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samedi 22 septembre 2007

Tiga, fondateur du mouvement Saint-Soleil, revisité par Mérès Wèche

Le critique d'art Mérès Wèche vient de publier une monographie sur Tiga, l'illustre fondateur du mouvement « Saint-Soleil », dont l'oeuvre picturale personnelle ne cesse de susciter de vibrants commentaires. Pour l'édification de nos lecteurs, nous publions cet entretien accordé au journal par l'auteur de ladite monographie
Le Nouvelliste : M. Wèche, à lire les propos liminaires de votre intéressant travail critique sur Tiga, on a l'impression de vous retrouver au coeur d'un vif débat. Est-ce bien le cas ?
Mérès Wèche : C'est précisément au cours d'une discussion animée faisant de Tiga un « hermétique » que l'idée m'est venue d'écrire ce livre aussi vite que possible, non pour épater la galerie, mais pour tenter de faire la lumière sur des questions vivement controversées.
L.N : Donc, l'oeuvre de Tiga suscite des commentaires diamétralement opposés ?
M.W : C'est exact. On les retrouve non seulement sur le plan technique, mais aussi idéologique.

L.N : Comment concevez-vous donc l'approche technique de Tiga ?
M.W : Pour Tiga, l'essentiel dans la création artistique, c'est la maîtrise de la matière, non seulement comme élément basique, mais aussi et surtout comme objet de domination technique. On constate chez lui l'aboutissement d'une quête de l'authentique à travers tous ses moyens d'expression : écriture, peinture, musique, ferronnerie, exercice de langage, etc.
La palette de Tiga n'est pas un kaléidoscope. En ce sens, elle ne recèle aucune tendance décorative. Dans l'ensemble, son oeuvre picturale célèbre la sobriété de la couleur et la force des combinaisons neutres ...

L.N : Vous parlez aussi d'idéologie ?
M.W : Il n'y a pas de doute là-dessus. Les tonalités qu'il priorise s'adaptent avec les philosophies qu'il professe : l'humanisme dont il tire ses valeurs abstraites, le déterminisme qui le fait remonter aux conceptions naturalistes de l'antiquité selon lesquelles il existe des rapports de cause à effet entre les phénomènes physiques, les actes humains, etc.
Pour Tiga, les éléments de la création s'harmonisent, se soutiennent, se complètent et s'interpénètrent. Les symbioses « homme-poisson », « homme-oiseau », « poisson-soleil », illustrent sa démarche qui consiste à prouver que l'être est Un, continu et éternel. A l'exemple d'Anaximandre, il fait de l'indéterminé le principe de sa création.

L.N : Comment comprenez-vous la thématique du soleil chez Tiga ?
M.W : Concernant cette thématique, le terme le plus abondamment répandu est « Saint-Soleil », son aspect didactique. D'autres terminologies, telles que « poisson-soleil » et « l'oeil du soleil » constituent respectivement ses aspects thérapeutique et esthétique ; toute une trilogie solaire en mouvance dans l'oeuvre de Tiga.

L.N : S'agissant de « Saint-Soleil » comme expérience-pilote à Soissons-la-Montagne, est-ce que l'esthétique comme théorie de la beauté peut être à la base de l'expression artistique en milieu paysan ?
M.W : En art, vous savez, quelque idéal qu'il puisse être, le « beau » n'est pas tributaire de la subjectivité du goût, mais plutôt de l'exaltation de l'acte de création. A « Saint-Soleil », il existait une esthétique qui n'était pas une invention bourgeoise, philosophique, mais l'expression inconsciente d'un réseau de rapports nouveaux entre l'art et la vie, entre le naturel et l'artistique. L'art savant, au contact des référents populaires, devient partageable, il renouvelle ses ressources et rafraîchit ses nécessaires bagages symboliques. L'art populaire est à même de satisfaire les normes les plus importantes de la tradition esthétique.

