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lundi 10 septembre 2007

Réginald Boulos : il faut définir les règles avant le « saw ou pran se paw »

Réginald Boulos, vient de vivre une convocation au parquet et s'en est sorti blanchi. Dans un entretien accordé à Frantz Duval, il raconte son audition, fait le point et formule des propositions. Redéfinir les règles du jeu, les appliquer à tous, offrir une amnistie avant de criminaliser la fraude, signer un pacte de lutte contre la corruption, éliminer les obstacles entre le contribuable et le fisc pour stopper la corruption, abaisser le taux de taxation pour élargir l'assiette fiscale, autant de points avancés par un homme d'affaires d'expérience qui sait de quoi il parle

Le Nouvelliste : Réginald Boulos, médecin, homme d'affaires à succès, patron de médias, ancien président de la Chambre de Commerce et d'Industrie d'Haïti qui a mené campagne contre la contrebande, vous avez été convoqué il y a peu devant le commissaire du gouvernement, comment avez-vous vécu tout cela ?

REGINALD BOULOS : D'abord cela a été une grande surprise pour moi parce que je me suis évertué depuis que je gère mes entreprises à les gérer dans le respect des lois et j'ai toujours pensé que la contrebande et la corruption étaient les pires fléaux contre le développement en Haïti puisqu'elles privaient l'Etat de revenus substantiels en vue d'offrir à la population d'abord les services sociaux de santé et d'éducation mais aussi de la mise en place d'infrastructures de base pour permettre le développement telles que les routes, les aéroports et autres.

Cette invitation du Commissaire du gouvernement a été, je le redis une surprise, car j'ai dû questionner le motif de cette invitation et, je ne vais pas le cacher, car, ayant été un opposant public à la candidature de M. Préval, je me suis demandé si c'était là une revanche politique qui se faisait. Ceci étant dit, quel que soit le motif de cette convocation, je devais me préparer à y répondre, même si j'aurais une phobie d'aller en prison, je ne pouvais pas fuir cette invitation du Commissaire Claudy Gassant. En même temps, il fallait préparer la défense, une défense qui se révéla très difficile, car n'ayant absolument aucune idée du délit dont on m'avait accusé, je me suis présenté avec tout ce que j'avais en tête c'est-à-dire prêt à donner toute la vérité sur tout ce qu'on pourrait me demander puisque ayant la conscience claire sur la gestion de mes entreprises.

Le Nouvelliste : Comment s'est déroulée l'invitation au parquet?
R.B : L'invitation était pour 10 heures A.M nous sommes arrivés à 10 heures ainsi que le Commissaire du gouvernement. Deux autres invités étaient déjà présents. Nous avions d'abord eu une petite rencontre avec le Commissaire qui allait nous expliquer le déroulement de cette rencontre tout en précisant, dès le départ, que je serai le dernier à être auditionné. Il faut dire que ça a été très longue; entre les déplacements et les arrêts du Commissaire. Finalement, j'ai pu être auditionné aux environs de 3heures P.M.

L'entrevue a duré deux heures de temps, j'ai pu fournir des éclaircissements sur un formulaire de douane qui a été utilisé de façon régulière, qui n'a pas privé l'Etat de ce qui lui était dû, dans le cadre d'un dédouanement pour une de mes entreprises. Le coeur de l'affaire est que l'Etat a imprimé des bordereaux de douane tout à fait légitime avec des montants qui correspondaient à ceux qui devaient être facturés. L'Etat a perçu ses revenus à partir de chèques de direction directement émis à l'ordre de la Banque de la République d'Haïti.

