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lundi 24 mai 2010

SE FILMER POUR DENOUER LES GORGES: YANOCK LAHENS

Mon utopie a les yeux de Nadia, de Makenson, de Feguens. Le sourire de Gaétan, d'Erncia, de Peter, d'Eslain. La vitalité de Lissa, de Samy, de Narcisse, de Dady.

Depuis deux ans, je travaille avec des jeunes de milieux sociaux différents dans le cadre de projets de documentaires. C'est un choix dans un pays où ceux d'en haut, ceux d'en bas et ceux du milieu s'ignorent les uns les autres. Je travaille avec peu de moyens. La taille de mes projets le permet, évidemment. Mais c'est aussi un choix dans un pays où la logique de l'aide peut pervertir aussi bien ceux qui la donnent que ceux qui la reçoivent.
Après le séisme, nous avons rapidement mis sur pied une équipe multidisciplinaire pour mener à bien un atelier. Elle est composée d'un psychologue, Ronald, d'une professeure de cinéma canadienne, Yolaine, d'un jeune cinéaste haïtien, André, qui a fait ses premières armes dans des projets sociaux dans le quartier populaire de Carrefour Feuilles, d'un jeune peintre et photographe, Philippe. Je me rends avec Yolaine pour la première fois à la mi-février dans le camp du Club de Pétionville, le plus grand et le plus peuplé de la zone métropolitaine. J'y rencontre le pasteur Saint-Cyr, qui ne se contente pas de s'occuper du rachat des âmes mais sert d'interface entre la population haïtienne et les dix-sept organisations qui interviennent dans le camp. Il me présente douze adolescents. Ils sont peu bavards, leurs yeux scrutent. Je connais cette méfiance instinctive, légitime, derrière laquelle pointent toujours malgré tout la curiosité et l'espoir.
Les jeunes arrivent le matin du 27 février, chaussés de sandales, les pieds blancs de poussière, les garçons vêtus de bermudas et de grands tee-shirts ; les filles, elles, n'ont pas renoncé à être belles. Même dans le camp, les clivages sont là : deux d'entre eux sont des francophones qui feraient pâlir des jeunes des meilleurs lycées de France, d'autres manient le français avec difficulté, d'autres sont des créolophones unilingues. On commence par une thérapie de groupe pour que les adolescents se délestent de leur trauma du 12 janvier. L'investissement émotionnel de ce matin-là est intense.

Certains ont perdu des parents, des amis, des camarades de classe, des voisins.

Les mots finiront par sortir des gorges nouées. Des larmes coulent le long des joues. L'équipe est émue, silencieuse jusqu'au recueillement. C'est la première fois que ces adolescents parlent de leur souffrance de manière aussi libre, aussi ouverte. La séance se terminera sur les paroles de Gaëtan, qui n'a perdu aucun parent ou ami mais se dit hanté jusque dans son sommeil par deux yeux qu'il a entrevus sous les décombres et par une voix qui sortait des gravats pour demander de l'aide : " Mon petit, je t'en supplie, sors-moi de là. " Il a tout fait, trois jours durant, pour sauver cette personne dont la voix faiblissait et dont les yeux s'éteignaient. Au matin du quatrième jour, il n'a plus entendu la voix et n'a vu qu'un front baissé. Depuis, il ne peut plus passer dans cette rue.

Les exercices pratiques du lendemain, comme les premiers visionnements de leur travail avec André (à peine plus âgé qu'eux), défont les nœuds. Les premières plaisanteries fusent, les rires aussi. Ils ne s'arrêteront plus. Le caractère ludique de l'activité les métamorphose dès le troisième jour. La seconde manche, c'est la préparation des scénarios puis du tournage. Trois jours de travail pendant lesquels on classe les idées, on les met en cohérence pour parvenir à un tout qui tient la route.

Nous avons su que ces deux manches étaient gagnées dès le premier jour de tournage. La pluie est tombée dru la nuit précédente et un crachin persiste. Malgré la boue, qui entrave la marche, et la pluie, nous sommes parvenus à boucler le programme. L'accueil dans le camp est bienveillant, enthousiaste même parce que ce sont des adolescents du lieu qui sont aux commandes. Deux documentaires de dix minutes chacun, N ap viv kan menm (" Nous vivons en dépit de tout ") et Jodi pa demen (" Les jours se suivent et ne se ressemblent pas "), ont donc été projetés le samedi 28 mars. Il a fallu, là aussi, improviser. La projection a eu lieu sous un arbre, dans l'espace qui sert d'église au pasteur Saint-Cyr. Les tout-petits investissent les premières rangées en s'asseyant sur des bidons vides. Des adultes arrivent avec leurs chaises, d'autres prennent place en rangs serrés autour de l'arbre. Les jeunes réalisateurs, en habits du dimanche, sont les vedettes de la soirée. Près d'un millier de spectateurs attendent fébrilement les premières images. Les commentaires fusent, les moments de silence sont palpables. Les spectateurs ne cachent pas leur bonheur de voir sur l'écran un monde qui est le leur, porté par des enfants du lieu. La soirée se terminera en apothéose avec la projection surprise de quelques images du making of sur fond de musique rap créole, reprise en chœur par tous.

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Yanick Lahens vit à Port-au-Prince, où elle développe des actions citoyennes et culturelles. Elle est notamment l'auteur des romans Dans la maison du père (Le Serpent à Plumes, 2000) et La Couleur de l'aube (Ed. Sabine Wespieser, 2008), et de l'essai L'Exil : entre l'ancrage et la fuite, l'écrivain haïtien (Ed. Deschamps, 1990).
http://www.lemonde.fr/ameriques/article_interactif/2010/05/24/paroles-d-espoir-en-haiti_1361270_3222_4.html

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