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samedi 17 novembre 2007

Au fil de la semaine Lhérisson : bilan et perspectives

Verly Dabel a lu les numéros de la semaine Lhérisson au Nouvelliste. Il nous propose une lecture des contributions faites et l'action urgente à entreprendre : sauver définitivement les 10 000 pages en 2500 numéros du journal de Justin Lhérisson Le Soir qui n'existent plus au monde qu'en un seul exemplaire complet, mais combien vulnérable et menacé.

par Verly DabelPour le paysPour les ancêtresMarchons unis (bis)Dans nos rangs point de traîtresDu sol soyons seuls maîtresPour les aieuxPour la patrieBêchons joyeux (bis)Quand le champ fructifieL'âme se fortifiePour le drapeau pour la patrieMourir est beauNotre passé nous crieAyez l'âme aguerrie

Sous la plume de qui déjà est sorti ce chant patriotique que les écoliers de la plupart de nos établissements scolaires entonnent tous les matins sous le coup de huit heures, au moment de hisser au sommet de son mât notre fier bicolore ? Il faut bien dire que cette noble pratique, jadis incontournable, est passée de mode depuis longtemps dans bon nombre de nos écoles qui ont fini par y voir une corvée.
Qui est donc l'auteur de La Dessalinienne? Nombre d'entre nous hésiteront longtemps, citeront beaucoup d'autres noms avant de bredouiller dans le doute celui de Justin Lhérisson. Eh bien oui! ces cris du coeur, ces paroles sublimes de notre hymne national, sont de Justin Lhérisson. Et nous avons surtout oublié que ce mois de novembre 2007 ramène le centième anniversaire de sa mort. Il a vu le jour le 10 février 1873, il nous a quittés le 15 novembre 1907. Trente-quatre ans ! bien tôt pour partir, direz-vous... Mais il n'est pas le seul de nos valeurs sûres à être fauché ainsi en pleine jeunesse. Certains de nos hommes de talent ont tendance à partir tôt, parfois dans des circonstances tragiques : Jacques Stephen Alexis, 39 ; Jacques Roumain, 38 ; Jacques Roche 43. Tous morts bien avant l'âge...

Si les cinq strophes de La Dessalinienne, toutes palpitantes de patriotisme, sont déjà une bonne raison de vénérer et de célébrer Justin Lhérisson, il nous a laissé bien plus que cela. En 1893, il a publié deux poèmes : Les chants de l'aurore et Passe-temps. Mais Lhérisson est surtout connu dans nos milieux littéraires pour ses deux romans La famille des Pitite-Caille et Zoune chez sa nainnaine. En effet, ces deux oeuvres, écrites dans le langage original haïtien et la bonne tradition haïtienne des contes merveilleux racontés le soir dans les lakou, constituent une contribution énorme á la littérature haïtienne et à la littérature mondiale. Georges Anglade n'y va pas par quatre chemins : pour lui, si Haïti devait jamais apporter une quelconque contribution à littérature mondiale des XXe et XXIe siècles, cette contribution ne saurait être autre chose que la lodyans, cette manière, cet art de raconter dans une forme originale qui nous est propre. Or voilà que le professeur Anglade découvre en Lhérisson le pionnier de la lodyans, la lodyans écrite s'entend. Pour lui, Lhérisson a réussi quelque chose de phénoménal : il est un passeur heureux et béni qui a accompli un double passage : d'abord la sortie de l'invisibilité d'un savoir dire haïtien original ; ensuite le passage de l'oral à l'écrit d'une manière de raconter et de romancer propre aux Haïtiens. Ceci pour dire le grand mérite de cet homme immense parti trop tôt. Il serait donc à l'origine de ce qui est le plus susceptible de nous servir de contribution à la littérature mondiale. N'est-ce pas énorme ?
Et que dire de l'influence de Lhérisson sur tous ces écrivains haïtiens, tous ces conteurs de grand talent, la plupart à cheval sur deux siècles : Alexis, Roumain, Péan, Trouillot, Depestre, Anglade, Laferriére, Victor, Danticat... pour ne citer que quelques noms. Qu'ils aient lu ou pas Lhérisson, ils lui doivent bien tous quelque chose. Ils ont tous subi ou subissent encore pour la plupart l'influence du pionnier soit directement, soit par personnes interposées, car on retrouve bien chez eux, à un degré ou à un autre, les grands traits de la lodyans à définir comme un genre à part entière à mettre au crédit de notre patrimoine littéraire. Dans le chapitre de l'influence de Lhérisson sur les conteurs de sa génération et de générations postérieures, mon ami Pierre Clitandre va encore plus loin. Pour lui (Clitandre), l'influence de Lhérisson a débordé les frontières de notre littérature pour s'étendre à toute la littérature latino-américaine et caribéenne jusqu'au grand Gabriel Garcia Marquez lui-même, en accrochant au passage Patrick Chamoiseau. Clitandre trouve que la beauté entraînante des phrases de Marquez et les procédés de créolisation de Chamoiseau sont déjà inscrits dans les oeuvres de Lhérisson.