L.N : Sur le plan de la création pure, où se situait Tiga lui-même par rapport à ses disciples paysans ?
M.W : Comme chef de file d'une activité de production artistique en milieu paysan, Tiga ne se considérait pas comme un peintre des degrés par rapport à ses disciples. Il n'était pas en soi une « représentation » distincte, distante, mais une forme d'expression plus élaborée appelée à toujours se redéfinir par rapport au naturel. Comme l'écrit Jean-Luc Nancy, « l'art qui reste là, qui se conçoit comme une représentation est en effet un art fini, un art mort ». Au contact des paysans de Soissons, Tiga renouvelait constamment ses acquis factuels.

L.N : En quoi consiste cette philosophie tigasienne dite du « primodernisme » ?
M.W : C'est par sa quête inconditionnelle de l'authentique que Tiga aboutit à cette symbiose du « primitif » et du « moderne » qu'est le primodernisme ; une démarche esthétique qui identifie la puissance de l'art au coeur du sensible, qui consacre l'innéité du pouvoir créateur, qui affirme l'autonomie des beautés inédites et qui détruit les rapports de subordination entre l'art et la société de profit. Par beauté inédite, j'entends cette générosité naturelle qui caractérise l'art primitif et qui « donne à voir » dans le vagissement originel de la conscience toute l'essence de l'être. En tant que quête inconditionnelle de l'authentique, le primodernisme est à la fois beauté naturelle et artistique.

En se disant primodernité, Tiga initie un mode de représentation qui l'engage dans une subtile définition de l'espace quasiment inaccessible, mais qui lui assure, à la manière de Paul Eluard, « une résistance formelle aux apparences mortelles ». Lui-même eut à dire : « J'ai trouvé mon art à l'école de mon peuple ».
L.N : Pour un peintre d'origine bourgeoise, comment avait-il pu rompre avec les pratiques sociales de son milieu pour aboutir à Soissons ?
M.W : Choisir de s'installer à Soissons et d'y faire école, c'était un choix délibéré pour Tiga de se positionner face au traditionnel marché de l'art haïtien, c'est-à-dire en réaction contre une certaine esthétique consacrée (officielle), sorte de régime de production et de reconnaissance de l'art. Vous admettrez avec moi qu'avant Saint-Soleil, on était loin de concevoir en Haïti une activité picturale non « bourgeoise » ou non récupérée par un certain establishment marchand, qui soumettait à sa loi les pratiques artistiques, en les absolutisant et en leur confiant des pouvoirs de pensée, des modes d'inscription dans la pratique sociale.

L.N : Dès lors, Tiga fait figure d'un révolutionnaire ?
M.W : Tout à fait. Permettez-moi, en passant, de vous dire que Tiga était considéré par certains comme un bourgeois en rupture de classe (considération coloriste), et par d'autres, comme un apprenti-sorcier, par rapport à ses accointances vaudouesques. L'entreprise de Tiga, quoique frappée de suspicion, est certainement perçue comme une révolution esthético-sociale, pour être partie d'un milieu stéréotypé. C'est une prise de conscience solitaire et courageuse.

L.N : Comment expliquez-vous l'émerveillement d'André Malraux face à l'expérience « Saint-Soleil » ?
M.W : Vous changez carrément de registre, et je m'attendais à cette question. Bien avant la publication de son « Intemporel », Malraux montrait dans « le Miroir des limbes » qu'il cherchait le moyen de lutter contre la corruption du temps et l'instinct de mort de l'homme. A l'instar des surréalistes, il se dressait contre toutes les formes d'ordre et de conventions logiques, morales, sociales et leur opposait les valeurs de l'instinct et de l'expression naturelle. Malraux, pour qui l'art est un anti-destin, un accès à l'éternité dans la succession des formes, trouvait à Soissons le reflet de son imaginaire : réécritures et métamorphoses diverses.
L'on comprend bien pourquoi il consacra dans son « Intemporel » un long chapitre au mouvement de Soissons. Ne s'est-il pas exclamé : « Saint-Soleil, l'expérience la plus saisissante et la seule contrôlable de peinture magique en notre siècle »!