Avant d'aller plus loin, je dois rappeler que comme tous les commerçants j'utilise le plus souvent des « secrétaires » en fait des brokers non assermentés qui ont la capacité de faire le travail que réclame un dédouanement dans ce pays. Malheureusement nos services fiscaux ne sont pas organisés, ni informatisés, donc si on n'a pas un « secrétaire » qui suit régulièrement ces bordereaux de douane, il va se prendre un mois et demi ou deux mois avant de sortir une marchandise de la douane.
C'est ce secrétaire que nous connaissons, donc lui, il cherche un broker assermenté et dans ce cas il a trouvé un broker qui n'avait plus le droit de signer et c'est tout simplement ce qu'on ne pourrait pas nous reprocher, mais plutôt à la douane de Port-au-Prince (ou la douane de l'aéroport) d'avoir accepté d'imprimer un bordereau avec une déclaration faite avec le nom d'un commissaire en douane qui certainement n'était plus assermenté.
Donc en réalité, s'il y a une irrégularité, elle s'est retrouvée de préférence au niveau de l'Administration générale des douanes.
Le Nouvelliste : Quelque part là vous soulevez le problème des méandres de l'administration qui sont autant d'incitations à la corruption. Est-ce que vous tirez une leçon de cette expérience, mise à part le fait d'avoir été convoqué par le Commissaire du Gouvernement ?
REGINALD BOULOS : Il y a deux grandes choses : personnellement je serai plus vigilant. Désormais, il n'est plus question pour moi d'avoir un secrétaire qui, lui, cherche un commissaire en douane. J'aurai un commissaire en douane que je connais et qui fera le suivi pour les importations de mes entreprises. Il faut dire que passer par les secrétaires a été la pratique ici et je n'y ai jamais rien trouvé de mal. D'ailleurs, ces secrétaires sont connus des directeurs et employés de la douane.

Maintenant, sur un plan plus général, le problème de la contrebande et de la corruption est d'ordre structurel. C'est un problème d'abord de la mise en place de structures capables de répondre en termes de services, aux besoins des contribuables que nous sommes. C'est un problème en termes de définition des règles du jeu et de la nécessité de les appliquer à tous. Parce qu'il y a cette tendance à vouloir pointer du doigt le secteur patronal dans la contrebande.

Par exemple, je n'ai rien contre les « Madan Sara » mais c'est la plus grande source de contrebande qui existe en Haïti ; le secteur informel qui ne paie jamais de taxes est la plus grande corruption qui existe dans ce pays. Aujourd'hui, on veut pointer du doigt le secteur qui fournit environ 90% des revenus du pays (ou 80% au moins si on enlève la facture pétrolière partagée par tout le monde). Donc, je crois que la lutte contre la corruption a très mal débuté parce qu'il faudra d'abord mettre en place des structures.

Autre exemple, si vous prenez la douane de Malpasse, il n'y a pas un hangar où un camion qui y arrive peut débarquer sa cargaison pour que l'inspecteur de douane puisse faire son travail. Il n'y a pas les conditions de logements que demande le travail d'un douanier qui devrait dormir sur place afin qu'il n'y ait pas de contrebande à se faire de nuit, car on sait que la contrebande se fait généralement en dehors des heures de travail. Quand un camion arrive a Malpasse, le déchargement se fait partiellement (c'est-à-dire à 25%) sur la chaussée et on ne saura jamais ce qui reste à l'intérieur. Cela favorise ceux qui veulent faire la contrebande puisqu'ils se retrouvent dans des conditions qui la facilitent. Autre exemple encore, si vous prenez les ports de province, Jacmel est un port officiellement ouvert au commerce extérieur, mais il n'a pas un bureau de douane, et aucun douanier n'y est affecté.

Quand un bateau se présente au port de Jacmel, il faut pourtant le décharger. Je pense que le gouvernement devrait s'arranger de manière à réduire le nombre de port et doter les ports et les frontières d'infrastructures, y améliorer les conditions de travail et définir de manière claire les règles du jeu. Une fois ces règles définies, « Sa w pran se paw » (tous ceux qui n'obéissent pas à ces règles tomberont sous les coups de la justice). Aujourd'hui, dans ce pays où on a fait de l'immoralité un mode de vie depuis cinquante ans ; sous le régime de Duvalier la contrebande se faisait par les gens qui étaient au pouvoir.
Jusqu'à présent la contrebande et la corruption sont parrainées par les gens au pouvoir ou proche du pouvoir. (Entre 2001 et 2004, entre 1991 et 1994 avec le scandale du riz des députés associés au pouvoir, on l'a bien vu).
Il faut d'abord créer un nouvel environnement fait de moralité et ensuite, pour les affaires remontant jusqu'à une certaine période de temps X, décréter une amnistie pour tout le monde, comme cela se fait dans de très nombreux pays. Dernier petit exemple de la corruption : les professionnels du pays ne paient pas d'impôt sur le revenu. Combien de médecins, d'avocats, d'ingénieurs, de notaires paient leurs impôts sur le revenu.
Je suis formellement contre cette idée de pointer du doigt seulement le secteur patronal qui contribue à faire fonctionner ce pays.

