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samedi 3 octobre 2009

Retour sur la problématique de la citoyenneté

La chronique hebdomadaire de l'écrivain Lyonel Trouillot

Je reprends ici de manière succincte les hypothèses que j'ai développées dans mon essai : Haïti, (re)penser la citoyenneté. De 2001 à aujourd'hui il me semble, hélas, que rien n'a été fait pour aménager une sphère commune de citoyenneté.

L'assassinat de Dessalines en 1806 donne naissance à un Etat dont la visée n'est pas l'aménagement d'une sphère commune de citoyenneté, mais qui aboutit dans son fonctionnement et sa reproduction à un partage inégal des richesses nationales et favorise les mécanismes d'exploitation et d'exclusion. C'est ce que des théoriciens haïtiens et étrangers ont analysé et nommé par différentes formules révélatrices de la normalisation de l'anomalie : « state against nation » (Michel Rolph Trouillot), « pays en dehors » (Gérard Barthélemy), « Etat marron » (Leslie Péan), etc. Il arrive que ces mécanismes d'exploitation et d'exclusion entretenus par l'Etat produisent une société interdisant à l'individu de se considérer comme membre d'une communauté nationale, mais le forcent ou le poussent à s'identifier à un groupe à l'intérieur de l'ensemble : mulâtre, noir, paysan, originaire de telle région... Ces identités parcellaires sont mouvantes, un individu peut sortir d'un groupe et se retrouver dans un autre, mais ces déplacements individuels n'enlèvent rien à la permanence de la structure. On a vu comment certains de ceux que le responsable d'une campagne présidentielle appelait en 1957 « ces ruraux qui nous assaillent » (l'appellation visait les partisans de François Duvalier), ont repris trente ans plus tard le même discours qui leur était adressé autrefois pour désigner les partisans d'Aristide. La bataille est donc pour sortir individuellement du groupe défavorisé auquel on appartenait pour rejoindre un groupe duquel on était exclu, et de faire jouer soi-même les mêmes mécanismes d'exclusion dont on était hier la victime.

La non existence d'une sphère commune de citoyenneté a une conséquence majeure sur l'expression politique : de manière quasi cyclique, un discours légitime dans sa dénonciation des mécanismes d'exclusion et d'exploitation attire ceux qui se considèrent comme exclus par l'Etat et les oligarchies (c'est ce qu'on a vu avec Duvalier et avec Aristide) mais se traduit dans la pratique des gouvernements par le populisme doublé de la promotion individuelle des tenants du pouvoir, avec le spectre de la dérive totalitaire, puissante et réglée chez Duvalier, larvée et désordonnée chez Aristide.

On ne peut être citoyen d'un Etat, d'une nation qui ne vous donne rien tout en vous donnant l'impression de donner (et donnant de fait) tout à l'autre. Les services de base (éducation, santé, état-civil, libertés citoyennes…) ne sont pas pris en charge par l'Etat. La culture populaire, au sens large du terme (mythologie, patrimoine linguistique, habitudes sociales, pratiques symboliques, organisation familiale…) est dévalorisée.

Non seulement l'Etat refuse au gros de la population tous les attributs de la citoyenneté, il ne fait rien pour exiger des classes favorisées une contribution à l'établissement de la sphère commune de citoyenneté. Ces classes se tournent vers l'ailleurs et se reproduisent en s'identifiant à cet ailleurs et ne participent en rien au développement d'un sentiment d'appartenance. La bourgeoisie française tient à l'école française, la bourgeoisie américaine crée soldes et autres événements autour des fêtes nationales officielles ou populaires. Le développement des arts et de la recherche est supporté par les bourgeoisies nationales. La bourgeoisie haïtienne fait tout pour se « déshaïtianiser ». Son inscription dans l'économie est fondée sur l'exploitation, en complicité avec l'Etat (chaque Exécutif a ses « bourgeois »), ce qui ne favorise même pas une véritable concurrence capitaliste et donne lieu à des monopoles de fait assimilables à des rentes.

Aujourd'hui, tout débat qui ne prend pas en compte que la société haïtienne est fondée sur l'inacceptable, soit l'interdiction d'une sphère commune de citoyenneté vu la perpétuation des mécanismes d'exclusion, et le sentiment de rejet que cela produit des pauvres vers les riches, des riches vers les pauvres, risque de finir en queue de poisson. Haïti présente le paradoxe d'avoir poussé le plus loin que possible les principes de la modernité par la révolution de 1804 et d'avoir ensuite freiné le processus par elle-même enclenché. La révolution haïtienne est plus radicale et plus moderne que celle 1789 en France, mais la société haïtienne est, à certains égards, en deçà de la France de 88. Ou l'Etat prendra sur lui d'établir cette sphère commune de citoyenneté, ce qui impliquera des déficits et une adaptation aux besoins de la nation de la part des classes favorisées. Lors, le processus sera réfléchi et moins douloureux. Ou les exclus frapperont à la porte de l'Etat et des classes favorisées avec des discours revendicatifs. Toute réticence entraînera la radicalisation de ces discours et des demandes de satisfaction immédiate.

Aujourd'hui, sans au moins une réforme à la Lula, ce pays risque d'aller vers l'anomie. Car, aucune force répressive ne parviendra à mater les discours revendicatifs. La seule question est la méthode à adopter pour faire enfin de ce pays un pays habité par des citoyens qui le reconnaîtront leur parce qu'il garantira leurs droits et pourra satisfaire leurs besoins.

http://www.radiokiskeya.com/spip.php?article6221

Commentaire:

Comme d'habitude un très beau texte qui met de front les doigts dans la plaie. Une plaie béante vieille de plus de deux siècles. Un texte peu innovant  dans la mesure où il nous ramène dans l'univers du déjà dit. Le diagnostic à été fait des milliers de fois. Il manque un consensus sur le COMMENT ! Comment faire pour rentrer dans une attitude de vraie rupture ? C'est quoi la bonne solution aujourd'hui à ce problème qui nous pend au nez ?



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