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lundi 16 avril 2012

Kery James, rappeur classique


Aux Bouffes du Nord, on ne triche pas. Hanté par Shakespeare, Mozart, l'Afrique... grâce au travail sorcier du metteur en scène Peter Brook, le beau théâtre décati ne vibre qu'avec les grands. En concert acoustique, Kery James relève le défi, fait pleurer les stucs et les murs rouge sang. L'homme qui depuis vingt ans écrit les plus belles pages du rap se produit quinze jours durant, accompagné de deux musiciens virtuoses - le pianiste Bachar Khalifé et le percussionniste Aymeric Westrich -avec quelques invités de marque (comme le bouillant Youssoupha).

Le rappeur fait vibrer les beaux murs décatis des Bouffes du Nord. - Arthur Delloye
On peut être fatigué du rap, de ses redites, de ses clichés. Ou bien n'en rien connaître. Kery James, alias Alix Mathurin, l'enfant des Abîmes (Guadeloupe) d'origine haïtienne, vous prend à la gorge et au coeur dès son entrée en scène. Parce que son écriture est d'une infinie justesse : des mots frappants, des rimes riches, une sincérité sans faille, un pouvoir d'évocation bien supérieur à la « norme » hip-hop. Son « Ghetto français » nous fait ressentir presque physiquement la misère et le désarroi des cités -un plongeon dans l'abîme...
La force de Kery James, c'est aussi son charisme. Peu d'effets - des gestes mesurés, quelques sourires radieux -, une voix puissante, un faux calme qui crée la tension, une humanité blessée qui fait fondre. Le rappeur se livre totalement sur scène, tel un grand comédien, sauf que son« flow » n'est pas du chiqué. C'est sa vie, sa carrière qu'il rejoue, sans artifice. Son histoire - l'arrivée en métropole, la pension, puis l'appartement minuscule qu'il habite avec ses proches à Orly, la passion du hip-hop, le succès dès l'âge de quatorze ans, la tentation « gangsta », la conversion à l'islam... -, il la résume en cinq minutes poignantes (« 28 décembre 1977 »).

Un homme qui doute

Ses textes peuvent être ardents, provocateurs, comme la cinglante « Lettre à la République », son dernier opus. On peut s'agacer de l'affichage de sa foi, de son engagement pro-palestinien sans nuance. Mais son propos est toujours respectueux de l'autre. Ce rebelle désespéré reste fondamentalement un homme qui doute. Et s'il fustige les injustices de la société française, il ne ménage pas les jeunes de banlieue empêtrés dans leur culture de l'échec.
Emu, bouleversé parfois, on a du mal à analyser les ressorts de ce spectacle rare... On sait simplement qu'on est face à un grand artiste, un homme de coeur et de raison, comme le suggère une de ses compositions. On pense à Hugo pour la flamme épique, à Dylan pour le côté « protest song ». Et le rap, ce « vieux style » musical (plus de trente ans déjà), nous apparaît soudain aussi intemporel et habité que la musique rebelle des origines : le blues. Le public mélangé « Paris-Banlieue » est aux anges. Kery, le rappeur classique, nous a offert une soirée « ouf ' » aux Bouffes.
PHILIPPE CHEVILLEY 
http://www.lesechos.fr/journal20120416/lec1_entracte/0202007534094-kery-james-rappeur-classique-312744.php

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