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vendredi 13 août 2010

« L'inquiétante étrangeté » des tableaux de Benjamin

Haïti: Mario Benjamin a abordé souvent dans sa peinture « le thème des têtes ». Depuis quelques années, son cheminement artistique l'a conduit à mettre en avant, à travers ses oeuvres, une réalité imaginaire terrifiante en rupture avec le réel empirique. En effet, avec ses têtes présentées sans titre et exposées en 2006, Chez Gérard et en 2008, à la Galerie Monnin l'artiste nous présente un univers délirant et angoissant où Eros et Thanatos, les deux puissances immortelles, se côtoient. Son univers n'est pas sans rappeler celui de Bacon dans son expression de l'angoisse.
Benjamin nous invite à expérimenter une esthétique nouvelle. Aux antipodes de l'esthétique du beau, son travail se rapproche de l'esthétique de la terreur. Il y apparait un niveau de violence expressive jusqu' ici inexistante dans la peinture haïtienne. Avec ses portraits, l'artiste représente en effet des hommes aux traits déformés et grimaçants et dont les yeux exorbités et les convulsions virulentes laissent penser qu'ils vivent une tragédie atroce. Ils sont sans identité spécifique et ont l'air d'avoir été écorchés vifs, tel Marsyas. Leurs visages semblent se métamorphoser et se décomposer sous l'effet d'un mal interne qui les ronge. Ce sont des personnages qui vivent une lente descente aux enfers.
Toutefois, les têtes de Benjamin ne sont pas des portraits dans le sens conventionnel du terme. Comme Bacon, Benjamin s'en prend à ce qui particularise et singularise l'être humain : le visage. Aucun désir d'individuation des visages peints ne se manifeste. Au contraire, les oeuvres donnent à voir une volonté de destruction implacable de l'identité des figures peintes par une tempête de traits et de rayures noirs associés aux jeux de lumière et d'ombre. Que le peintre détruise une partie de l'anatomie, le visage, est probablement une façon de parler de la « désintégration » des personnes sous l'effet de la misère, de la violence et de la solitude. L'artiste semble vouloir nous rappeler ou nous dire que dans le monde moderne et spécialement en Haïti, les êtres humains sont totalement défigurés. Par cet acte de destruction il nous parle aussi d'un nouvel état de la peinture. En effet, la disparition du visage, partie du corps que les personnes depuis la préhistoire se sont occupées de représenter à travers les arts plastiques (la Dame de Brassempouy), situe la peinture figurative et le portrait au-delà de la représentation, loin de la mimesis. Les couleurs criardes noir et vert, noir et rose fluorescent, le contraste violent d'ombre et de lumière ajoutent une force radicale aux images et accentuent leur effet saisissant.
Ces oeuvres intenses et tragiques, qui transforment nos affects et qui créent en nous un sentiment « d'inquiétante étrangeté », selon le mot de Freud, ont été présentées au public haïtien en 2006 et en 2008, années où la mort se vendait à vil prix à Port- au- Prince. Rien d'étonnant que dans ce climat de terreur il émerge une esthétique où domine le caractère tragique de l'existence et que la brutalité du monde se manifeste dans le fait artistique. C'est grâce à l'art que les choses acquièrent une identité définie et une réalité pensait Riegl.
Le thème de la mort mis en rapport avec la vie est courant en peinture. Dans l'art occidental, dès l'Antiquité, on rencontre diverses représentations de la mort dont la symbolique la plus courante est le squelette et le crâne. L'art macabre n'a presque pas cours en Haïti. N'étaient les sculpteurs de la grand rue, que Benjamin admire, ce serait le grand vide. A quoi tient donc le fait que l'art macabre n'ait pas trouvé de place dans notre imaginaire malgré le rapport intime que nous entretenons depuis toujours avec la mort ? D'abord à la vision du beau qui a cours chez nous. Nos artistes se sont, jusqu' à une date récente, délectés des beautés de convention- d' où le refus de ce qui ne procure pas un plaisir reposant- puis à la peur de la subversion.
Indubitablement, le souci de rester dans les rangs a empêché la mise en valeur des formes d'expression réalistes dans notre pays. L'ambiance onirique de la peinture haïtienne, dont parle souvent Michel- Philippe Leurebours, trouve là peut-être une possible explication.
