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dimanche 19 septembre 2010

Au-delà des élections, les défis de la refondation

Haïti: La communauté internationale a-t-elle renoncé à voir s'installer en Haïti un régime démocratique authentique ? Beaucoup d'observateurs haïtiens en semblent convaincus, si l'on se réfère aux réactions indignées de certains compatriotes après les déclarations du secrétaire général de l'OEA sur le déroulement du processus électoral en Haïti. Cette frange de la population haïtienne se sent un peu trahie. Paradoxalement, ceux qui aujourd'hui réclament à cor et à cri une pause dans le processus démocratique, un changement dans l'appareil électoral, voire même le renversement du président en fin de mandat, sont ceux qui se présentent comme le secteur démocratique haïtien, entité hybride regroupant les membres de la société civile dite organisée et un secteur politique proche des principaux médias, historiquement fer de lance de la lutte contre l'autoritarisme en Haïti. On entend par société civile toutes les associations professionnelles telles que les barreaux de la République, les associations médicales, associations d'ingénieurs, de journalistes, etc... Les syndicats et les associations patronales, les Universités. En bref, toutes les institutions non étatiques. A ne pas confondre avec les associations qui sont plutôt des entreprises personnelles à vocation civique ou humanitaire qui s'apparentent plutôt à des ONG. En Haïti, le terme « société civile » se rapproche plutôt de cette dernière catégorie. Le secteur dit démocratique a été, depuis 1986, l'interlocuteur privilégié des émissaires internationaux promoteurs du « consensus de Washington », c'est-à-dire l'idéologie dominante de ces trente dernières années qui prône à la fois la démocratisation à l'échelle mondiale, la bonne gouvernance et la mise en place d'une économie de marché. Cette fois-ci, il semble que l'International ignore leurs préoccupations. En réaction, les responsables de la « Société Civile » ont protesté avec véhémence dans une note datée du 26 août en affirmant notamment que « le peuple haïtien attend de l'OEA, (...) qu'elle défende le droit de vote du peuple haïtien, son droit à la Démocratie et au Bonheur et non un Gouvernement ». La déception, voire la frustration doit être terrible car leur crainte d'un coup d'Etat électoral, d'un hold up sur le processus démocratique est profonde et sincère.
Cette préoccupation est d'autant plus forte que « La Société Civile » semble avoir perdu toute capacité d'orienter le débat politique. Elle a perdu toute influence sur le processus démocratique en Haïti qui, malheureusement, s'est révélé chaotique et tumultueux. Après le terrible séisme du 12 janvier, on pensait pouvoir remettre le compteur à zéro. En effet, cette catastrophe qui a mis les bâtiments publics par terre, ruiné un nombre incalculable de familles, fauché des centaines de milliers de vie, sans compter les milliers d'amputés et les millions de compatriotes traumatisés à jamais, n'a pas, malgré tout, diminué les antagonismes entre les acteurs politiques et sociaux. Ce choc violent et meurtrier n'a pas suffi pour nous porter à changer de comportement. Attitude qui éloigne toute perspective d'une réelle Refondation du pays en dépit de l'aide substantielle promise par la Communauté Internationale.

La démocratisation, un processus pénible et chaotique.
Cette refondation ne sera pas possible sans une remise en cause du système politique et social traditionnel du pays. Il ne s'agit pas uniquement de reconstruire les maisons détruites, d'ériger de nouveaux bâtiments, il faut s'attaquer à ce système. A cet effet, ma première démarche sera d'essayer d'expliquer pourquoi les secteurs démocratiques, malgré les efforts de la communauté internationale depuis la chute de Duvalier, peinent à ce point à s'imposer.
En effet, la misère chronique et l'instabilité politique endémique qui dominent notre quotidien depuis presque toujours laissent perplexes les experts internationaux et désolent nos frères des Caraïbes admirateurs et envieux de l'épopée de 1804. La situation est complexe, les causes du mal sont profondes et nombreuses. Démêler cet écheveau paraît titanesque. Des milliards de la communauté internationale ont été dépensés, des centaines de jeunes vies ont été perdues depuis 1986, les cadres laissent le pays par vagues et par milliers, des journalistes s'époumonent à longueur de journée, nous avons subi deux interventions militaires internationales, et pourtant « la transition n'en finit pas », pour répéter le fameux chroniqueur et éditorialiste du Nouvelliste, Pierre Raymond Dumas. Pourquoi n'en finit-elle pas ? La démocratie n'est-elle pas à la portée des Haïtiens ? Qu'est-ce qui éloigne cet objectif de nous ?

