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mardi 2 octobre 2007

L'immigrant biodégradable ...Par Dany Laferrière

C'était, il y a très longtemps, à Petit-Goâve, j'avais peut-être 7 ans, quand j'ai vu pour la première fois quelqu'un qui vivait hors de son pays natal. Elle ne séjournait pas dans un hôtel, ni ne se promenait dans la rue avec un interprète. Elle était pieds nus, en train de travailler à côté de son mari, un ébéniste de la rue Desvignes.

Cette rue qui monte jusqu'à la rivière du même nom. Elle avait choisi d'être là. Elle avait des cheveux longs et blonds descendant jusqu'à la taille, comme la déesse Simbie qui hante l'imaginaire des enfants d'Haïti. On nous racontait que, pour voir Simbie, il fallait suivre l'arc-en-ciel jusqu'à l'endroit où il touche la terre. Là on verrait Simbie dans la rivière en train de se coiffer avec un peigne d'or. Si on parvenait à lui voler son peigne, on aurait alors la richesse, la gloire et la sagesse. Les adultes qui racontent ces histoires font semblant d'y croire, mais les enfants y croient vraiment.

J'avais devant moi Simbie sans son peigne. J'étais encore dans le conte mais, voyant mon désarroi, cette femme m'amena dans un coin de l'atelier pour m'expliquer ce qu'elle faisait si loin de chez elle. Elle était là, me disait-elle, à cause de l'amour. Et elle me montra le fruit: un enfant aux cheveux d'or qui courait un peu partout à travers les planches, sans souci de se blesser. Elle était là parce qu'elle aimait cet ébéniste que je voyais toujours en train de scier des planches, de vernir des meubles qu'on retrouvait après dans les maisons de la ville. Elle me tenait par la taille, et je la regardais avec de grands yeux éblouis par le souffle de l'aventure. Je ne disais rien, mais je me demandais comment elle faisait pour ne plus voir les gens qu'elle aimait. Elle savait lire dans mes pensées et répondait tout de suite qu'elle retournait parfois voir sa famille et ses amis. Le soir, ma grand-mère évoquait souvent le pays lointain. Elle venait sûrement de là. Mais elle s'empressait de m'expliquer que je ne devais pas la plaindre, car elle était heureuse ici avec son mari et son fils.

Votre culture, c'était formulé d'une autre manière, ne vous manque pas alors?
Ma culture, c'est aussi celle que j'ai choisie, disait-elle simplement. La nourriture, la danse, la musique, la langue, les moeurs, tout était différent pourtant. Elle a eu l'intelligence de ne pas chercher à m'expliquer si tôt cette énigme épinglée d'angoisses et de douleurs enfouies qui n'empêche nullement l'ensoleillement de l'amour. Je n'avais jamais pensé que j'allais me retrouver, un jour, dans sa situation.
Ce n'est pas pour me vanter, mais je crois que c'est la plus grande aventure humaine: vivre quotidiennement dans un univers différent de celui où l'on est né. Mourir ailleurs qu'au pays natal. Certains n'ont même pas la force d'imaginer un tel destin. C'est pourtant celui de millions de gens, de ceux qui forment aujourd'hui la main-d'oeuvre taillable et corvéable à merci des grandes villes. Les domestiques qui tricotent dans le sous-sol de la vie. Les nouveaux porteurs d'eau de cette planète.

Un paysan
Dernièrement, dans la rue Jean-Talon, pas loin de Côte-des-Neiges, un homme s'est penché à ma portière. Il paraissait exténué, transportait avec lui deux lourds sacs. Il me demanda de le déposer n'importe où, un peu plus loin. Il ne parlait que créole, et son univers ne croisait pas d'autres univers. Il n'est pas seul dans cette situation. Nous faisons tous pareil quand nous sommes en difficulté, nous nous adressons à celui qui nous ressemble le plus. Si nous sommes pauvres, au lieu de demander de l'aide à un mieux-nanti, nous cherchons plutôt un aussi pauvre que nous. Si nous sommes du Saguenay, n'importe où dans le monde, nous tentons d'abord de voir s'il n'y a pas un Saguenéen dans les environs. Mon passager aurait préféré un paysan, mais à défaut il a choisi celui qui parle sa langue. C'est donc pas rien, la langue. Trop épuisé aussi pour s'expliquer longuement. Car parler la langue de l'autre, c'est d'abord comprendre ses silences et ses signes de détresse. J'ouvre la portière. Il s'assoit lourdement à côté de moi. Cet homme était au bout de ses forces. Il travaille dans les champs. J'ignorais qu'il y avait des champs dans les environs. Où? Il a ce geste vaste et imprécis, celui du paysan qui voit l'espace différemment d'un citadin. Où allez-vous exactement? Par là. Par là est un point mobile entre Parc-Extension et Gaspé.
C'est vrai qu'on parle créole tous les deux, mais ce n'est pas suffisant pour établir une relation de confiance si vite. Déjà, par mon accent, il a compris que j'étais un lettré. Il a tout de suite vu aussi les journaux qui traînaient dans la voiture. Il y a mille choses qui disent notre condition sociale. La langue n'est pas la seule référence. Je vais descendre près du métro, dit-il. Vous allez au métro? On ne questionne pas les gens. Ce n'est pas parce qu'il est dans ma voiture qu'il doit me raconter sa vie. En tout temps, sa vie reste son bien. Celui qui questionne est toujours une autorité - bienveillante ou malveillante. C'est la ville qui a remplacé le silence de la forêt par un constant babillage. Le paysan haïtien ressemble au cultivateur québécois qui autrefois privilégiait le silence.

