« Nos biens nationaux doivent être sauvegardés »
Voulant apporter des précisions au sujet de l'historique du Mouvement Racine, Théodore Beaubrun Junior reconnaît le rôle joué par Zao parmi les pionniers de cette musique de notre culture profonde. Il est allé un peu plus loin sur le Jazz, sur la culture populaire, sur le Rap Kreyòl, sur le compas et sur la conjoncture politique.
Le Nouvelliste : Il y a des années déjà que le groupe Boukman Eksperyans fait parler de lui dans l'histoire culturelle et musicale du pays. Faites-nous un portrait historique de ce groupe qui porte le nom d'une figure connue de la révolte saint-dominguoise contre l'esclavage ?
Théodore Beaubrun Junior : Boukman Eksperyans est fondé en 1978. Nous avons eu notre première répétition avec Fanfan Alexis qui fut notre premier guitariste, Chico Boyer un grand bassiste qui va plus tard former le groupe Ca. Foula va être mis sur pied quelque temps après. Manzè et moi avons fondé Boukman Eksperyans, précisément le 5 août 1978. Nous avons commencé par assumer notre authenticité culturelle en intégrant trois tambours vaudou dans le groupe. Le Keyboard est venu plus tard, en 1982. Ma femme et moi sommes partis vivre à Ouanaminthe. On y a fait une belle expérience communautaire. Samba Zao est aussi venu à Ouanaminthe, de même que Fanfan Alexis. Manzè est originaire de Ouanaminthe. On était allé se ressourcer. Contrairement à ce qui a été souligné dans l'article au sujet de Vodoula, c'est de là, à Ouanaminthe, non à Carrefour-Feuilles, que nous nous sommes inspirés pour écrire la musique « Nou pap sa blye ».
L.N : Une opinion laisse croire que c'est à Carrefour-Feuilles avec Samba Zao que le Mouvement Racine a pris naissance.
T.B.J : Samba Yo est formé bien après, en 1981. Zao était aussi à Ouanaminthe. Il peut témoigner de cette expérience. On peut citer aussi Ralph Lafontant comme un des pionniers de la musique Racine. J'apprécie beaucoup Zao. Au début, il n'était pas totalement dans le mouvement racine. Nous avions voulu éclaircir ce point pour les étudiants de l'Enarts. Mais, notre ami Zao n'était pas venu à cette rencontre. Je me rappelle avoir un groupe de danse nommé Fireman avec Hérold Nau, Jean Claude Dunac, Sandra Cadet qui était partie avec Claude François. Elle est devenue mannequin en France. Zao travaillait effectivement à Carrefour-Feuilles avec Aboudja dans un mouvement culturel qui faisait du tambour un instrument authentique et principal. Dernst Emile est le premier guitariste du Mouvement Racine. La première répétition du groupe Foula s'est réalisée en ma présence. Chico Boyer avait laissé Boukman pour former le groupe Foula en 1981. Après Boukman, il y a eu Picoranaya, le groupe Ca, le groupe Foula, Samba Yo entre 1981 et 1982. Eddy François, en 1981, faisait aussi l'expérience de l'authenticité à Carrefour-Feuilles avec Samba Zao.
L.N : Comment cette expérience de l'authenticité a-t-elle pris corps ? Parlez-nous de ses origines et de son évolution.
T.B.J : En 1978, il n'y avait pas beaucoup de groupe Racine. Je me rappelle qu'en décembre 1978, Boukman Eksperyans a joué à Radio Métropole. C'est en 1979 que j'ajoute les trois tambours. Mon petit frère Daniel nous a rejoint. Chico va former le groupe Ca. Picoranaya est fondé après Boukman. Zao est venu avec son style en laissant Ouanaminthe à la fin de 1981. Eddy François était aussi à cette communauté musicale à la recherche de l'authenticité. A cette époque, nous avons gagné un prix d'un concours dans le Nord-Est avec le chanteur Jacques Sauveur Jean. Chico Boyer qui aimait beaucoup le jazz faisait des expériences avec Tido, l'actuel mari de Sò Anne.
