un diplomate haïtien en faveur de l’éviction de Cuba de l’Organisation des États américains, les États-Unis financent la construction d’un grand aéroport à Port-au-Prince, l’Aéroport International François Duvalier. La presse qualifie l’accord d’échange de bons procédés. Mais en raison de la corruption du gouvernement Duvalier, l’Agence des États-Unis pour le Développement International fermera peu après ses bureaux tout neufs à Port-au-Prince.
Après une seconde crise cardiaque, Duvalier, surnommé “Papa Doc”, modifie la constitution d’Haïti pour que son fils de 19 ans à peine puisse le remplacer. Jean-Claude Duvalier, “Baby Doc”, perpétue le régime de terreur et de corruption de son père. Quand lui et ses proches, sous la pression des manifestants, seront exfiltrés du pays à bord d’un avion américain vers la France, sa famille aura dérobé des centaines de millions de dollars en usant de l’État comme d’un “fief royal”, selon une enquête du gouvernement haïtien.
Entre-temps, le pays a continué de s’enfoncer dans la misère. À peine un adulte sur quatre sait lire, selon un rapport de la Banque mondiale de 1985. La malnutrition affecte entre un quart et la moitié des enfants. Beaucoup habitent les campagnes, où les cultivateurs de café gagnent encore moins qu’avant le règne des Duvalier.
Après la fuite de Jean-Claude Duvalier, l’impôt sur le café est supprimé pour la première fois depuis plus d’un siècle. Mais c’est trop peu, et c’est trop tard.
Les conditions dans lesquelles Haïti cultive le café ont à peine évolué depuis l’époque de la Révolution : les caféiers poussent librement sur des lopins de terre minuscules et se reproduisent naturellement parmi les bananiers, les orangers et les légumes. Le gouvernement n’a jamais cherché à moderniser cette culture au moyen de technologies nouvelles, d’engrais ou même l’introduction d’autres variétés de café.
Les récoltes qui se succédaient depuis des générations et avaient contribué à rembourser les dettes de la nation abondaient “comme par magie”, raconte Jobert Angrand, ancien directeur de l’Institut national du café d’Haïti et récent ministre de l’Agriculture.
Mais dans les années 1980, la magie s’estompe. Les cultivateurs les plus pauvres abattent leurs caféiers et les remplacent par des plantations à croissance plus rapide et rentables, entraînant une érosion des terres. Depuis Dondon, la Citadelle, hier dissimulée par un épais feuillage, est désormais bien visible des fermiers. Les exportations de café chutent.
“C’est le problème d’Haïti”, déplore Jobert Angrand. “Il n’y a aucun investissement dans les campagnes.”
“Tant mieux”
29 février 2004. Il fait encore nuit noire quand les Américains se présentent au portail de la résidence du président Jean-Bertrand Aristide. Flanqué d’agents de sécurité, un diplomate américain gravit les marches pour voir le chef d’état haïtien — et exiger sa lettre de démission avant de lui faire prendre la route de l’exil.
M. Aristide, un ancien prêtre catholique et tribun féroce contre la dictature depuis les bidonvilles du pays, accompagné de la première dame Mildred Aristide, s’engouffre dans une voiture diplomatique qui les conduit à l’aéroport, où ils embarquent dans un avion américain.
La destination du vol n’est pas encore choisie. Ils sont simplement en train d’être exfiltrés du pays.
Pendant que l’appareil fait des ronds dans le ciel tous stores baissés, les autorités françaises enchaînent les coups de fils à divers dirigeants africains jusqu’à en trouver un qui accepte d’accueillir le président déchu, d’après Thierry Burkard, l’ambassadeur de France en Haïti à l’époque. Après trois refus essuyés, c’est finalement François Bozizé, président de la République centrafricaine, qui donne son accord.
À son arrivée à Bangui, une capitale à mille lieues de la sienne et située sur un autre continent, M. Aristide fera référence à Toussaint Louverture, le héros de la révolution haïtienne enlevé par les Français en 1802 après avoir signé un accord de paix. Louverture fut jeté sans procès dans une prison glaciale du Jura où il périt au bout d’un an.