Mario Benjamin nous donne une version innovante de l'art pictural. N'était la violence de la pulsion de vie qui se manifeste à travers ses têtes, on pourrait conclure qu'il s'agit d'art macabre, même si il n'emprunte pas à la symbolique courante : tête de mort et squelette. Ses tableaux ne sont pas des momento mori. Ils ne sont pas édifiants. Ils sont la figuration du temps présent, de ce que nous sommes devenus. Par un jeu dialectique l'artiste saisit dans les vivants la grimace de la mort et nous force à prendre conscience du drame de l'existence humaine. Aucun artiste haïtien, à ma connaissance, n'est allé aussi loin que Mario Benjamin dans la représentation du sens tragique de l'être. Son interprétation est si véridique et si pénétrante que l'on peut se demander si l'artiste, à travers ses têtes, ne nous invite pas également à rencontrer ses propres démons. S'il ne s'agit pas en fait d'autoportraits. Quoiqu' il en soit, comme Goya avec ses peintures noires, Benjamin a produit avec ses têtes une série percutante, angoissante, violente et bouleversante. Il place la peinture loin des images bien- pensantes propices à l'animation culturelle et il récuse l'instrumentalisation de l'art au profit du mensonge social. Il ne fait pas de doute que la femme du ministre, le personnage de Dany Laferrière dans L'énigme du retour, qui avait si peur des tableaux de Saint-Brice, n'accepterait d'accrocher nulle part dans sa maison ceux de Mario Benjamin.
L'artiste met en lumière avec ses tableaux l'antinomie vie et mort qu'il tente de résoudre picturalement en nous confrontant à un style visuel qui relève du baroque. Et devant sa peinture nul ne peut rester indifférent. Parce que sans conteste il a une grande maîtrise du medium, mais aussi parce que le discours qu'il nous tient effraie notre entendement. « L'inquiétante étrangeté » que nous ressentons devant ses oeuvres provient du fait que sa peinture met en lumière la violence qui nous ronge, comme ces figures, secret qui devait rester dans l'ombre. Elle tient aussi au fait que l'inconscient actuel fait peu de place pour la représentation de notre propre mortalité, comme le souligne Freud. Paradoxalement, rien donc de plus réaliste que la peinture de Benjamin, il ne s'agit pas toutefois d'un réalisme lié à la perception physique de l'homme, mais plutôt à celle de sa vérité psychologique et de ses vibrations les plus archaïques.
Formellement les têtes relèvent du baroque. Le style est pictural. Le cadre ne détermine pas l'image. Les figures sont souvent décentrées. La clarté est exclue. Le fond noir sur lequel l'artiste applique les couleurs, zéro solitaire et insignifiant, selon le mot de Baudelaire, empêche tout dispositif narratif. Le choix de peindre sur fond noir, en faisant ressortir les couleurs rose et vert qui tranchent par rapport à la dominante obscure du tableau, débouche aussi sur une indifférence de décor. Les têtes acquièrent une expression intense qu'accentue la sauvagerie effrénée de la touche. L'effacement de la main de l'artiste que revendiquent le Pop art et l'Op art n'a pas cours chez Benjamin. Le geste du peintre s'affirme avec autorité en vue de rendre compte de la tension et du drame de ses figures. L'affirmation du geste accentue l'impact des « têtes » et en accroit la résonance.
Avec ses têtes présentées de façon répétitive, comme un leitmotiv, c'est une vision d'ensemble, non linéaire, que Benjamin réclame. Voilà pourquoi lors de son exposition à la Galerie Monnin il avait choisi de présenter ses tableaux sous la forme d'une installation, une espèce de mosaïque, au lieu de les montrer un par un au spectateur ou à la spectatrice. L'expographie choisie nous révèle que ce ne sont pas des tableaux que peint l'artiste mais un univers. Le rouge qu'il a fait mettre au mur pour l'exposition de ses toiles à la Galerie Monnin, forme une opposition chromatique avec le vert des tableaux, (mariage de couleurs qui procurait une douleur si délicieuse aux yeux de Baudelaire), et rehausse la violence des propos de l'artiste.
Pour comprendre les têtes de Benjamin, il semble qu'il faille les mettre en relation avec leur contexte de production, avec les formes fondamentales de la culture haïtienne. Il est nécessaire aussi de les relier à l'inconscient collectif, dont parlait Jung, qui est cet ensemble de représentations collectives communes à toutes les races, toutes les cultures et toutes les époques, d'où leur caractère universel.
Les têtes de Benjamin nous regardent. Figures de l'homme souffrant et révolté, elles semblent nous rappeler à chaque pas cet impératif indépassable objet du combat d'Artaud : il ne faut pas vivre mort.
Pascale Romain
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=82115&PubDate=2010-08-12

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