L.N : Comment les mythes et légendes se construisent dans l'oeuvre de Tiga ?
M.W : Tiga aborde avec succès les allégories mythologiques et montre une profonde compréhension de la nature humaine. Comme je l'ai déjà dit, il s'obstine à remonter le temps jusques aux conceptions naturalistes de l'antiquité. Sa théorie du « Soleil brûlé », c'est non seulement l'acceptation de l'irrationnel comme valeur assignée dans l'univers, mais aussi un renoncement à certaines conceptions conventionnelles de l'art, une théorie qui montre que le monde de l'inorganique et celui de la vie conspirent pour créer d'étranges et symboliques configurations dans le vaste domaine de l'espace et du temps. Un art qui bouscule certaines structures habituelles pour tenter des coïncidences, parfois proches de l'anomalie, mais combien manifestes et indéniables.
En ce qui concerne précisément les mythes et légendes, ils recèlent sous l'apparence d'histoires imaginaires, toute la richesse et la vérité relatives aux origines de la pensée d'avant la raison. Les principaux mythes, en particulier ceux qui concernent les événements majeurs de la vie, existent en nous, sans que nous n'en ayons conscience. Autrement dit, c'est dans l'inconscient collectif que Tiga va chercher l'essentiel de sa création.
L.N : Et d'où vient que la pensée dominante chez Tiga soit le Soleil ?
M.W : C'est en fonction, bien sûr, de la valeur qu'il donne au mythe. Le Soleil, vous savez, est au coeur de la mythologie de la plupart des peuples de la terre. Grecs, Egyptiens, Gaulois, Germains, Scythes, Mayas, Incas, Aztèques, tous accordaient une importance particulière au soleil. Déifié, ils lui attribuaient la paternité de l'esprit et croyaient que sans lui l'humanité n'aurait été qu'un insondable chaos. « En maîtrisant le feu, dira Tiga, l'homme a pris à l'univers une part de son pouvoir ».

L.N : Vu votre connaissance de Tiga, aviez-vous eu des rapports privilégiés avec lui ?
M.W : Sans avoir été son ami intime et même son proche collaborateur, il y avait entre nous certaines affinités artistiques et intellectuelles, au point de m'avoir invité à présenter trois de mes pièces sur support-papier à son exposition « Noir et Blanc » au début des années 90 à Pétion-Ville. Deux ans auparavant, il m'avait accordé une interview à la Télévision Nationale d'Haïti, réalisée par Raphaël Stines, dans le cadre de l'émission « Coup de pinceau ». Aujourd'hui, à côté du film d'Arnold Antonin sur Tiga, cette production qui date d'une vingtaine d'années garde encore sa fraîcheur et fixe dans le temps le profil de ce grand artiste enlevé trop tôt à notre affection.

L.N : Qu'en pense sa famille de votre récente publication ?
M.W : J'en sais rien. J'avais tout de même pris la précaution de communiquer mon projet à sa fille Paskal qui m'apprenait à Miami, au cours du mois de janvier, que mon nom figure sur une liste laissée par son père, comme personne-ressource à voir dans l'éventualité d'un événement autour de sa personne. C'est, cependant, à mon corps défendant que je m'étais faufilé à Kay Tiga dans la salle de dévoilement de son urne funéraire. N'était ma détermination à y être, je n'y serais pas. Je demeure toutefois redevable à Collette Pérodin d'avoir accueilli à bras ouverts ce projet de publication et à Rudolf Dérose de Photo Vision d'avoir bien voulu l'imprimer en partenariat avec Collection Antilles que je dirige depuis 1980.

L.N : Comptez-vous publier d'autres monographies de ce genre ?
M.W : Toujours en collaboration avec Photo Vision, Collection Antilles s'ouvre sur la production artistique haïtienne, et nous espérons pouvoir nous concentrer sur l'oeuvre d'un autre peintre de l'envergure de Tiga.

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