L.N : Après les recherches en ethnographie musicale, quand est-elle venue, votre renommée nationale, le grand succès public ?
T.B.J : En 1990. C'est avec le carnaval « Kè m pa sote ». Mais, soulignons qu'avant, en 1989, nous avions gagné le concours de la American Airlines. En 85, déjà, nous avions sorti, avec Desmangles, le disque de la chanson « Nou pap sa blye ». En avril 88, j'ai joué avec mon père, Languichatte Débordus, au Rex Théâtre. En 89, c'est mon départ à l'étranger au Festival de Louisianne. Notre premier carnaval de 90 a eu un grand succès.Je n'enlève pas le nom de Zao parmi les fondateurs. Il est l'un des pionniers du Mouvement Racine. Chico Boyer a, lui aussi, laissé un héritage important.
Mon père savait danser le folklore
L.N : Comment peut-on expliquer votre quête d'authenticité musicale au moment où régnait le compas dans sa splendeur, avec les mini-jazz ?
T.B.J : Bien que protestant, mon père savait danser et connaissait les rythmes de folklore national. Il n'a jamais, malgré sa foi chrétienne, renié ses origines culturelles. En 1975, à New-York, je découvre Bob Marley et le reggae. Je me disais qu'un tel phénomène est possible en Haïti avec nos richesses culturelles. J'ai constaté qu'on ne voulait pas changer le compas. Je rencontre ma femme, Manzè, en 1978 et nous avons fondé Boukman.
L.N : Pouvez-vous citer, à part votre femme, les autres musiciens du début de Boukman Eksperyans ?
T.B.J : Il y a eu Fanfan Alexis dit « Joe Louis », Chico Boyer, Frantz Seney dit Tikrab, Moscoso Jules Edouard... A partir de 1980, nous avons un groupe plus stable de musiciens. Mon premier tambour a été joué par mon père ,Théodore Beaubrun, dans une musique titré joliment, comme dirait un guadeloupéen : Mizik a Manzè. Nous avons eu notre premier album en 1990. C'était aussi l'ouverture internationale. Tite Pascal, à l'époque, était sur la voie de l'authenticité de la musique racine.
L.N : Cela a dû être difficile pour Mimose, votre femme, d'intégrer cette musique populaire, authentique, nationale et paysanne.
T.B.J : Ses parents n'aimaient pas cette histoire. Elle s'activait pour la promotion du jazz, puis pour la musique vodou, c'était à ne rien comprendre ! Mais, nous étions déterminés. Mon père me comprenait mieux. Avec le théâtre, j'étais un peu stable financièrement.
L.N : Boukman Eksperyans n'arrivait pas à joindre les deux bouts.
T.B.J : Nos rentrées financières ont commencé en 1990. Avant, on jouait au Café des Arts de septembre 79 à février 80, puis de mars à mai 80 à Ollofson Hôtel, au Bas-Peu-de-Chose. On jouait aussi à Le Magritte, un club à Pétion-Ville. En avril 1990, c'est notre grande tournée internationale en Europe, aux Etats-Unis, au Canada. La compagnie qui diffusait Bob Marley a enregistré pour nous des CD.
L.N : Zao, un des pionniers, n'a pourtant pas connu le même succès que vous.
T.B.J : J'admire Zao. Je respecte son mode de vie et son humilité.« Je suis prêt à descendre encore dans les rues »
L.N. : On vous aimait comme musicien contestataire d'un ordre militaire répressif dont vous avez fait la caricature dans « Kè m pa sote ». On se demandait aussi où allait Théodore Beaubrun Junior, Lòlò, à la tète des manifestations politiques de l'année terrible : 2004.
