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jeudi 23 décembre 2010

Haïti : dans les pas de Sean Penn

Joan Tilouine le jeudi, 23/12/2010  Monde
Le bilan de l’engagement des stars dans l’île dévastée n’est pas exactement ce que l’on dit. Reportage à Pétion-Ville, “le camp” de l’acteur américain.
Ce camp de déplacés haï­tiens sur les hau­teurs de Port-au-Prince res­semble à tous les au­tres : la misère, des gens au visage fermé, entassés dans des mil­liers de tentes et de cabanes décaties qui dégringolent d’une colline. Pendant presque soixante-dix ans, ce fut le Pétion-Ville Club, un golf de neuf trous, construit par les Amé­ricains dans les années 1930.
Au lendemain du tremblement de terre du 12 janvier, son propriétaire, Bill Evans, basé à Miami, l’a mis à la disposition de l’armée américaine pour y implanter un hôpital militaire provisoire. Puis le Pétion-Ville Club est devenu le “Camp Penn”, domaine ré­servé de l’acteur américain engagé dans une action humanitaire à grand spectacle.
Sean Penn n’est pas le seul people à être venu. Les stars américaines de la politique et du show business se sont succédé sur l’île dévastée. John Travolta a piloté son propre Boeing pour apporter du fret humanitaire et des scientologues.
Les anciens chefs d’État George Bush et Bill Clinton ont créé le Haiti Fund. En mars, ils arpentaient les ruines de Port-au-Prince, guidés par le président sortant René Préval. En décembre, la républicaine Sarah Palin visitait des centres de traitement du choléra, invitée par une organisation évangéliste.
« Haïti est devenu l’endroit où il faut se montrer », ironisent des humanitaires. La plupart des célébrités font un pas­sage éclair. Sean Penn est resté, jetant son dévolu sur ce camp de Pétion-Ville, le plus grand du pays (55 000 déplacés). Il a promis qu’il ne le quitterait pas tant que chaque famille ne serait pas relogée. Cette ambition a été remarquée dans ce pays où grouillent plus de 10 000 ONG, des plus sérieuses aux plus farfelues. Elles sont même devenues le premier employeur du pays et se partagent avec le gouvernement haïtien les 3 milliards de dollars versés par l’aide internationale après le séisme.
Onze mois plus tard, le pays est tou­jours en ruines. « Ces ONG sont devenues un État dans l’État avec des intérêts économiques, religieux, mais surtout diplomatiques, analyse l’anthropologue new-yorkais Mark Schuller. Certaines ONG sont admirables et vraiment pro­fessionnelles. Mais la plupart des petites organisations sont simplement opportunistes et parfois corrompues. » La Ca­nadienne Michaëlle Jean, l’envoyée spéciale de l’Unesco, est tout aussi di­recte : « L’aide internationale a transformé ce pays en un vaste laboratoire d’essais et d’erreurs. »
L’expérience tentée par Sean Penn n’est pas encore achevée. Sera-t-elle un échec de plus dans le long catalogue des erreurs observées sur place ? Autrefois invité de Saddam Hussein puis hôte d’Hugo Chávez et de Fidel Castro, le “mauvais garçon de Hollywood” avait débarqué à Port-au-Prince une se­maine après la catastrophe. L’image de sa sortie d’avion avec la panoplie du baroudeur de l’humanitaire, pistolet Glock à la ceinture, avait fait rire.
Penn a passé les six premiers mois sur place, à la dure. « Il ne s’arrêtait pas de travailler et dormait dans une tente à même le sol », raconte une jeune humanitaire californienne encore tout émerveillée. La star venait de divorcer. Il avait du temps pour s’engager. Avec la philanthrope américaine d’origine bosniaque Diana Jenkins, il créait l’organisation humanitaire J/P HRO, consacrée à la gestion du camp de Pétion-Ville. Les médias l’encensaient pour son courage et sa détermination.
Les choses ont changé. Son bilan, presque un an après, reste mitigé. La situation dans le camp de Pétion-Ville s’est même dégradée. Sur place, des personnes déplacées ne cachent pas leur déception. Certaines sont en colère contre Sean Penn et son équipe. « Qu’est-ce qu’il a fait pour nous avec ses milliers de dollars ? s’interroge Dorvil Hubert, un gynécologue de 49 ans. Ici, ce n’est pas du cinéma. C’est de pire en pire dans ce camp. Les habitations sont insalubres. Son ONG ne fait plus rien pour nous. »
Dorvil Hubert se dit « privilégié » par rapport aux autres : « J’ai tout perdu dans le tremblement de terre, sauf mon emploi à l’hôpital universitaire de Port-au-Prince. » Il loge avec son épouse et ses quatre enfants dans une cabane en bois. L’intérieur est noirci par la fumée et la crasse. « Tout ce qu’il y a de bien dans ce camp, c’est l’eau potable en libre-service, l’assainissement et les toilettes. Mais ce travail formidable a été réalisé par l’ONG Oxfam, pas par celle de Sean Penn. »
À quelques tentes de “chez lui”, Nancy Toussaint, 35 ans, a perdu espoir de soigner sa fille de 6 ans. Victime de malnutrition, sa peau couleur ébène est recouverte de points blancs. « À l’hôpital installé par les gens de Sean Penn, en haut du camp, les médecins l’ont à peine examinée. Ils l’ont renvoyée vers le centre de soins public de Port-au-Prince. Mais à quoi ils servent ? » Nancy n’a pas l’argent pour y em­mener sa fille : « Et eux, les Amé­ricains, ils ne veulent pas l’emmener dans leurs 4x4. »
Nancy Toussaint est contrainte d’acheter des cachets aux vendeurs ambulants qui sillonnent le camp avec des centaines de tablettes de médicaments exposés en plein soleil. Cela lui coûte quelques dollars haïtiens pour des comprimés périmés, en provenance des reliquats des dons faits après le séisme, livraisons qui comptaient près de 40 % de médicaments inutilisables.
« Ce qu’ils appellent hôpital est plutôt une clinique, et encore, car les unités de soins ne sont pas adaptées à l’urgence », tranche un humanitaire au long cours qui a visité le camp de Pétion-Ville. L’ONG de Sean Penn affirme avoir soi­gné 55 000 patients depuis janvier, ce qui veut dire le nombre exact des réfugiés qui y sont ins­tallés. Mais les cas gra­ves sont aussitôt transférés à l’hôpital public, dé­bordé et en sous-effectif.
Entouré de fils barbelés, l’“hôpital Penn” est aussi le QG du personnel de son ONG : 35 expatriés américains, une centaine d’Haïtiens. Des casques bleus brésiliens et jordaniens les protègent. Ils les observent aussi avec étonnement : ils n’avaient jamais vu des humanitaires tatoués, vêtus de pantalons larges, fumant des cigarettes américaines en sirotant des bières, à partir de 16 heures…
L’ambiance est plutôt détendue autour de la grande tente de l’Unicef qui abrite ce fameux hôpital. Un peu plus loin, des bâches kaki recouvrent la très modeste unité de traitement du choléra, malgré l’ampleur de l’épidémie qui aurait déjà tué près de 2 000 personnes. Le parking de l’ONG est édifiant : des 4x4 rutilants et des quads. Le personnel s’en sert dans les venelles étroites et poussiéreuses du camp.
« Tous ces véhicules sont des dons », tient à préciser Shannon Costello, porte-parole du camp. Elle doit aussi admettre que ce qui était provisoire, dans l’urgence, tend à devenir permanent : « Notre objectif était de reloger chaque famille du camp avant juillet 2011, car nous devons penser à rendre le terrain à son propriétaire mais cela va prendre beaucoup plus de temps que prévu », reconnaît-elle avant de se ressaisir et de revenir sur sa communication bien rodée : l’engagement humanitaire de Sean Penn, l’exemplarité de ce camp.
Les malheureux de Pétion-Ville regrettent Médecins sans frontières et la qualité de ses soins. L’ONG française a quitté le camp. « L’urgence était ailleurs et il y avait déjà plusieurs organisations en charge du camp », explique Sylvain Groulx, chef de la mission de MSF en Haïti. D’autres ONG sont encore pré­sentes au Camp Penn. C’est le cas de CRS (Catholic Relief Service), qui pré­pare aussi son retrait : « Notre but est de reloger ces gens et pas de les maintenir dans ce camp, souligne Robyn Fieser, représentant régional de CRS. Nous allons donc en laisser la gestion aux res­ponsables. »
L’ambiance s’est dégradée. La tension monte à Pétion-Ville. Fin novembre, un employé de CRS a été agressé. L’ONG a alors suspendu ses opérations plusieurs jours. « Il y a aussi un début de famine mais ce n’est pas visible car les gens ne se plaignent pas et restent dignes, rapporte le pasteur Harold Guerrier. En avril, le président René Préval avait interdit aux ONG de distribuer de la nour­riture, au nom de la relance de l’économie. Mais il a préféré dé­penser des millions de dollars pour organiser les élections tru­quées du mois dernier. »
Après le tremblement de terre, le cyclone et l’épidémie de cho­léra qui ont frappé leur pays, les Haïtiens doivent maintenant faire face à la catastrophe politique, avec les violences qui ont suivi cette présidentielle contestée du 28 novembre, mar­quée par des fraudes et des décomptes officiels et officieux qui ne concordent pas. Les maîtres du pays sont devenus les humanitaires. Leur “république des ONG” règne quasiment sans partage sur la misère d’un pays qui ne se reconstruit toujours pas. Joan Tilouine
Photo © SIPA
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