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samedi 17 novembre 2007

Justin Lhérisson avant l'audience : pages retrouvées


par Dr Alix Emera

On n'insistera jamais trop sur l'importance de la culture populaire dans l'oeuvre romanesque de Justin Lhérisson. Bien avant la publication de ses récits, il avait fixé dans des articles publiés dans son journal Le Soir ses impressions sur les scènes de rues qu'il avait minutieusement observées. La mise en parallèle de ces chroniques, souvent signées « Serfolat » ou « Falstaff », avec ses récit montrerait que ceux-ci sont l'aboutissement d'un projet conçu un peu avant 1900 et mûri au fil des années :« Marchands de gaz venus du Bel-Air, marchands de tablettes sortis du Morne-à-Tuf, marchandes de « sucre d'orge » descendues des hauts de Lalue, petits garçons et petites filles « envoyées en commission », tous ils se réunissent au coin de nos rues et forment une population flottante qui chaque jour s'accroît de nouvelles recrues. Tout ce petit monde vit et s'agite. Il a son argot, certaines locutions qui lui sont particulières. Des expressions que nous répétons parfois sans leur donner une signification précise lui doivent leur fortune. »2
Les quartiers de la capitale, surtout les quartiers populaires, ont beaucoup intéressé l'auteur de La Famille des Pitite-Caille. Six ans avant cet épisode où il nous a fait découvrir ou revivre l'effervescence du Bel-Air un jour de meeting électoral au XIXe siècle, il terminait ainsi sa description de Port-au-Prince :« Nous consacrerons une étude particulière à chacun de ces quartiers et, surtout, aux endroits excentriques de la ville, tels que la « Cour des Pisquettes », la « Saline », le Bel-Air, la Croix-des-Bossales, le « Bourg Anglais, etc., etc. »3
Diverses expressions locales ont été recueillies et transcrites dans leur forme originale4.
Ainsi l'auteur constituait-il un véritable glossaire où il pourrait plus tard puiser tout en renouvelant son plaisir et en le partageant avec le lecteur :« [...] à deux heures du matin, comme qui dirait, au pipirite chantant [...] »5« Zaffaires bon Dieu pas zaffaires les hommes, comme dirait si justement notre bon peuple »6 « [...] un vieux troupier, harassé de fatigue, s'écria : Messier, nègre ci-la pa criquin ! Li servir rac P'tit Alberr... »7
Dès la fin du XIXe siècle, Lhérisson avait commencé à inclure dans ses textes des mots créoles auxquels il appliquait les règles morphologiques françaises, par exemple la formation d'un mot nouveau par l'adjonction d'un préfixe ou d'un suffixe à un mot déjà existant, ou en intégrant d'emblée dans la phrase française un mot créole avec une fonction grammaticale bien déterminée :« Le travail, à proprement parler, n'existe pas chez nous, c'est pourquoi l'on voit tant d'intelligences se perdre, se tafiatiser [...]« Il est des individus qui préfèrent exercer le métier de tchonnélisme8. C'est si commode de ne rien faire, de se moquer du reste et... de vivre ! [...]« Non ! le travail n'est fait que pour les imbéciles ! Tchonneler est préférable mille fois ! »9 « La douane de Port-au-Prince s'acarcagne et semble faire cabicha, tel un noctambule éreinté, littéralement vanné. »10
Dès la même époque aussi, les marques graphiques (italiques, guillemets) étaient utilisées pour signaler les occurrences du créole, mais pas suivant un système rigoureusement défini.
Il arrive qu'un article soit entièrement consacré à l'étude d'un mot créole, c'est le cas pour le mot « Banda » pour lequel l'auteur a fait un véritable travail de lexicologue à partir de ses enquêtes sur le terrain. Par ailleurs, l'humour de Lhérisson, cet humour grave qu'il partage avec Hibbert, mais sans la bonhommie désabusée de ce dernier, se reconnaît aussi dans ces charmantes petites chroniques à l'arrière-goût acide. Je propose donc au lecteur deux de ces textes : dans le premier, il reconnaîtra le journaliste caustique et malin que fut Lhérisson qui, par l'intermédiaire de Golicha, exprimera ce triste constat peu de temps avant les élections que Pitite-Caille semblait devoir remporter haut la main : « Vous verrez [...] Dans ce pays, l'impossible est possible, et le possible impossible. » Quant au second, nos linguistes pourraient bien en prendre de la graine. Bonne lecture donc !