Le Nouvelliste: Quelque part, vous espérez que les cas de ces derniers temps et qui ont fait l'actualité soient des « Wake up calls » à la fois pour que l'Etat change sa façon de voir ce qu'il estime être les corrompus et à la fois pour que le secteur privé apprenne à se défende autrement... ?

REGINALD BOULOS : Je ne suis pas certain que cela sera perçu comme un wake up call. D'abord, on est habitué dans ce pays avec « lèt monte, lèt desann ». La manière dont ces affaires se passent prouve qu'il n'y a rien, pour qu'on en fasse avant tout un tapage politique. La lutte contre la corruption et la contrebande ne peut pas se faire dans un environnement de tapage politique. On en fait toute une histoire et le fait d'arrêter trois bourgeois qui, selon certains, étaient synonyme d'impunité, bien que ce n'était pas vrai, ne fait qu'assouvir les désirs qui existent toujours dans ce pays d'utiliser la lutte des classes, économiques dans ce cas précis, pour éviter de parler des vrais problèmes du pays.

J'estime que beaucoup plus que les cas d'arrestation, le cas dont j'ai été victime et par ailleurs blanchi, devrait être une indication sur une autre façon de faire les choses.
Premièrement, il faudra renforcer la justice. On ne peut pas réduire la justice à un commissaire, même quand le commissaire Gassant voudrait aller de l'avant, il va se heurter rapidement soit, aux problèmes liés à la corruption ou bien il se transformera en juge de paix, juge d'instruction, geôlier, commissaire du gouvernement, et finalement juge. Ce qui ne peut pas être fait. Donc nous introduisons la possibilité d'une corruption encore plus importante dans la manière dont on cherche à combattre la corruption.

La deuxième chose est qu'il faut aller vers un pacte. Le pacte de la lutte contre la corruption, ce dernier définirait les grandes lignes de la lutte contre la corruption :

1- définir les règles du jeu ;
2- étudier dans quelle perspective une amnistie serait possible. Deux côtés de l'amnistie : amnistie pénale et amnistie fiscale ;
3-criminaliser désormais l'évasion fiscale et la faute douanière, parce qu'aujourd'hui elle n'est pas criminalisée. Ce n'est pas une faute pénale. Donc en échange de l'amnistie il faudra aller vers la criminalisation ;
4- raffermir la qualité et la quantité des ressources humaines au niveau des services de la D.G.I. et de la douane ainsi que leurs conditions de travail pas seulement leur salaire mais en termes de qualité technique : il faut introduire et systématiser l'informatique. Je pourrais alors recevoir mon bordereau « on line » et l'imprimer afin de le présenter. Tout ceci demande une réflexion sérieuse sur un nouveau fonctionnement du service ; Les investisseurs du secteur privé voient dans le fonctionnaire du secteur public comme un ennemi et vice versa. Il y a des pays comme le Salvador qui est sorti d'une guerre civile où il existe aujourd'hui un respect mutuel au niveau de ces deux catégories qui luttaient car ils ont compris que sans le partenariat de ces deux secteurs il n'y aura pas de solution à l'avantage du pays. J'espère que ce qui se passe ces derniers temps sera un « Wake up call » mais pas un wake up pour que les choses continuent et qu'on pense que les gens vont payer leurs taxes.
Il n'y a aucun pays où les gens ont envie de payer les taxes. Les gens paient leurs taxes parce qu'ils se retrouvent dans des conditions où il faut payer les taxes et par ailleurs ils voient l'utilisation de ces taxes. Je ne dis pas qu'on ne devra pas payer les taxes parce qu'on ne voit pas leur utilisation, mais il faudra payer pour qu'on puisse avoir chacun « sa liberté d'expression », « lè ou peye, bouch ou vinn long » et on peut réclamer à ce moment là.
La première chose consistera à payer ses taxes afin d'avoir le droit de réclamer. Mais l'Etat devra nous mettre dans les conditions de le faire facilement sans avoir à payer quelqu'un pour avoir un bordereau. Je dois non seulement payer mon service et également payer quelqu'un pour un bordereau.
Le Nouvelliste : Le Parlement a été quelque part l'un des acteurs des derniers événements, vous croyez qu'au niveau de la législation il y a un travail important que le parlement peut faire ?
Reginald Boulos : Un travail énorme. La réforme du tarif fiscal est l'un des points du pacte que je préconise. Imaginez-vous qu'une société anonyme, à la fin de sa journée de travail aura payé à l'Etat entre 44% et 50% de ses profits.
D'abord l'Etat haïtien prélève 30% dès le départ parce que nous tombons tous dans la marge des 30%. Mais dans la quantité restante pour les actionnaires, l'Etat prendra alors 20%. Donc étant donné que c'est 20% par rapport à 70% cela fera 14% (14%+30% = 44%). Mais si je dois ajouter toutes les taxes que nous payons à l'Etat, c'est-à-dire les taxes sur la masse salariale, la taxe du FER et autres taxes, nous sommes aujourd'hui à 60% de taxation. Un taux si élevé de taxation est une incitation à la corruption puisque l'investisseur qui doit payer va chercher à utiliser un subterfuge. Un professionnel même en essayant de frauder paie au moins 15 à 20% de ses revenus.
Donc si on baissait cette taxe à 15 ou 20% , le professionnel dormira en paix parce qu'il sait qu'il n'a rien à se reprocher et pendant qu'on criminalise l'évasion fiscale, il va acheter sa paix pour 15%.