D'abord quels sont les caractéristiques d'une démocratie ?
L'élection des dirigeants au suffrage universel par les citoyens en âge de voter constitue l'élément absolument incontournable dans une démocratie. Des élections se tiennent régulièrement selon un calendrier fixé à l'avance par la Constitution. Le peuple exerce librement son droit, reconduit ou révoque les élus. Ces derniers appartiennent à des partis politiques dont la philosophie et les orientations idéologiques sont connues de tous ; ces partis ont des élus à travers tout le pays et le renouvellement de leadership est ouvert et transparent. La liberté d'expression existe, la société civile se fait entendre régulièrement sur les questions d'intérêt général et particulier. L'opposition politique exerce son droit de contrôle à travers le Parlement, pendant que les législateurs de la majorité adoptent des lois pour l'application des politiques publiques du gouvernement.
En outre, la Justice fonctionne, elle règle les différends entre les citoyens et sanctionnent les crimes et délits. S'il y a eu suspicion de malversation dans la gestion du patrimoine public, la Cour Supérieure des Comptes mène son enquête et établit librement son verdict. S'il y a eu des évidences d'indélicatesses, le dossier est transmis aux tribunaux ordinaires ou extraordinaires prévus par la Constitution et par les lois de la République.
Pendant ce temps, les mairies participent de manière cohérente à l'aménagement du territoire, s'assurent que l'offre publique scolaire satisfait à la demande démographique, contrôlent le respect des codes de construction. Les citoyens paient régulièrement leurs taxes et vaquent librement à leurs occupations sous la protection active des forces de sécurité publique. Les plus débrouillards s'enrichissent par leur dur labeur et leurs investissements, les autres rêvent de perspectives meilleures pour leurs enfants grâce à un système éducatif inclusif et sérieux, promesse d'intégration et de mobilité sociales. Voici le point d'arrivée. C'est cela la démocratie libérale.
En résumé, une démocratie repose sur plusieurs piliers : la citoyenneté, les élections, l'Etat fournisseur de service publique, la société civile, les droits de l'homme, et j'en passe. Donc, le problème n'est pas la démocratie, c'est le point de départ et le chemin à parcourir pour arriver à destination.
Déjà, il y a des bien-pensants qui affirment que la démocratie n'est pas faite pour Haïti, le peuple ne comprend que le langage du bâton. Quelle amnésie ! Les deux cents ans de bâton et de fusils ont-ils fait progresser Haïti ? Certainement pas. Malgré tout, certains insistent et pointent comme exemple d'autres dictatures qui ont fonctionné et donné des résultats positifs. Ils citent en référence Trujillo, en République dominicaine, et certainement, Fidel Castro, à Cuba. Je pourrais ajouter à cette liste la Chine, le Singapour ou la Malaisie. Malheureusement, les mêmes causes qui ont provoqué l'échec des dictatures d'Haïti sur le point du développement, de la mise en place d'une administration publique capable de fournir un minimum de services expliquent le chaos, la misère et les turpitudes de cette longue et pénible étape de démocratisation. Par conséquent, il convient de diagnostiquer correctement les véritables blocages au développement d'Haïti dans l'espoir d'y apporter les corrections appropriées.

