par Pierre-Raymond DumasScribe méticuleux, avocat, enseignant, journaliste, humaniste batailleur pour qui l'amour de la patrie était une vertu cardinale, pétri d'idéal, fasciné par ce milieu qui se refuse à lui, il demeure une sorte de héros à la fois optimiste et pessimiste aux yeux de qui tout va pour le pire, car tout pourrait aller mieux. Sans Jacques Stephen Alexis, le fils prodigue, que resterait-il du père né aux Gonaïves le 29 novembre 1890 ? Et même avec le fils, qu'en reste-t-il ? Intéressantes questions. Il y a certes du profit à se conduire comme un bon élève, comme un fils qui, à l'ombre du père, fait victorieusement son petit bonhomme de chemin éclatant, mais il y faut de l'ambition, et ce n'était pas le seul atout familial et personnel d'Alexis fils. C'est à cela que nous devons provisoirement nous arrêter. Sur lui, le temps n'a aucune prise. Plus précis que précieux, il avait été témoin et acteur de la fin d'une époque glorieuse, celle des indigénistes et d'une vision dynamique d'une culture nationale authentique. Et ceux qui n'aiment pas sont des «égarés» ( au sens créole haïtien du terme) : Stephen Alexis est désormais intouchable comme grand lecteur devant Père l'Eternel. Celui que Duvalier père appelait le «Prince de l'écriture» reste, quarante-cinq ans après sa mort, à découvrir. Alors il faut écouter cette voix, et maintenant. Aux dires de ceux qui l'ont côtoyé, Alexis père ne vérifiait pas seulement ses sources. Symbole d'une humanité nègre sans dogmes ni systèmes, nommé le 14 octobre 1938 conservateur du Musée national, il prenait soin aussi de vérifier les idées, de peser les mots, de cibler. Pétri de culture française, ministre délégué permanent à l'Organisation des Nations Unies en 1948, il avait une grande souplesse dans les relations avec les autres. Tout chez lui était parfaitement maîtrisé. Et puis je suis de ces natures qui ne résistent pas à un critique élégant. Le génie de l'écriture, dans tous les domaines qu'il a abordés- le roman, la nouvelle, le journalisme, l'enseignement - continue à étonner par sa puissance, sa générosité, son engagement politique, sa foi en la perfectibilité de l'homme. Trop humain pour être cynique et trop sensible pour être passif. Riche de sens et de vitalité, trop libre pour être discret.
Avant d'en marquer les conséquences, je voudrais simplement vous faire remarquer le caractère marxiste de cette conception de l'écriture. C'est quoi, la conscience ? Lisez Stephen Alexis. Etait-il conscient d'être venu trop tôt, que tout restait à dire ? Bien différente, en cela encore, des descriptions esthétisantes ou «chaleureuses» qui présentent le profil d'une oeuvre, sa manière est toujours au pluriel : elle s'exerce avec une sensibilité foisonnante ; elle parcourt des interstices et des écarts ; elle a son domaine là où les oscillations se juxtaposent, les enchaînements se fixent et dessinent entre eux des espaces blancs. L'esprit d'examen, pour lui, n'a pas un effet unificateur, mais multiplicateur. Cela fut le trait fondamental de sa personnalité et, en cette qualité, il n'est pas exempt de contradictions, de faiblesses même. Peu de chroniqueurs, à son époque, connaissaient aussi bien les auteurs du passé.
Combinant la stature d'un intellectuel de belle eau avec la sagacité d'un diplomate aguerri (consul général à Anvers entre 1926 et 1930), il avait tout lu, tout étudié, exquis et raffiné comme une estampe japonaise, on le voit dans les endroits à la mode, il étale son chic à la face d'un tout Port-au-Prince admiratif et complice. Nourri de la critique du progrès matériel, détenu au Pénitencier national de Port-au-Prince, il échappe de justesse au massacre des prisonniers le 27 juillet 1915: il aura beau batailler, son image de marque restera celle du gentilhomme. Résolument éclectique, directeur de Haïti-Journal en 1936, il s'imposera dans ce style chatoyant qu'on lui reproche et envie. C'est un homme en cendres. On a dit «chatoyant», car son obsession va contre l'esprit de son temps, comme s'il voulait se rebiffer contre sa biographie, trop pure pour ses goûts d'esthète. Mais, après tout, Stephen Alexis n'était-il pas le souverain des années 30 et 40 ? Cela ne peut être résolu pour nous par aucun photo-souvenir, par aucun témoignage d'époque. J'en laisse ici la question ouverte.
D'un portrait à l'autre, d'un compte-rendu de lecture à l'hommage se déclinent la vie et les préoccupations d'une époque. Mais derrière les conventions de ses portraits d'apparat et de ses recensions de circonstance, Stephen Alexis est à l'affût d'une vérité humaine que dénoncent l'éclat d'un succès, le prolongement d'une idée. Dans l'entre-deux- guerres et dans les années 50, il nous en fournit la preuve dans de superbes plaidoyers : la critique ne se laisse pas enrober dans les destins individuels figés, les particularismes étroits ; le critique veut ressaisir plutôt les traits universels de la condition humaine. C'est même ce que l'on attend de nous.L'effet produit par ce nègre tragique est proportionnel à ces différences de conscience. Son oeuvre, prétendue secondaire, est mesurée, on le constate, à l'aune de la passion littéraire, et sa force rhétorique est reconnue dès que sa vision de l'oeuvre est captée, débattue, analysée. Alexis père était un grand séducteur. De la même manière, il faisait plus confiance à l'imagination, à la langue, aux possibilités qui sommeillent en chaque homme, qu'aux tirades infinies des censeurs et aux professeurs les plus ronflants. Ni homme facile, ni auteur prolixe, ni complaisant, mais intellectuel et chroniqueur, d'une espèce devenue rare, celle qui prend son temps et se préserve ainsi des jugements hâtifs. Professeur d'histoire et de géographie, il revenait beaucoup sur ses ouvrages (Abrégé d'histoire d'Haïti 1492 - 1946), Cours élémentaire et moyen, Introduction à l'instruction économique, morale et civique, 1953), il les retouchait et les corrigeait sans fin. Son dilettantisme a toutes les apparences d'une conversation brillante et recherchée, mais, derrière les traits d'esprit du ciseleur de mots, se cache la lucidité d'un homme nostalgique et blessé, dont l'extrême amabilité se refuse à bannir une époque déjà lointaine. Toujours soigné et disponible, il a collaboré aux revues et journaux Cahiers d'Haïti, L'Essor, La Presse, Le Matin, L'Action Nationale et il considère avec brio et fascination qu'il a le temps d'en éviter les contrecoups déplaisants. Avec ses phrases irrevoltantes, il était un très grand styliste, doublé d'un esthète prodigieux.
Finalement, son talent n'a pas de secret, sauf celui du travail bien fait, de l'effort soutenu, de l'optimisme maîtrisé. Les variations que j'ai décrites valent pour définir un style particulier d'intellectuel ; ce sont aussi des signes éclairants pour décrire en ses parties essentielles le visage d'une culture et d'un passé. Le romancier du «Nègre masqué» (1933) maître à critiquer, ou plutôt permettant à chacun la maîtrise de ses propres jugements? La vieillesse de Stephen Alexis est assombrie par la grande vague répressive duvaliériste, qui révèle la fragilité du miracle nègre de prospérité haïtienne : il meurt en exil à Caracas, le 15 août 1962.
Pierre-Raymond Dumas
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cell : 557-9628
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=45874&PubDate=2007-10-13
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)
dimanche 14 octobre 2007
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