Port-de-Paix. « Un jugement inique »Voici ce qu'on nous rapporte : Deux hommes, le premier, un Syrien naturalisé haïtien, le second, un Haïtien d'origine, un campagnard, après avoir échangé quelques paroles injurieuses, se donnèrent quelques violents coups de coco-macaque. (Ils se trouvaient dans la maison privée d'un tiers, à la deuxième section rurale de cette commune) [...] Le Syrien rentra en ville, accompagné de quelques gardes champêtres et du propriétaire de la maison où la rixe eut lieu et l'affaire fut introduite au Tribunal de première instance.
Que fit-on ?
Après mûr et profond examen des pièces, sortit un jugement qui condamne qui, pensez-vous ? L'Haïtien d'origine en fuite ? - Oh non ! Le Syrien ? - Encore moins. - Mais qui ? Est-ce moi ? - Vous me faites rire. - Mais qui, enfin ? - Eh bien ! - Le propriétaire de la maison où le combat s'engagea a été condamné à 60 piastres de dommages en faveur de la Caisse... et à trois mois et deux jours d'emprisonnement.
L'autorité supérieure d'ici en conçut de justes alarmes, malheureusement la loi lui a donné un barbouquet. En pareille matière, un jugement rendu par un Tribunal de première instance-elle [...] ne peut être cassé que par un Tribunal d'une instance supérieure !Le Soir, º 17, 27 octobre 1899, p. 2.
« Bandas »Je l'ai vainement cherché, l'origine de ce mot ; et malgré cela, je ne vous le cacherai pas, j'aime bien son impertinente sonorité. Et puis, le mot est joli et des plus expressifs.

Qu'est-ce qu'un banda ? Un banda est un galant, un fat, un dameret. C'est un monsieur qui s'habille à la dernière mode et qui, dans ses moindres gestes, dans son visage, dans sa voix, jusque dans sa démarche, a un petit air distingué, un je ne sais quoi qui vous rend sa personne intéressante. On ne peut le voir passer sans le suivre des yeux, sans le montrer du doigt à ceux qui ne l'ont pas aperçu, enfin sans traduire son admiration ou son étonnement par cette phrase laconique : « Qu'il est banda ! »Le Banda a le sentiment de sa valeur. En société il se montre prévenant, courtois ; il fait les honneurs aux demoiselles et aux dames. Il est parfois si empressé qu'on dit qu'il fait le jacot pied-vert. Son langage est recherché, comme sa mise - et souvent d'une originalité hors paire. Il y met du chic ; il parle du bout des dents en zézayant. S'il a fait son tour d'Europe ou d'Amérique, il déambule par les rues sous une vaste houppelande très longue, avec des renversements de figure en arrière. Il a l'air ahuri, il se sent dépaysé. Les moindres petites choses qui, pourtant, lui étaient familières avant son départ, se montrent à ses yeux sous un autre aspect. Il lui faut une aide pour trouver leurs noms et leurs affectations. - Il ne dira, par exemple : « crabe » que quand ce petit animal l'aura mordu ; autrement il feindra de ne pas savoir son nom.Cependant il est fertile en récits d'outre-mer ; il en a pour tous les goûts. Il devient un moulin à anecdotes et « aime mieux mentir que de se taire. »