T.B.J : Je fais de la musique pour m'exprimer. J'étais descendu dans les rues en 2004 pour accomplir un devoir citoyen. La personnalité critiquée à l'époque sait bien que nous n'avions pas agi avec haine. Tout ce que nous faisions, c'était d'exiger le respect humain. Je constatais une grande décadence sociale. Mais, je n'ai pas dit mon dernier mot dans mes descentes de rue. 2004, ce n'est pas la dernière fois ! Nos biens nationaux doivent être sauvegardés, nos richesses protégées. Quand on vend ces biens, je suis prêt encore à descendre dans les rues. La Teleco, l'APN et autres institutions publiques sont des biens nationaux. Mes prises de position publiques n'ont pas eu un effet négatif sur ma musique. Cette dernière est faite pour tous les Haïtiens.
L.N : Peut-on dire que vous êtes un ardent nationaliste ?
T.B.J : J'ai peur des ismes. Cela nous enferme dans des tiroirs. J'aime mon pays et je lutte pour qu'il aille de l'avant.
L.N : Quels sont les musiciens haïtiens que vous aimez ?
T.B.J : Cheche Velasquez à la guitare. Il joue avec Belot. J'aime le travail de Boulot Valcourt dans les trois CD de Haïtiando. J'apprécie grandement Turgot Théodat pour ses innovations entre le jazz et la musique racine. Turgot était saxophoniste du groupe Foula pendant un bon bout de temps. Pour le compas, disons sèchement qu'il n'y a aucune nouveauté. Belot fait un grand effort. Djabel fait un bon travail en France. Simbi, un jazz suédois, joue exclusivement de la musique racine haïtienne. Batey Zéro en République dominicaine est très engagé. Il faut signaler Lataye de mon frère Daniel. La musique racine a fait du chemin. Le 14 août dernier, environ 50.000 personnes nous ont accueillis sur la place du Cap-Haïtien.
L.N : Que pouvez-vous dire du Rap Kreyòl ?
T.B.J. : Je le supporte. Mais, je déplore la violence de sa philosophie. Il y a là l'influence des questions de meurtre des gangs aux Etats-Unis. Cette affaire de mouchoir rouge et de mouchoir noir doit être évitée. Il faut une intégration du Rap Kreyòl dans la tradition sociale haïtienne.
L.N : Qu'en est-il du phénomène Wiclef Jean ?
T.B.J. : On n'a jamais travaillé ensemble. Je n'ai pas une mentalité de super-star.
L.N : Quelles sont les perspectives de Boukman Eksperyans ?
T.B.J : Nous préparons un CD qui contiendra environ 17 morceaux. Pour le théâtre, je vais reprendre Languichatte Débordus en hommage à Théodore Beaubrun, mon père, au Rex Théâtre, en octobre prochain.
L.N : Quelles sont vos opinions sur le contexte politique ?
T.B.J : Le dialogue national est mal parti. Il faut penser sérieusement à la décentralisation. On ne peut liquider la Téléco. Il faut changer l'Etat en profondeur. On devra penser à une gestion administrative de proximité. Port-au-Prince est trop loin de Croix-des-Bouquets. Les paysans ont besoin de banques agricoles, de magasins communautaires, de routes, de bonnes infrastructures.
L.N. : Existe-t-il une politique culturelle en Haïti ?
T.B.J : Il n'en n'est rien. On ne peut avoir une seule école des Arts. Il faut une décentralisation culturelle.
L.N : Quel bilan pour Boukman Eksperyans ?
T.B.J : Positif. Nous avons fait de la bonne musique. Des secteurs politiques nous ont offert de l'argent. Nous avons refusé.
Propos recueillis par Pierre Clitandre
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=47889&PubDate=2007-09-04
Une fenêtre ouverte sur Haïti, le pays qui défie le monde et ses valeurs, anti-nation qui fait de la résistance et pousse les limites de la résilience. Nous incitons au débat conceptualisant Haïti dans une conjoncture mondiale difficile. Haïti, le défi, existe encore malgré tout : choléra, leaders incapables et malhonnêtes, territoires perdus gangstérisés . Pour bien agir il faut mieux comprendre: "Que tout ce qui s'écrit poursuive son chemin, va , va là ou le vent te pousse (Dr Jolivert)
mardi 4 septembre 2007
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire