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lundi 24 mai 2010

UNE REPUBLIQUE FONDEE SUR L'EQUITE

La révolution haïtienne, qui aboutit à la création d'un Etat aujourd'hui en péril, pose aux élites haïtiennes et à l'Occident une question à laquelle ils n'ont pas encore su apporter une réponse positive. Seule rupture réussie avec la colonisation et l'esclavage modernes, conduite par les esclaves eux-mêmes, elle fut, en son temps, impensable pour les penseurs occidentaux les plus révolutionnaires. La première réponse de l'Occident consista donc à banaliser les faits de l'horreur coloniale et de la victoire indigène.

Négation, oubli. Les conséquences pratiques de cette attitude mentale furent des politiques d'ostracisme, de violence symbolique. Pendant longtemps, l'Occident se chargea d'interdire par tous les moyens ce pays à lui-même. Il fut en cela aidé par les élites haïtiennes elles-mêmes qui accaparèrent les bénéfices de la révolution à leur seul profit, au point qu'un intellectuel haïtien pouvait écrire – dans une formule osée et provocatrice sans être pour autant une boutade – qu'avant l'Indépendance, il existait à Saint-Domingue " les colons, les affranchis et les esclaves " et que depuis, il ne restait plus que " les colons et les esclaves ".
La catastrophe du 12 janvier a donné à voir ce qui était déjà visible : la pauvreté, la précarité, l'immense chantier des besoins à satisfaire, et offre un beau miroir truqué aux appels à la sainteté de l'humanitaire. Ce qui guide la "communauté internationale" semble être cette logique de l'humanitaire, combinée avec les poncifs de la bonne gouvernance, de l'intégration dans le monde des "normes" actuelles et des lois du marché. Le tremblement de terre du 12 janvier a "actualisé" aux yeux de bon nombre d'Haïtiens cette urgence vieille de deux cents ans : refonder la société haïtienne sur des bases plus égalitaires, structurer les rapports sociaux dans une logique républicaine assurant une sphère commune de citoyenneté.
Haïti a pour elle une grande histoire, une puissance inventive qui ne cesse d'étonner, le bel art de la rébellion, mais les rapports entre les individus et les groupes sociaux qui composent la société ne sont pas fondés sur l'équité. La tâche à accomplir de toute urgence n'a donc pas changé du point de vue haïtien. Il s'agit de l'accomplir en la doublant d'une autre nécessité : aider les victimes du tremblement de terre, et aider la société à se reconstruire.
L'écart risque dès lors de se creuser, et se creuse de fait, entre la vision de l'international – l'obsession des riches de " discipliner " les pauvres, gouvernance et lois du marché – et la vision haïtienne : fonder enfin la République sur l'équité. Les " experts ", " technocrates ", " spécialistes " apportent des " techniques " et des recettes qui ont plus ou moins bien marché ailleurs, sans que la question fondamentale ne les préoccupe : que faut-il changer dans l'organisation sociale ? Cette question, ce n'est pas à la " communauté internationale " d'en trouver la réponse, mais aux Haïtiens eux-mêmes.
Le problème, aujourd'hui, dans cette période d'urgence et de péril, c'est que l'Etat – représenté par un gouvernement faible et sous pilotage – ne peut porter la parole haïtienne. En avril, le parlement a adopté une loi sous la pression du président de la République et à la demande de " l'international ". Elle prolonge l'état d'urgence pour une période de dix-huit mois et confie l'orientation de la reconstruction à un comité coprésidé par Bill Clinton et le premier ministre haïtien, Jean-Max Bellerive. Ce comité est composé de représentants d'Etats étrangers et d'institutions internationales. Cela inaugure de manière officielle la mise hors-jeu de la société haïtienne dans des décisions qui la concernent. Ignorée par des instances politiques de plus en plus critiquées, la parole haïtienne est condamnée à se rassembler ailleurs, dans des espaces civils, et a dès lors du mal à se faire entendre.
Aujourd'hui, à Haïti, un sentiment de méfiance s'installe dans la population vis-à-vis des instances institutionnelles. Et l'idée que la société civile internationale, plus désireuse d'écouter et de comprendre, peut être la grande alliée de la cause haïtienne, se répand et constitue le véritable espoir.


Lyonel Trouillot, romancier, poète, militant, professeur de littérature à l'Institut français, n'a jamais voulu quitter Haïti. Auteur de nombreux romans publiés chez Actes Sud, il faisait partie du collectif NON, créé à la fin de l'année 2003 pour demander le départ du président Aristide. Son dernier livre, Yanvalou pour Charlie (Actes Sud, 2009), a reçu le prix Wepler de la Fondation La Poste.
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Evelyne Trouillot " reconstruire l'école haïtienne "
 Tant d'enfants dans les rues de Port-au-Prince, dans les bidonvilles et sur les chemins des villes de province, sur les sentiers conduisant aux montagnes, tant d'enfants que le pays donne l'impression d'un immense jardin d'enfants, une école sans balises ni murs, sans maîtres ni programmes.
Et pourtant, jamais différences ne furent plus grandes et lourdes de conséquences entre ces enfants. Les origines sociales, la couleur de la peau, les conditions économiques, la langue parlée, le lieu de résidence, tous ces critères entrent en jeu pour déterminer l'avenir des enfants. Ils déterminent aussi leur existence même puisque l'absence de soins de santé et l'insalubrité vont jouer un rôle déterminant dans le taux de mortalité infantile.
L'école haïtienne contribue à maintenir et à creuser les différences entre les enfants. Les établissements scolaires, en majorité privés, reflètent les inégalités économiques et sociales du milieu. Leur aspect physique, le matériel utilisé, la formation des maîtres, les manuels employés diffèrent de manière frappante d'une catégorie d'écoles à l'autre. (…) Une reconstruction de l'école haïtienne demande l'augmentation considérable de l'offre scolaire pour que la majorité des enfants haïtiens, indépendamment de leur lieu de vie, de leur origine sociale, de leurs conditions économiques, ait accès à l'école.
L'élaboration de programmes tenant compte de la réalité haïtienne et des besoins de la population est nécessaire – des programmes qui mettraient en valeur les diverses composantes de la vie haïtienne pour casser les préjugés contre le monde rural, la religion vaudou, la langue créole, les métiers manuels, les milieux sociaux pauvres ou modestes.
La taxation des établissements scolaires qui suivent un cursus étranger pour refréner le nombre croissant d'écoles formant des jeunes ignorants et indifférents face à la réalité du pays. Une politique de subvention et de bourses pour permettre aux jeunes les plus capables issus de milieux défavorisés d'intégrer des écoles privées de qualité exceptionnelle. La formation initiale et continue d'enseignants en nombre suffisant pour assurer l'éducation de la majorité des enfants. L'utilisation de la langue créole dans toutes les écoles pour l'apprentissage de la lecture. La supervision effective par l'Etat de l'application desdits programmes.
La formation d'un groupe d'enseignants chargés d'enseigner uniquement la langue française pour permettre à tous les scolaires d'apprendre ladite langue pour qu'elle cesse d'être un instrument de pouvoir socio-économique et un privilège.
Parallèlement, un ensemble d'actions culturelles aiderait à concrétiser cet objectif : l'augmentation du corpus littéraire en créole par une politique de traduction des classiques de la littérature haïtienne francophone et de la littérature universelle ; la mise en place de structures d'encadrement (ateliers de lecture et d'écriture, ciné-clubs) qui permettraient de colmater davantage les brèches entre les enfants issus de milieux différents.
Ainsi se dessinerait une école unique où les enfants haïtiens se retrouveraient moins inégaux, dans une démarche d'épanouissement individuel et social et dans un objectif commun de construction de la nation.
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Evelyne Trouillot travaille dans l'éducation à Port-au-Prince. Elle écrit des romans, des contes pour enfants, de la poésie. Son roman Rosalie l'infâme (Ed. Dapper, 2003) a obtenu le prix Soroptimist. Elle vient de publier La Mémoire aux abois (Hoëbeke).

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