Analyse du système politique traditionnel haïtien
Quels sont les obstacles majeurs qui handicapent la construction et le développement d'Haïti ? Ils sont nombreux, mais le principal problème est le régime politique qui prévaut depuis l'accession d'Haïti à l'Indépendance en 1804.

Le péché originel
En effet, le premier acte suicidaire a été commis le jour même de la Déclaration d'Indépendance lorsque les Généraux se sont réunis pour proclamer Dessalines Gouverneur Général A Vie. Plus tard, ce dernier se fera couronner Empereur. C'était le coup d'envoi de l'instabilité politique chronique qui va nous affecter tout au long de notre histoire. Tous les généraux de l'Indépendance pouvaient à juste titre aspirer à la fonction de chef d'Etat. Désormais, la conquête du pouvoir par la violence devient la seule alternative. C'est justement ce piège que les Pères Fondateurs américains ont su éviter en instaurant une démocratie avec des possibilités d'alternance tous les quatre ans.
Dans ces conditions, pour pérenniser son pouvoir, le Chef n'a que deux choix : la répression et/ou la cooptation. En d'autres termes, le bâton et/ou la carotte. Dessalines a distribué le premier sans compter, mais a été fort réticent pour le second. Nous connaissons tous la suite... Le 17 octobre 1806, il tomba sous les balles des généraux conjurés.
Notre péché originel c'est de n'avoir pas su organiser un mode de dévolution pacifique du pouvoir plus ou moins ouverte à tous les prétendants. Dès lors, les ambitions personnelles vont estomper tout projet commun indispensable au développement du pays. Toutes les énergies vont se concentrer à la lutte pour la conquête du pouvoir, synonyme de privilèges extraordinaires.
Le système va surtout être perpétué par Alexandre Pétion avec la mise en place d'un régime hypocrite (certains diront de marrons) : libéral dans la forme, dictatorial dans la pratique. La conquête du pouvoir juste pour le pouvoir, un besoin de chef et de jouissance des avantages disproportionnés par rapport aux ressources et le reste des citoyens, voilà l'obsession des élites. Pour se maintenir, le chef s'entoure d'un réseau de fidèles avec qui il partage le patrimoine du pays. Par exemple, Pétion et Boyer vont distribuer des terres aux officiers de l'Armée Indigène pour calmer leurs ardeurs et acheter leur loyauté. Cette distribution s'est faite sur une base clientéliste et parfois même ethnique. D'où le phénomène des grands dons, des disparités sociales et des luttes intestines en Haïti.
Dans ce système, le pouvoir ne repose sur aucune institution mais sur des hommes forts constitués en réseaux. Certes, le chef de l'Etat est l'autorité suprême ou viennent s'attacher le plus grand nombre de réseaux. Aucun citoyen ne peut jouir d'un privilège ou d'un service quelconque s'il ne connaît quelqu'un qui lui-même connaît quelqu'un attaché à une branche proche du chef de l'Etat. Bien entendu, chaque élément de cette chaîne se constitue son propre réseau. Il est un chef local, il a son propre fief où il fait la pluie et le beau temps, s'adonnant à toutes sortes d'exactions dans l'impunité totale. Parfois, l'un de ces chefs, se sentant assez fort et animé d'ambitions plus grandioses, rassemble sa bande et part à la conquête du pouvoir suprême par la violence. S'il réussit dans son entreprise, d'autres réseaux vont se constituer rapidement autour de lui, reproduisant exactement les mêmes comportements.
Dans ce système, le chef de l'Etat vit dans l'insécurité en permanence. Son seul souci, c'est de se maintenir au pouvoir. Souvent, il se croit plus malin et se sent capable d'éviter le sort de ses prédécesseurs en anéantissant ses rivaux par la force et contenir ses fidèles par la corruption. S'il y parvient, il restera longtemps au pouvoir. Cependant, son règne sera marqué par des complots à répétition et des purges. Quand il commence à s'affaiblir, les ambitions vont se déchaîner. S'il résiste, alors ce sera la guerre civile ; mais le plus souvent, il sera emporté assez rapidement par un coup d'Etat. Son sort était scellé à l'avance ; ce sera l'exil, la prison ou la mort.