Pourquoi ai-je dit le paysan haïtien alors que cet homme se trouve au Québec? D'abord parce que ce débat sur l'identité ne regarde que la classe moyenne. Les gens de la terre ne devraient pas se poser ce genre de questions, sauf quand ils se lancent parfois dans ces délires incompréhensibles. Ils sont peut-être en contact avec des dieux farceurs qui les poussent à danser, sans crier gare, une gigue diabolique. Les riches font du fric pendant que la classe moyenne s'empêtre dans les mailles de l'identité. Le débat sur l'identité ne fait que changer le mal de place. Deux types sociaux s'amusent, aujourd'hui, à nos dépens: l'Anglais et l'Église catholique. On oublie, pour un moment, l'Anglais; on se réfère, pour un moment, à l'Église. Mon cher immigrant, c'est à ton tour...
L'intégration

La nouvelle liturgie au Québec s'appelle l'intégration. On la retrouve à toutes les sauces. Pour certains, c'est la faute de l'immigrant qui n'a fait aucun effort pour s'intégrer dans la société. Pour d'autres, c'était notre devoir de chercher à l'intégrer d'abord par le travail. Une troisième catégorie se demande sérieusement si on n'a pas hérité du fond du panier, c'est-à-dire de ces immigrants qui ont dans le sang le gène de la paresse.
À mon avis, tant qu'il restera un immigrant, il ne sera jamais biodégradable. Si on essayait de l'appeler simplement: un Québécois. Des gens croient qu'il faut avoir souffert du vent, de la glace pour être un Québécois. Qu'il faut sentir son sang bouillir chaque fois qu'on voit un Anglais. Ou qu'il faut perdre la tête quand un Français se moque de notre accent. Moi, je crois que c'est aussi québécois d'être ouvert à l'autre. D'ailleurs, l'idée que seuls les gens qui partagent les mêmes peurs, les mêmes rêves, les mêmes élans font partie de la même histoire n'est pas toujours exacte. Et elle est contredite par l'amour et l'imaginaire. Le désir est le vrai fil rouge de l'Histoire. Il pousse au mouvement, et permet la surprise. Il facilite aussi la rencontre d'individus de culture et de tempéraments opposés, sans annuler ce qui constitue l'essence de chacun.
Une Québécoise peut épouser un Anglais sans pour autant légitimer un passé d'humiliation.

Pensons à ce mouvement planétaire: en ce moment même quelqu'un traverse les mers pour aller vivre avec une personne qu'il a croisée dans un salon il y a quelques mois. N'est-ce pas plus magique que tous les contes de fées? Ne devrait-on pas faciliter cette rencontre au nom de nos rêveries d'enfance? En ce moment même, une femme ou un homme, au mépris de tous les dangers identitaires, surmonte des obstacles incroyables pour adopter un enfant à l'autre bout de sa culture. Que faire d'une identité qui ne s'étonne pas devant le miracle de l'amour?Mettons les choses au clair. Pour moi, le Québec n'est pas un vaste terrain sans histoire, ni passé, ni culture, ni littérature, ni sensibilité particulière, où le premier venu peut se promener en conquérant. Loin de là. On n'a qu'à lire, comme j'ai commencé à le faire dernièrement, ce livre d'histoire littéraire (Histoire de la littérature québécoise par Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, Boréal, 689 pages, 2007) pour découvrir la forte cohérence de ce peuple, toujours partagé entre le mouvement et l'immobilité, la parole et le silence, la révolte et la soumission, la modestie et les rêves continentaux. Cette littérature dont, à mes yeux, le personnage le plus moderne, le plus actuel, reste le Survenant. Pas le Survenant lui-même, mais ces gens qui l'ont espéré en lui gardant toujours une place à leur table.
Dany Laferrière

La Presse
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=49165

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