Depuis le gouvernement de transition, j'ai discuté avec le secrétaire d'Etat d'alors, André Lemercier Georges, qui s'était montré têtu sur la question, pour qu'on réduise le taux d'impôts sur le revenu à une taxe unique de 15%, et qu'on fasse également la même réforme sur la taxe douanière.

Le ministre Delatour, pour faciliter les choses en 1986, avait réduit le tarif douanier, mais graduellement on a ajouté d'autres taxes ; taxes de vérification, des droits d'assise sur les véhicules.... Encore une fois on nous greffe de taxes qui font augmenter le prix à la consommation, mais qui prédisposent aussi à la corruption.
Je suis persuadé qu'on peut atteindre aisément 15% de pression fiscale parce que tout simplement en réduisant les taux, nous allons élargir l'assiette fiscale de manière à inclure tout le monde et tous les professionnels devront payer.
On devra trouver aussi un moyen d'établir une tarification bien définie pour ce qu'on appelle aujourd'hui « les effets personnels », dont on connaît très bien la vraie destination puisque des dizaines containers d'effets personnels nous arrivent chaque semaine de Curaçao, de Panama, j'ai l'impression qu'on se moque de nous dans cette affaire, car il n'y a aucun haïtien qui vit dans ces pays, seuls des commerçants vont y acheter et reviennent avec des tonnes « d'effets personnels ».

Le Nouvelliste : Avez-vous une dernière chose à ajouter ?

Reginald Boulos : Je reviens de l'expérience que j'ai vécue lors de l'invitation du Commissaire du gouvernement avec un esprit plus positif et plus constructeur. Comme je l'avais dit au Nouvelliste, la justice a gagné malgré tout. Même quand j'aurais imaginé, ce que j'écarte aujourd'hui, que la motivation première était politique, la justice a gagné. Je crois que mon cas a permis de soulever de manière structurelle le problème du pays lui-même en termes de services. Je reste disposé à participer à une réflexion poussée sur la question fiscale, je l'ai dit au Président de la République la semaine dernière. Je ne garde aucune amertume de l'expérience. Je viens de faire quelques mois d'études universitaires entre mon invitation et son déroulement au Parquet.Je pense que nous sommes sur une lancée, il faut éviter de faire la politisation des problèmes, il faut les prendre au sérieux. Nous avons eu une accalmie au niveau de l'insécurité, nous avons la chance aujourd'hui d'aller vers la relance économique sans effaroucher quiconque, d'aller vers la création d'emplois et une collection plus importante de revenus pour l'Etat qui pourra améliorer ses services. C'est mon souhait.

Propos recueillis par Frantz Duval

duvalfrantz@yahoo.com
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=48247&PubDate=2007-09-10

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