D'après les spécialistes en relations internationales, ce type de régime ne se rencontre qu'en Afrique sub-saharienne et en Haïti. Ils l'appellent néo-patrimonial parce que les dirigeants se servent de l'Etat comme de leur patrimoine propre. Le plus souvent, c'est un régime qui adopte une forme démocratique et est autoritaire en pratique. Notez que tout régime autoritaire n'est pas forcément sanguinaire. La répression s'accentue quand il y a à la tête de l'Etat un leader qui soufre de ce qu'on appelle le Phénomène du Grand Homme ; ou bien quand il fait face à une forte résistance des clans rivaux.
Enfin, il se passe de toute institution, il établit plutôt des rapports patron-client pour asseoir son pouvoir. Dans ce cas, investir dans les services publics tel que éducation, santé, routes n'est pas nécessaire. La mobilité sociale se fait au compte-goutte. Les classes moyennes se réduisent en peau de chagrin. Le pays est plutôt divisé entre les nantis et les pauvres, et les inégalités sociales sont pour le moins choquantes. Une minorité jouit de tous les privilèges. Seuls les membres non inclus dans les différents réseaux plus ou moins hiérarchisés sont assujettis au fardeau des impôts et autres obligations envers l'Etat. Très souvent, le clan dominant appartient à une ethnie minoritaire en nombre. Investir dans l'éducation de la population ? A quoi bon ? Seule la force ou la corruption lui permet de maintenir sa domination sur la majorité. Avec ou sans ressources naturelles, l'économie est anémiée, l'Etat est faible, ou bien souvent il n'est présent dans la vie des citoyens qu'à travers les forces de répression.
Donc, d'un point de vue économique, ce système est un cauchemar ; pour obtenir des contrats, il faut être proche du régime. Le citoyen n'a aucune redevance ou attachement envers la patrie mais uniquement envers l'homme fort ou son parrain qui le protège. Il est soumis à ce qu'on appelle le dilemme de sécurité. S'il ne s'aligne pas, il met sa vie et celle de sa famille en danger, et s'il est perçu comme un membre du clan, il est aussi à la merci de déchoucage, de revanche en cas de chute du régime. D'où la nécessité de défendre jusqu'au bout le pouvoir auquel il est identifié. Par ailleurs, le dilemme de sécurité s'accompagne d'un dilemme économique. En effet, vu la faiblesse des investissements privés et le taux élevé du chômage, seul une certaine accointance avec l'équipe au pouvoir peut faciliter un emploi dans l'appareil d'Etat, de « souse yon zo », comme on dit en créole. Ainsi, l'Administration publique est remplie de fonctionnaires mais est très peu efficace dans la fourniture de services. Voilà en gros le tableau qu'il faudra changer. Plus qu'un système politique, c'est une culture qui se reproduit de génération en génération.
En réalité, la Communauté Internationale n'a pas renoncé à l'idée de démocratie en Haïti. Elle estime tout simplement que nous n'avons pas les institutions qu'il faut, les piliers indispensables pour supporter une démocratie libérale. Donc, elle nous propose de préférence un service minimum, un pas à la fois. Pour le moment, l'objectif est simple : réussir une deuxième élection présidentielle consécutive. La passation de pouvoir entre le président Préval et un autre président élu sera saluée dans le monde entier comme une victoire de la démocratie, un succès pour la communauté internationale et Haïti. D'ailleurs, la Refondation, seuls les Haïtiens pourront la réaliser par un changement de culture ou de mentalité; elle ne peut pas venir de l'extérieur.
Michel Brunache
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=83492&PubDate=2010-09-17

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