Un de ses propos célèbres figure dans tous les livres d’histoire haïtiens : “En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines car elles sont profondes et nombreuses.”
À Bangui, Jean-Bertrand Aristide adapte quelque peu la citation : “Je déclare”, dit-il, “qu’en me renversant on a abattu le tronc de l’arbre de la paix, mais il repoussera car ses racines sont louverturiennes.”
Quelques jours plus tard, il est plus explicite : il déclare par téléphone aux médias américains qu’on l’a kidnappé.
Les deux anciens colonisateurs d’Haïti décrivent leur opération conjointe de février 2004 de rapprochement après leurs frictions sur la guerre en Iraq, et d’action humanitaire visant à éviter une guerre civile imminente. Dans le nord d’Haïti, des rebelles armés menaçaient de prendre la capitale et de renverser le président et dans les rues, des violences éclataient entre manifestants pro- et anti-Aristide. Colin Powell, alors secrétaire d’État, qualifie d’“absurde” l’affirmation de M. Aristide selon laquelle il a été kidnappé.
Ses propos sont pourtant contredits, deux décennies plus tard, par M. Burkard, l’ambassadeur français. Lors d’une interview avec The New York Times, il reconnaît que la France et les États-Unis ont effectivement orchestré “un coup” contre M. Aristide en l’obligeant à s’exiler.
Et si la demande de restitution financière de M. Aristide n’était pas le motif principal de son éviction, son exil présentait l’avantage, dit M. Burkard, de mettre fin à une campagne qui faisait l’effet d’une grenade dégoupillée susceptible de mettre feu aux relations de la France avec ses anciennes colonies.
“Tant mieux s’il est parti”, estime M. Burkard.
Le président Aristide avait déjà été déposé dans le passé, lors du coup d’État militaire de 1991 moins d’un an après sa victoire aux premières élections démocratiques du pays depuis la fin de la dictature. Il a été réélu neuf ans plus tard et a lancé sa campagne pour la restitution de la dette en 2003, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture
Si le pays récupère les sommes jadis versées à la France pour régler la double dette, affirme M. Aristide, il pourra les investir en écoles, en hôpitaux, en routes, en tracteurs et en eau pour les paysans — toutes ces choses qu’il n’a jamais eu les moyens de s’offrir.
Et il annonce la facture de la somme perdue par Haïti : 21 685 137 571 de dollars et 48 cents.
L’énormité et la précision du montant déclenchent les railleries des diplomates français et d’intellectuels haïtiens qui accusent M. Aristide de vouloir détourner l’attention des malheurs d’Haïti pour se maintenir au pouvoir. Selon les estimations du New York Times approuvées par plusieurs économistes et historiens, ce montant est toutefois sans doute réaliste, voire même sous-estimé.
Le gouvernement d’Aristide recrute des avocats internationaux pour réunir des arguments juridiques et un chercheur qui se plonge dans les archives françaises. Le 1er janvier 2004, à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance d’Haïti, M. Aristide prend la parole devant une foule immense réunie sur la pelouse du Palais national. Il promet la mise en œuvre de 21 mesures dès la restitution effectuée, en référence à la salve de 21 coups de canons tirée par la flotte du baron de Mackau deux siècles plus tôt.
“Pourquoi, 200 ans plus tard, Haïti est-il aussi pauvre ?”, s’indigne toujours Jean-Bertrand Aristide lors d’un entretien exceptionnel avec The New York Times à son domicile dans la banlieue de Port-au-Prince, un grand buste doré de Toussaint Louverture posé sur une table derrière lui.
“Nous étions voués à vivre dans la pauvreté — et pas seulement dans la pauvreté, dans la misère”, déplore-t-il. “Une misère abjecte, issue de 1825.”
