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vendredi 28 décembre 2012

Un manque à gagner pour les universités haïtiennes

Le Nouvelliste
Publié le : 2012-12-26
Valéry DAUDIER vdaudier@lenouvelliste.com
Alors que certains d'entre eux sont souvent victimes, entre autres, de discrimination, de violations de leurs droits, les étudiants haïtiens en République dominicaine représentent un apport financier important pour les universités dominicaines et le reste de l'économie de ce pays se partageant l'île avec Haïti. Un manque à gagner, par contre, pour les universités haïtiennes incapables d'absorber le nombre de jeunes qui veulent entreprendre des études supérieures.
Nous sommes à « Reparto Imperial », beau quartier résidentiel de la deuxième ville dominicaine: Santiago. A l'angle d'une rue qui conduit à l’une des entrées du vaste campus principal de l'Université catholique pontificale « Madre et Maestra » (PUCMM), souvent appelée « Pucamayma », des ouvriers haïtiens s’activent à finaliser la construction d’un immeuble. L’immobilier est une activité très rentable dans ce pays, surtout dans un tel quartier habité par des gens plus ou moins aisés et des étudiants étrangers, dont des Haïtiens issus de la classe moyenne. Ces derniers sont pour la plupart originaires du Grand Nord d’Haïti, à environ deux heures de route de Santiago, mais à plus de cinq heures de Port-au-Prince où sont concentrées les différentes entités de l’Université d’Etat d’Haïti qui ne peut accueillir qu’environ 20 000 étudiants.
Après avoir passé quelques mois d’études dans un centre universitaire privé à Port-au-Prince, Stanley Brutus, natif de Port-de-Paix (Nord-Ouest d’Haïti), s’est rendu en Argentine pour poursuivre ses études. Il ne s’y est pas adapté et a donc décidé de s’installer à Santiago pour étudier le génie industriel à Pucamayma. « Je n’ai pas aimé le mode de vie à Port-au-Prince. J’avais peur que des bâtiments ne s'effondrent sur moi », confie le jeune étudiant sur le campus de « Pucamayma » qui accueille pas moins de 800 étudiants haïtiens (inscrits et réguliers). L’UTESA (Université technologique de Santiago), moins prestigieuse que Pucamayma, fondée en 1962 par l'Eglise catholique dominicaine, en compte plus de 3 000.
Fils de pasteur et d’une infirmière, Stanley vit dans un appartement qu’il paie 13 000 pesos dominicains (environ 330 dollars américains) par mois, et chaque crédit pour ses études coûte 50 dollars américains après avoir payé les 13 000 pesos pour les frais d’inscription par session. Le jeune étudiant reçoit 600 dollars américains par voie de transfert de ses parents pour assurer ses études sur l’autre partie de l’île. « C’est vrai que je paierais beaucoup moins en Haïti, mais les conditions d’accueil dans les universités privées à Port-au-Prince ne sont pas réunies. Je suis satisfait ici. Et apprendre une langue étrangère, c’est déjà beaucoup », soutient-il.
Un sentiment de satisfaction partagé par Jean Victor, étudiant en médecine, et Roudy Jose, étudiant en génie civil à la même université. « En Haïti, les prix ne sont pas en conformité avec les services offerts. Nous préférons payer plus pour être confortables. Jusqu’à maintenant, nous sommes satisfaits des services offerts. »
« On peut terminer ses études supérieures en Haïti et ne pas trouver après un endroit où réaliser un stage. Il y a plus d’ouverture ici », ajoutent-ils.
« L’Etat haïtien ne nous défend pas »
Dix minutes après la conversation avec les gars, deux jeunes filles, dont l’une porte des tresses à l’africaine, arrivent d’un coin du vaste campus boisé de Pucamayma. Elles sont Haïtiennes et sont également originaires de Port-de-Paix. Elles vivent à Santiago depuis 2007. Etudiante en 4e année de médecine, Stéphanie Alexandre a participé au concours d’admission à l’Université d’Etat d’Haïti et à un centre universitaire privé à Port-au-Prince, mais elle n’a pas réussi. « J’ai été obligée de m’inscrire ici, parce que mon rêve était de devenir médecin », confie la jeune fille, souriante, l’air timide.
Son amie Anne Ducasse, également en 4e année de médecine, est plus bavarde. Catégorique. « L’Etat haïtien ne nous défend pas ici. Il ne nous encadre pas. C’est une injustice faite aux étudiants haïtiens d'exiger qu'ils payent 800 pesos pour renouveler leur visa tous les trois mois », critique-t-elle, soulignant que d’autres étudiants étrangers ne se retrouvent pas dans cette situation, du fait qu’ils viennent étudier en République dominicaine munis de leur visa d’étudiants.
Toutefois, à l’instar d’autres étudiants haïtiens rencontrés, Anne et Stéphanie qui paient 7 000 pesos par mois pour leur logement - qu’elles partagent ensemble dans un quartier plus modeste -, sont également satisfaites de leurs études. « Nous ne regrettons pas l’argent dépensé. C’est vrai que nous serions plus à l’aise dans notre pays, mais, malheureusement, les structures d’accueil font défaut », font remarquer les natives de Port-de-Paix.
Sandra ne digère pas non plus cette question de renouvellement de visa tous les trois mois. Originaire de Jacmel (Sud-Est), cette étudiante en psychologie habite dans un appartement à trois minutes de marche du campus. Elle devait aller en France pour ses études supérieures, mais le tremblement de terre dévastateur du 12 janvier 2010 a compliqué le processus. Elle paie 15 500 pesos (environ 400 dollars américains) par mois pour son appartement et ses études coûtent en moyenne 1 700 dollars américains par session. « Je reçois en moyenne 600 dollars par mois de mes parents qui vivent en Haïti », confie Sandra, dont la mère est enseignante et le père un cadre de l’Electricité d’Haïti (ED’H).
A Santo Domingo, les étudiants haïtiens sont nombreux. Ils sont en grande majorité accueillis à l’Université autonome de Santo Domingo (UASD), fondée en 1538, considérée comme la plus ancienne université d’Amérique. Impossible de sortir des statistiques claires et fiables sur le nombre d’étudiants haïtiens fréquentant ce vaste campus qui répond aux critères modernes d’une université. Car il faut distinguer les étudiants régulièrement inscrits pour l’année universitaire en cours, ceux qui ratent plusieurs sessions et vivent entre les deux pays, ceux qui ont le statut d’étudiants avec visa mais qui ne fréquentent plus aucune université.
A l’instar de ceux qui habitent dans la province de Santiago, leurs parents sont commerçants ou travaillent pour la plupart dans l’administration publique et/ou privée en Haïti. La mère de Luckenson Chéry, orphelin de père depuis 2006, est commerçante. Ses produits sont partis en fumée lors de l’incendie du marché de Tabarre, en février dernier. « Après le sinistre, j’ai dû faire face à de sérieuses difficultés économiques, mais tout se passe bien finalement. Je suis béni, je vis ici avec la grâce de Dieu », déclare Luckenson, qui étudie la médecine à la UASD.
Il paie 30 000 pesos par semestre dans ce centre universitaire public. Les étudiants dominicains paient 20 pesos par crédit, tandis que les étrangers doivent débourser 30 dollars américains pour un crédit. « En Haïti, l’université reste un luxe, à moins que l’on décide de fréquenter des centres universitaires non qualifiés », indique le jeune étudiant, originaire de Carrefour, à Port-au-Prince. Il a travaillé comme interprète pour un organisme international, après le séisme dévastateur du 12 janvier 2010.
Morose Jean, 47 ans, fait partie également de ces parents qui transfèrent de l’argent en République dominicaine pour leurs enfants. Cet entrepreneur envoie en moyenne 600 dollars américains (environ 25 000 gourdes) à son fils aîné, 21 ans, qui étudie le génie civil depuis deux ans en terre voisine.
« Après le tremblement de terre, je n’avais pas d’autre choix que de l’envoyer à l’étranger. Etant donné que je ne pouvais pas lui offrir les moyens d’aller étudier aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe, j’avais décidé qu’il aille en République dominicaine pour étudier le génie civil qui est sa passion dès l'adolescence », explique Morose Jean, qui dirige avec son épouse un magasin à Port-au-Prince.

