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dimanche 19 septembre 2010

Frankétienne: le pilier d'Haïti

Publié le 18 septembre 2010
Chantal Guy, La Presse
Frankétienne et Rodney Saint-Éloi, qui l'a convaincu,
avec Danny Laferrière, de jouer sa pièce
après le tremblement de terre. «Je leur dirai toujours merci.»
PHOTO FOURNIE PAR LE FIL
En  mars dernier, le grand et «nobélisable» Frankétienne a présenté sa pièce Melovivi ou Le Piège au siège de l'UNESCO, qui venait de le nommer «artiste pour la paix». Un texte aux accents prophétiques, écrit deux mois avant le séisme du 12 janvier, que nous aurons l'immense privilège de découvrir dans le cadre du Festival international de la littérature. D'ici là, découvrez Frankétienne, l'homme qui parle aux astres.
Frankétienne, c'est l'artiste total, au parcours hors du commun. Dany Laferrière dit de lui qu'il est une métaphore d'Haïti, un ogre. Né Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d'Argent, du viol de sa mère adolescente par un Américain, sa peau est blanche, ses yeux sont bleus, mais son visage est morphologiquement noir. Il ne parle que le créole quand on l'inscrit dans une école de langue française, langue pour laquelle il aura un coup de foudre violent, cette «aristocrate orgueilleuse» qu'il maltraitera avec plaisir, jusqu'à ce qu'il publie en 1975 Dezafi, le premier roman moderne écrit en créole (et dont une nouvelle mouture en français, Les affres d'un défi, vient de paraître chez Vents d'ailleurs).
Mais il affirme être devenu Frankétienne en 1972, à la publication d'Ultravocal, première manifestation écrite du mouvement spiraliste, «une invention qui ne plagie rien d'autre que la vie, la spirale en mouvement». «La spirale est dans la nature, elle est dans nos cyclones qui nous ravagent, dans les zones sismiques qui nous ont ravagés, dans le mouvement des galaxies, dans la double hélice de l'ADN porteur de toute la mémoire de l'individu et de la vie, explique-t-il au bout du fil. La spirale, c'est une quête, celle d'essayer de trouver la totalité du monde dans une oeuvre d'art.»
Car bien qu'il soit atteint de la «maladie d'écrire» (une quarantaine de titres publiés, en français et en créole), Frankétienne considère la littérature comme une «province ou un département un peu sophistiqué» de la création. Il est peintre -son principal revenu d'ailleurs, on le surnomme le «Picasso haïtien»- poète, chanteur, dramaturge, comédien, professeur... Il est ce qu'il nomme «un génial mégalomane». «Frankétienne ou Frankeinstein Dissident Subversif (...) j'aurai connu tous les désastres et toutes les joies, I am a survivor!», écrit-il dans L'anthologie secrète, publiée chez Mémoire d'encrier en 2005, un excellent livre pour aborder cet artiste aux contours titanesques.

Le poète est vivant!
À 74 ans, il est aussi un pilier d'Haïti, qu'il n'a jamais quitté avant 51 ans, frappé d'une interdiction de départ par le régime Duvalier. Il n'a pas connu l'exil, mais l'exil intérieur, oui. «Je me gardais de fréquenter certains milieux pour ne pas me fragiliser et me mettre à la portée de la dictature, et cela m'a permis un ancrage plus profond dans le réel haïtien, cela m'a permis même de comprendre certaines dimensions mystérieuses; Haïti comme terre de malheurs, de douleur, mais en même temps de jubilation, d'exaltation, de créativité permanente.»
Et puis le séisme du 12 janvier est arrivé. La maison de Frankétienne, construite de ses mains, véritable bunker de l'artiste et musée de ses oeuvres, a été touchée. Un traumatisme d'autant plus fort qu'il répétait depuis quelque temps sa nouvelle pièce, Melovivi ou Le Piège, huis clos entre deux hommes prisonniers d'un espace dévasté après un désastre. Il ne voulait plus jouer cette pièce, après cette journée «terrible, démentielle, insupportable». La visite de Dany Laferrière et Rodney Saint-Éloi a tout changé. «Ils m'ont dit: «Il faut continuer à faire ce que tu sais faire sans aucun complexe, tu ne peux pas réveiller les morts ni redresser les maisons, mais tu vas jouer ta pièce.» Je leur dirai toujours merci.» Et dans la tourmente de ces jours, quand les Haïtiens ont vu Frankétienne, ils ont clamé: «Le poète est vivant!»

Éloge du chaos, mépris de l'anarchie
Tout de même, cette prémonition dans le thème de Melovivi, c'est affolant, Frankétienne en convient, alors qu'il se considère athée. «J'avais une sorte de voyance, de pressentiment que ma terre et la planète étaient menacées, raconte-t-il. Et cela s'est avéré quand une voix m'a parlé. Je demande aux gens qui ne me connaissent pas de me faire ce crédit, parce que ceux qui me connaissent savent que je ne mens pas. Une voix m'a parlé à l'aube, ce moment où le soleil arrive sur terre avec toute son énergie, porteuse de certaines antennes qui vous permettent de saisir les messages qui passent, la musique intérieure à laquelle nous ne sommes pas attentifs, reliée à la musique du monde, du cosmos. La voix m'a dit: votre pays est menacé aussi bien que la planète, écrivez-nous une pièce sur l'écologie mondiale.»
Bien qu'attaché «maladivement» à sa terre, Frankétienne ne veut pas qu'on le considère comme un «fanatique d'Haïti», son pays natal envers lequel il se montre très critique, surtout envers l'élite. S'il embrasse le chaos et le mystère de son existence, de son pays, il méprise l'anarchie causée par la cupidité et la bêtise universelles. «Je dis que nous avons salopé la planète, et pour employer le créole, «salopété» la planète. Nous avons un comportement de prédateurs, nous agissons comme des maîtres absolus alors que nous ne sommes que des locataires de passage. Et le malheur, c'est que nous sommes de mauvais locataires.»
Frankétienne se méfie de l'espérance, qui nous plonge dans les bondieuseries, lui préférant le «désespoir actif», qui est un tremplin vers l'action, une possibilité de transformation, de mutation. «S'il arrive que tu tombes, apprends à chevaucher ta chute, dit-il, se citant lui-même. Que ta chute devienne ton cheval pour continuer le voyage.»
Melovivi ou Le piège, de Frankétienne, avec Frankétienne et Gamel Innocent, les 23 et 24 septembre, 20h, à la Cinquième Salle de la PdA. Frankétienne sera aussi du spectacle collectif Haïti debout, une mise en scène de Rodney Saint-Éloi, le 26 septembre au Lion d'or.
http://www.cyberpresse.ca/arts/spectacles-et-theatre/theatre/201009/18/01-4316982-franketienne-le-pilier-dhaiti.php

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