Il a visité les Champs-Élysées, les Bois de Boulogne et comme ce dernier lieu est propice, il y place une de ses idylles. Il a été dans tous les théâtres de Paris et vous peint avec un talent de connaisseur les belles choses qu'il y a vues. Mais je vous l'annonce, il faut contrôler tout ce qu'il vous débite ; sans cela, il vous mettra dedans.A force d'affectation, le banda devient ridicule ; il défigure les mots les plus simples. Pour lui, il croit que c'est déroger que de parler comme tout le monde. Il a pourtant raison. Il a pourtant raison, car s'il faisait comme le vulgum pecus, il ne mériterait plus le titre de Banda.Ce titre, natrellement11, il ne faut pas vous faire illusion, est pour notre homme un véritable titre de noblesse. Et de même que les nobles d'autrefois se faisaient une vraie gloire de ne pas savoir signer leurs noms (c'était bon pour les vilains) de même notre Banda se trouverait amoindri, diminué à ses propres yeux s'il s'exprimait tout à fait dans la langue qui a bercé son enfance. Quand il y a recours, (si toutefois il y a recours) il ne lui emprunte que quelques mots qu'il prend avec des pincettes et ces pauvres vocables, en sortant de ses lèvres détonent et vous font parfois pleurer de joie. Mais le plus souvent vous vous demandez si Monsieur le Banda ne se f... pas de vous. Il n'en est rien. Il ne peut faire différemment : c'est la fô-ôrme de son esprit comme dirait le Bridoison de Beaumarchais.En effet l'esprit de ce type (c'en est un et le plus original que je connaisse) n'est point comme le nôtre. Là où nous voyons tout en noir, il voit tout en rose. Pour lui la vie est une fête où il faut toujours se montrer bien mis, bien stylé, en un mot bandamment.
Ainsi, est-ce pourquoi quelque soit le temps qu'il fait, notre homme est toujours le même. Si l'on devait juger l'état de sa fortune sur sa mise, l'on se tromperait grandement. La raison en est bien simple : raseur ou non, le Banda est toujours Banda.Voici maintenant une opinion qui va vous paraître étrange. On naît banda comme on naît poète. Savez-vous pourquoi ? - C'est parce que les personnes crées ainsi par la nature n'ont guère besoin d'avoir recours à aucun artifice pour le paraître. Elles sont banda, tout est là.Mais de même qu'il y a fagot et fagot, de même il y a banda et banda. L'archi-type de cette famille est le bozor ou le pecseur, comme le prince du sagouinisme est le sancoutchia.Pour finir, retenez bien ceci : sur 100 bandas, vus en trouverez 99 quant au physique et un seul qui ait une bonne culture intellectuelle.
J'ai le rare bonheur de connaître un banda comme il faut. Si comme moi vous désirez le suivre des yeux quand il passe ou le montrer du doigt à vos amis, voici quelques renseignements : c'est un poète qui est très prisé par nos lettrés, il porte verres et coma, il est d'une accortise sans égale et s'appelle ........ mettez le nom vous-même car vous avez assez d'indications pour trouver ce rarus banda !Le Soir, nº 10, 19 mai 1899, p. 2
Notes1. Avec quelques modifications, cet article est extrait de ma thèse de Doctorat nouveau régime La Diglossie dans le roman haïtien : le cas de Justin Lhérisson, Jacques Roumain et Franck Etienne , soutenue à l'Université Lyon II en 1989.
2. « Gavroche port-au-princien » ; signé Falstaff ; Le Soir, 23 novembre 1899.3. Le Soir, 22 novembre 1899.4. A l'époque de Lhérisson, le créole s'écrivait avec l'orthographe française que chaque écrivain adaptait à sa manière.5. Pipirite : « Nom vulgaire du tyranneau des Antilles (tyrannus dominicensis) ». (Pradel POMPILUS, La Langue française en Haïti). « Au pipirite chantant » signifie avant l'aube.6. Trad. « Les affaires de Dieu ne sont pas les affaires des hommes ». C'est une autre façon de dire que pour se tirer d'affaire un être humain ne peut pas toujours mener une vie de saint.7. Le locuteur est un vieux soldat fatigué de poursuivre en vain un délinquant. Litt. « Cet homme-là n'est pas un chrétien. Il se sert du Petit Albert ». Chrétien est le terme usuel pour dire « être humain » en créole haïtien. Quant au Petit Albert, c'est un livre de divination très répandu.8-9. Néologismes à partir de « tafia » (alcool de canne à sucre) et de « tchonnel » (parasite, fainéant).10. Extraits de l'article « Sensations port-au-princiennes », signé Serfolat, Le Soir, nº 21, 2 novembre 1899, p. 2.11. Note de Lhérisson : « Lisez naturellement. - Cette déformation est due à un Banda de regrettée mémoire, connu par ses connaissances économico-Baquales. »
Alix Emera
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=50880&PubDate=2007-11-17

1 commentaire:

Anonyme a dit…

A qui de droit
Prière d'informer Dr Alix Emera qu'un certain Saïd Ben Slimane de Tunisie, universitaire et journaliste, souhaite lui envoyer des articles.
benslimane.said@gnet.tn
Merci beaucoup
Cordialement
Dr Ben Slimane