Manque à gagner pour les universités haïtiennes
Selon le professeur Nesmy Manigat qui enseigne en République dominicaine, entre 6 000 et 10 000 Haïtiens étudient dans l’autre partie de l’île. Alors que 10 000 représentent presque la moitié de la capacité d'accueil de l'Université d’Etat d’Haïti.
En termes de flux financier, en faisant l’hypothèse conservatrice d'un budget annuel moyen de 4 000 dollars américains (scolarité, frais de séjour, hébergement, restauration, transport, loisir), on déduit, souligne le professeur, le manque à gagner important pour les universités haïtiennes et le reste de l’économie nationale.
« On peut donc raisonnablement estimer ces montants investis en République dominicaine par les familles haïtiennes à plus 30 millions de dollars annuellement, sans compter la contribution des étudiants finissants dans des programmes spécialisés dont des stages médicaux », avance M. Manigat, qui partage sa vie entre les deux parties de l’île.
« Il convient toutefois de relativiser ce manque à gagner, car la formation d'un capital humain dans une culture et une langue étrangères peut être un plus pour la compétitivité d'un pays quand il est bien réinvesti. Evidemment, c'est loin d’être le cas pour Haïti », ajoute Nesmy Manigat, originaire de Ouanamithe, ville frontalière.
Selon un recensement réalisé par le ministère dominicain de l’Education supérieure, de la Science et de la Technologie au cours de la période 2010-2011, les Haïtiens représentent le plus grand nombre d’étudiants étrangers régulièrement inscrits, soit 5 053, ce qui fait un taux de 58,73%. Et le flux migratoire des étudiants haïtiens ne cesse de s’accroître !
Valéry DAUDIER vdaudier@lenouvelliste.com
Ce reportage a été réalisé avec le support financier de l'Union européenne par l'intermédiaire de la chaire UNESCO en communication, démocratie et gouvernance basée à PUCMM, en République dominicaine.
http://lenouvelliste.com/article4.php?newsid=111939

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