Voilà déjà Lhérisson campé dans une stature carrément imposante, et l'on n'a encore rien dit du journaliste. Et c'est là que Lhérisson est étonnant ! Avec quelques contemporains, dont Windsor Bellegarde et Seymour Pradel, il fonda la revue Jeune Haïti en 1894, et au tournant du siècle, il dirigea seul le quotidien Le Soir jusqu'à sa mort en 1907. Mais ce journal, alimenté presque exclusivement par Lhérisson lui-même, se révèle une histoire extraordinaire et tout simplement passionnante. Une affaire impensable ! Imaginez un moment un homme qui, en plus de l'exercice de sa profession d'avocat, de son engagement dans l'enseignement, sans parler de ses autres activités littéraires, arrive à alimenter huit ans durant presque à lui tout seul un quotidien à part entière avec un éditorial, des faits divers, une chronique mondaine, des informations internationales, des nouvelles locales de dernière heure et, bien sûr, de la publicité. Cet homme s'est en effet amusé pendant huit ans - et l'on ne sait jusqu'où il serait allé si la mort ne l'avait pas arrêté dans sa course folle - à littéralement pondre quotidiennement des articles sous des pseudonymes divers à résonance sarcastique comme Flic-Flac, G. Vu T. Moin, Régalo, Populo, Frollo... Un véritable monstre de la plume, une espèce de machine à écrire déraillée qui nous a laissé 2500 numéros de son quotidien qu'il vendait à 5 sous l'exemplaire et à une gourde l'abonnement mensuel. Pas moins de 10000 pages! Il faut vraiment le faire.

Jean Desquiron a reproduit dans son deuxième volume de "Haïti à la une" quelques-uns des éditoriaux du journal Le Soir sous la plume de Lhérisson. Les Orientaux, il n'y a pas à se le dissimuler, se sont emparés aujourd'hui presque entièrement de notre commerce d'importation. L'invasion a été rapide : il y a à peine dix ans que les premiers arrivèrent chez nous. Ils étaient très misérables. Coiffés de fez rouge et vêtus de guenilles, ils parcouraient nos villes et nos campagnes en vendant de menus objets sans grande valeur et demandant surtout la charité. Ceux-ci disparurent bientôt et furent remplacés par les Syriens actuels dont l'immigration organisée continue jusqu'à ce jour... C'est aujourd'hui un réseau compliqué ayant des embranchements dans les centres les plus éloignés... et aujourd'hui le Bord-de-mer offre l'aspect d'un pays conquis. (No. 234) Quel bagou !À en croire ce qui se dit, il y a de nouveaux candidats à la présidence... Vraiment on ne croyait pas qu'il y eut tant de présidentiables dans ce pays qu'on accuse pourtant de manquer d'hommes de valeur... Nous prions les honorables candidats à la présidence de se rappeler qu'il n'y a qu'un seul fauteuil présidentiel et que la prudence la plus élémentaire leur commande de ne pas trop se gourmer pour s'y asseoir, de crainte que miss Alice Roosevelt ne les en vienne chasser tous. (No. 146). Autre temps mêmes moeurs et le changement ne semble pas être pour demain ; on continuera longtemps encore à se battre sans vrai projet pour un seul fauteuil, le présidentiel. Une espèce de chaise musicale pour grandes personnes ! Et dire que Lhérisson proclamait que, par principe, son journal ne commentait pas la politique intérieure du pays. En voilà un qui prenait plaisir à se moquer du monde entier !Voilà donc quelques facettes de ce grand homme dont le centenaire de la mort risquait fort bien de passer tout à fait inaperçu ou presque, n'étaient quelques initiatives, comme cette semaine consacrée par Le Nouvelliste à Lhérisson, j'imagine sous l'impulsion du célèbre professeur barbu qui semble vouer une admiration frisant le fanatisme au maître consacré de la lodyans, au journaliste prodigieusement prolifique et à l'homme lui-même. Une bien maigre consolation, pour un homme d'une telle carrure, on en convient. Dans le cadre de ses éditions du centenaire, les Presses Nationales ont fait rééditer Zoune chez sa nainnaine et La famille des Pitite-Caille, les deux romans de Lhérisson que l'on peut désormais lire à la Bibliothèque nationale, car je les ai vus là-bas de mes propres yeux. Mais qu'en est-il des 10000 pages du journal Le Soir ? Je ne sais pas si la collection complète existe ailleurs, mais on la retrouve à la bibliothèque des frères de Saint Louis de Gonzague à la rue du Centre à Port-au-Prince, et j'ai eu le privilège d'en feuilleter quelques numéros. Dans quel état se trouve cette collection ? Chaque page que l'on tourne risque de se convertir en poussière si l'on n'y prend garde.

Je vois bien les Presses nationales saisir l'occasion pour digitaliser ce précieux document (la collection complète du journal Le Soir) et ainsi le sauver pour la postérité, en attendant de se pencher sur la concrétisation du vieux rêve de Lhérisson qui aurait souhaité une édition d'une anthologie de ses textes. Ce centenaire serait une bonne occasion de rendre ce petit service au double passeur. Je crois qu'on doit bien cela à Lhérisson.
Notes(1)Jean Desquiron : Haïti à la une, Tome II, 1870-1908.(2) Pierre Clitandre : Le Nouvelliste No. 37744 du 12 novembre 2007.(3)Georges Anglade : Le dernier codicille de Jacques Stephen Alexis, édition plume et encre, avril 2007.(4)Jobnel Pierre : Lhérisson, encore vivant.
Verly Dabel
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=50792&PubDate=2007-11-17

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