Aucun président haïtien n’a soulevé la question de la dette depuis le départ de M. Aristide. Douze ans après avoir rejeté la demande de restitution, la France reconnaîtra, par la voix de François Hollande, avoir bien une dette envers Haïti — avant que ses collaborateurs ne précisent très vite qu’il ne s’agissait pas d’une dette monétaire.
Aujourd’hui, Jean-Bertrand Aristide estime qu’il a, avec d’autres, “planté des graines.” Si la révolution haïtienne remonte à 1791, il a fallu des années pour que les esclaves soient libres, rappelle-t-il, et des années encore avant qu’ils ne proclament l’indépendance de leur pays.
“Ce n’est pas fini”, prédit-il.
“Il faut se résigner à la mizè”
Des pelles métalliques raclent le sol en béton de la coopérative de café Vincent Ogé. Fidèles à une technique immuable, les ouvriers ramassent les cerises de café qui sèchent au soleil et les lancent dans des brouettes.
À l’approche du crépuscule, les agriculteurs convergent depuis leurs plantations chargés de seaux ou d’épais sacs en plastique contenant la première récolte de la saison.
“Les bénéfices du café n’ont jamais été reversés aux paysans”, estime Françisque Dubois, le fondateur de la coopérative.
Quant à la double dette, “même si l’argent revenait, il n’arriverait pas jusqu’à nous”, pense-t-il. “Il irait dans les poches des gwo moun — les gros bonnets — comme Duvalier qui a tout placé dans des banques suisses.”
Installé sur une chaise en paille, M. Dubois accueille les paysans dans la pénombre de la salle de conditionnement. À ses côtés, un ouvrier pieds nus verse la récolte de chacun dans un seau d’eau pour en retirer les cerises rongées par les parasites. Une fois leur chair retirée, les graines restantes — ce qu’on appelle désormais les fèves — sont ensuite transférées dans une citerne en vue de leur fermentation. Le processus est quasiment inchangé depuis le temps du boom du café à Saint-Domingue.
Très peu de cultivateurs de café à Dondon ont entendu parler de la dette de l’indépendance, alors même que leurs ancêtres ont largement contribué à la payer. Les rares à connaître cette histoire se disent préoccupés par trop d’autres soucis pour réfléchir à l’impact de la dette sur leur pays. Leur priorité est ailleurs : lutter contre la mizè.
La faim. La maladie. Les frais de scolarité à payer. Le prix exorbitant des funérailles d’un père. Un homme ressort de la coopérative, se passe la main sur le visage et confie d’un ton las qu’il n’arrive plus à réfléchir à rien depuis que son petit-fils est mort de fièvre.
“Il faut se résigner à la mizè”, soupire Rose Mélanie Lindor, une grand-mère de 70 ans. Cinq de ses dix enfants n’y ont pas survécu.
Quand Étienne Roberson parvient à la coopérative, le soleil baigne déjà les arbres d’une couleur de miel. Lui en sait davantage que les autres sur la dette de l’indépendance. Il a bien failli terminer ses études secondaires, mais sa famille n’a pas été en mesure de continuer à payer ses frais de scolarité.
“Ça a été mauvais pour le pays”, juge-t-il. “C’est quand on remboursait que le pays est devenu pauvre.”
De l’autre côté de la piste en terre, plus tôt dans la journée, Adrienne Present a interrompu un instant sa cueillette pour réfléchir au passé d’Haïti et au rôle qu’y ont joué ses ancêtres.
“Si c’est grâce au café que nous sommes libres aujourd’hui”, a-t-elle conclu, “je suis fière.”
Puis elle s’est remise au travail.
Ont contribué à cette enquête : Charles Archin, Harold Isaac et Ricardo Lambert à Port-au-Prince ; Daphné Anglès, Claire Khelfaoui and Oliver Riskin-Kutz à Paris ; David Foulk à Mont-de-Marsan ; Sarah Hurtes et Milan Schreuer à Bruxelles ; Allison Hannaford à North Bay, Canada ; et Kristen Bayrakdarian à New York.
Source : https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html